Alliance renouvelée – Mélanchthon – Son mariage – Catherine – Vie domestique – Bienfaisance – Débonnaireté – Christ et l’antiquité – Travail – Amour des lettres – Sa mère – Révolte d’étudiants
Tandis que les habitants de la ville éternelle s’agitaient ainsi, des scènes plus tranquilles se passaient à Wittemberg. Mélanchthon y répandait une douce, mais éclatante lumière. Quinze cents ou deux mille auditeurs, accourus d’Allemagne, d’Angleterre, des Pays-Bas, de France, d’Italie, de Hongrie et de Grèce, étaient souvent réunis autour de lui. Il avait vingt-quatre ans, et n’était pas ecclésiastique. Chacun à Wittemberg aimait à recevoir dans sa maison ce jeune professeur, si savant et si aimable. Des universités étrangères, Ingolstadt en particulier, désiraient l’attirer dans leur sein. Ses amis de Wittemberg voulaient, en le mariant, le retenir auprès d’eux. Tout en souhaitant une compagne à son cher Philippe, Luther déclarait hautement ne vouloir pas être son conseiller en cette affaire. D’autres s’en chargèrent. Le jeune docteur fréquentait surtout la maison du bourgmestre Krapp, qui appartenait à une ancienne famille. Krapp avait une fille nommée Catherine, d’un caractère doux et d’une grande sensibilité. On invita Mélanchthon à la demander en mariage ; mais le jeune savant était enfoncé dans ses livres, et ne voulait entendre parler de rien d’autre. Ses auteurs grecs, son Testament étaient ses délices. Aux arguments de ses amis il opposait d’autres arguments. Enfin, on lui arracha son consentement. On fit pour lui toutes les démarches, et on lui donna Catherine pour femme. Il l’accueillit très froidementu, et dit en poussant un soupir : « Dieu l’a donc voulu ainsi ! Il faut que je renonce à mes études et à mes joies, pour suivre la volonté de mes amisv. » Il appréciait cependant les qualités de Catherine. « La jeune fille, dit-il, a un caractère et une éducation tels que je pouvais le demander à Dieu, δεξιᾷ ὸ Θεός τεκμαίροιτοw. Certainement elle eût été digne d’un meilleur mari. » Ce fut au mois d’août que la chose se décida ; le 25 septembre les fiançailles eurent lieu, et à la fin de novembre le mariage fut célébré. Le vieux Jean Luther et sa femme vinrent à cette occasion à Wittemberg avec leurs fillesx. Beaucoup de savants et de notables assistèrent à la fête.
u – « Uxor enim datur mihi non dico quam frigenti. (Corp. Réf., I, p. 211.)
v – « Ego meis studiis, mea me voluptate fraudo. » (Ibid., I, p. 265.)
w – « Que Dieu, par sa droite, amène la chose à une bonne fin ! » (Corp. Réf., I, p. 212.)
x – « Parentes mei cum sororibus nuptias honorarunt Philippi. » (Luth. Ep. I, p. 528.)
La jeune épouse montrait autant d’affection que le jeune professeur témoignait de froideur. Toujours pleine de sollicitude pour son mari, Catherine s’alarmait dès qu’elle voyait l’apparence d’un danger menacer cet être chéri. Quand Mélanchthon se proposait de faire quelque démarche de nature à le compromettre, elle l’accablait de prières pour l’y faire renoncer. « Je dus, écrivait Mélanchthon, dans une semblable occasion, céder à sa faiblesse… c’est là notre lot. » Que d’infidélités dans l’Église ont eu une semblable origine ! Peut-être est-ce à l’influence de Catherine qu’il faut attribuer la timidité et les craintes que souvent on a reprochées à son mari. Catherine fut aussi tendre mère que tendre épouse. Elle donnait avec abondance aux pauvres. « O Dieu ! ne m’abandonne pas dans ma vieillesse, quand mes cheveux commenceront à blanchir ! » Tel était le soupir ordinaire de cette âme pieuse et craintive. Mélanchthon fut bientôt gagné par l’affection de sa femme. Quand il eut goûté les joies domestiques, il en comprit les douceurs ; il était fait pour les sentir. Nulle part il ne se trouvait plus heureux qu’auprès de sa Catherine et de ses enfants. Un voyageur français ayant trouvé un jour le maître de l’Allemagne berçant d’une main son enfant et tenant de l’autre un livre, recula de surprise. Mais Mélanchthon, sans se déranger, lui exposa avec tant de chaleur le prix des enfants devant Dieu, que l’étranger sortit de la maison plus savant, dit-il, qu’il n’y était entré.
Le mariage de Mélanchthon donna un foyer domestique à la Réformation. Il y eut dès lors dans Wittemberg une famille dont la maison était ouverte à tous ceux que la vie nouvelle animait. Le concours d’étrangers y était immensey. On venait à Mélanchthon pour mille affaires diverses ; et l’ordre établi défendait de rien refuser à personnez. Le jeune professeur était surtout habile à s’effacer quand il s’agissait de faire le bien. S’il n’avait plus d’argent, il portait en cachette sa vaisselle à quelque marchand, se souciant peu de s’en priver, pourvu qu’il eût de quoi soulager ceux qui souffraient. « Aussi, lui eût-il été impossible de pourvoir à ses besoins et à ceux des siens, dit son ami Camerarius, si une bénédiction divine et cachée ne lui en eût fourni de temps en temps les moyens. » Sa débonnaireté était extrême. Il avait des médailles antiques d’or et d’argent, remarquables par leurs inscriptions et leurs figures. Il les montra un jour à un étranger qui lui faisait visite. Prenez, lui dit Mélanchthon, celle que vous désirez. — Je les désire toutes, répondit l’étranger – J’avoue, dit Philippe, que cette demande indiscrète m’offensa d’abord : néanmoins je les lui donnaia. »
y – « Videres in ædibus illis perpetueo accedentes et introeuntes et discedentes atque exeuntes aliquos. » (Camerar., Vita Melancht., p. 40.)
z – « Ea domus disciplina erat, ut nihil cuiquam negaretur. » (Ibid.)
a – « Sed dedisse nihilominus illos. » (Camerar., Vita Melancht., p. 43.)
Il y avait dans les écrits de Mélanchthon un parfum d’antiquité, qui n’empêchait pas pourtant que la bonne odeur de Christ ne s’exhalât de toutes parts, et qui leur donnait un charme inexprimable. Il n’y a pas une de ses lettres à ses amis où ne se trouve rappelée, de la manière la plus naturelle, la sagesse d’Homère, de Platon, de Cicéron et de Pline, Christ demeurant toujours son Maître et son Dieu. Spalatin lui avait demandé l’explication de cette parole de Jésus-Christ : Hors de moi vous ne pouvez rien faire (Jean 15.3). Mélanchthon le renvoie à Luther. Cur agam gestum spectante Roscio ? pour parler avec Cicéronb, » dit-il. Puis il poursuit : « Ce passage signifie qu’il faut que nous soyons absorbés par Christ, en sorte que nous n’agissions plus, mais que Christ vive en nous. Comme la nature divine a été incorporée à l’homme en Christ, ainsi faut-il que l’homme soit incorporé à Jésus-Christ par la foi. »
b – « Pourquoi déclamerais-je en présence de Roscius ? » (Corp. Réf. Ep., 13 avril 1520.)
L’illustre savant se couchait habituellement peu de temps après son souper. A deux ou trois heures du matin il était à l’ouvragec. C’est dans ces heures matinales que ses meilleurs écrits furent composés. Ses manuscrits se trouvaient d’ordinaire sur sa table, exposés à la vue de tous ceux qui allaient et venaient, en sorte qu’on lui en vola plusieurs. Quand il avait invité quelques amis, il priait l’un ou l’autre de lire avant le repas quelque petite composition en prose ou en vers. Dans ses voyages il se faisait toujours accompagner par quelques jeunes gens. Il s’entretenait avec eux d’une manière à la fois instructive et amusante. Si la conversation languissait, chacun d’eux devait réciter à son tour des sentences tirées des anciens poètes. Il employait souvent l’ironie, en la tempérant toutefois par une grande douceur. « Il pique et il coupe, disait-il de lui-même, et ne fait cependant aucun mal. »
c – « Surgebat mox aut non longo intervallo post mediam noctem. » (Camerar., p. 56.)
La science était sa passion. Le but de sa vie était de répandre les lettres et les lumières. N’oublions pas que les lettres pour lui, c’était avant tout les saintes Écritures, et ensuite seulement la science des païens. « Je ne m’applique, disait-il, qu’à une chose, la défense des lettres. Il faut par notre exemple enflammer la jeunesse d’admiration pour les lettres, et faire qu’elle les aime pour elles-mêmes, et non pour le profit qu’on en peut tirer. La ruine des lettres entraîne la désolation de tout ce qui est bon, religion, mœurs, choses de Dieu, choses de l’hommed… Plus un homme est bon, plus est grande l’ardeur qu’il met à sauver les lettres ; car il sait que de toutes les pestes, l’ignorance est la plus pernicieuse. »
d – « Religionem, mores, humana divinaque omnia labefactat litterarum inscitia. » (Corp. Réf., I, p. 207, 22 juillet 1520.)
Quelque temps après son mariage, Mélanchthon se rendit dans le Palatinat, à Bretten, pour visiter sa tendre mère, dans la compagnie de Camerarius et d’autres amis. Lorsqu’il aperçut sa ville natale, il descendit de cheval, se jeta à genoux et rendit grâces à Dieu de ce qu’il lui permettait de la revoir. Marguerite en embrassant son fils s’évanouit presque de joie. Elle voulait qu’il restât à Bretten, et le pria avec instance de demeurer dans la foi de ses pères. Mélanchthon s’excusa à cet égard, mais avec beaucoup de ménagement, dans la crainte de blesser la conscience de sa mère. Il eut bien de la peine à se séparer d’elle ; et chaque fois qu’un voyageur lui apportait des nouvelles de sa ville natale, il se réjouissait comme s’il fût revenu, disait-il, aux joies de son enfance. Tel était dans son intérieur l’un des plus grands organes de la révolution religieuse du seizième siècle.
Une émeute vint cependant troubler les scènes domestiques et l’activité studieuse de Wittemberg. Les étudiants en vinrent aux prises avec les bourgeois. Le recteur montra beaucoup de faiblesse. On peut penser quelle fut la tristesse de Mélanchthon en voyant ces disciples des lettres tomber dans de tels excès. Luther s’indigna. Il était loin de vouloir gagner les esprits par une fausse condescendance. L’opprobre que ces désordres jetaient sur l’université lui perçait l’âmee. Il monta en chaire, et prêcha avec force contre ces séditions, invitant les deux partis à se soumettre aux magistratsf. Son discours excita une grande irritation. « Satan, dit-il, ne pouvant nous attaquer au dehors, veut nous nuire au dedans. Je ne le crains pas ; mais je crains que la colère de Dieu ne nous frappe, parce que nous n’avons pas assez bien reçu sa Parole. Durant ces trois dernières années j’ai été exposé trois fois à de grands dangers : en 1518 à Augsbourg, en 1519 à Leipzig, et maintenant en 1520 à Wittemberg. Ce n’est ni par la sagesse, ni par les armes, que l’œuvre du renouvellement de l’Église s’accomplira, mais par d’humbles prières, et par une foi courageuse, qui mette Jésus-Christ avec nousg. O mon ami, joins tes oraisons aux miennes, de peur que le mauvais esprit ne se serve de cette petite étincelle pour allumer un vaste incendie. »
e – « Urit me ista confusio academiæ nostræ. » (L. Ep. I, p. 467.)
f – « Commendans potestatem magistratuum. » (Ibid.)
g – « … Nec prudentia, nec armis, sed humili oratione et forti fide, quibus obtineamus Christum pro nobis. » (Ibid., p. 469.)