La communauté des Frères continuait à soulever de nombreuses oppositions, tant de la part des gouvernements que du côté des théologiens. Nous ne mentionnerons pas les divers édits qui furent dirigés contre elle cette année-là, et parmi les attaques théologiques nous n’en citerons que deux, auxquelles le nom et le caractère de leurs auteurs donnent une importance particulière. Toutes les deux venaient de Wurtemberg et d’hommes pour lesquels Zinzendorf professait autant d’affection que d’estime, Bengel et Weissmann. Le savant Bengel, qui précédemment avait accueilli Zinzendorf avec tant de sympathie et qui, du reste, rendait justice à sa piété, considérait « l’affaire des Herrnhoutes comme un phénomène inquiétant. » Il exprima pour la première fois ses appréhensions dans un opuscule intitulé : Remarques sur la prétendue communauté des Frères ; il en courut de nombreuses copies, et l’influence que donnait à ces Remarques le crédit de leur auteur fut telle, que Zinzendorf jugea bon de les livrer lui-même à l’impression, en les accompagnant de notes qui pussent servir de correctif. Bengel contestait aux Herrnhoutes le droit de se donner pour les successeurs et les héritiers de l’ancienne église des Frères ; il leur reprochait de fonder leur théologie sur le sentiment plutôt que sur la connaissance, et relevait quelques-unes des méprises dogmatiques dans lesquelles les avait entraînés cette tendance. Enfin, il soutenait que le temps n’était point encore venu de rassembler les enfants de Dieu, comme le prétendait Zinzendorf. Au reste, ce dernier argument ne reposait que sur les vues particulières de Bengel, alors très préoccupé de son explication de l’Apocalypse.
Les accusations du professeur Weissmann étaient plus graves : dans son Histoire ecclésiastique, ouvrage estimable d’ailleurs, au dire de Spangenberg, mais fourmillant d’erreurs dans tout ce qui se rapporte à l’église des Frères, il imputait à Zinzendorf et à ses adhérents l’intention réfléchie de renverser la constitution de l’église luthérienne.
Le comte, nous l’avons dit, répugnait à la polémique et avait pendant longtemps dédaigné de se justifier des incriminations de ses adversaires. Il sentit pourtant que ce silence obstiné pourrait nuire à la cause des Frères, et se décida à écrire enfin une apologie générale de leurs faits et de leur doctrine. Dans cette apologie, publiée cette année-là (1745), sous le titre d’État actuel du règne de la Croix de Jésus, etc., il ne perd jamais de vue ses critiques, mais ne les nomme jamais, non plus que les titres de leurs écrits. Il expose en une série de thèses la doctrine et la constitution de la communauté des Frères, le but qu’elle se propose et les moyens qu’elle emploie. Un assez grand nombre de lettres, mémoires, etc., s’y trouvent joints comme pièces justificatives. Ce livre, écrit avec non moins de sagesse que de verve, servit puissamment la cause des Frères.
L’année suivante, Zinzendorf entreprit, dans une intention semblable, un ouvrage destiné à éclairer le public et la postérité sur ses sentiments personnels et sur les mobiles qui l’avaient fait agir. Ce livre, le plus intéressant et le plus original qui soit sorti de sa plume, se compose de douze petits écrits qui parurent successivement de 1746 à 1749, et qu’il réunit plus tard en un seul volume. Il a pour titre : Louis de Zinzendorf sur lui-même, ou Réflexions naturelles sur toutes sortes de sujets, et pour épigraphe ces mots de saint Paul en grec : Je ne suis point hors de sens, mais je dis des paroles de vérité et de sens rassis. (Actes 26.25.)
Voici comment Zinzendorf expose, dans la première livraison, les motifs qui l’ont engagé à l’écrire :
« Plusieurs motifs m’engagent à m’entretenir moi-même avec les hommes de bon sens de moi et de mes idées. J’ai une charge, et, à cause d’elle, j’attache plus de prix à l’honneur de mon nom que je ne le ferais sans cela. Dans cette charge, j’ai des collègues, et je les respecte trop pour pouvoir permettre qu’on les frappe sur ma joue, sans que j’use du droit de légitime défense.
Ce n’est pourtant pas là le principal motif qui me porte à entreprendre cet écrit, car j’ai remarqué que mes collègues ont été jusqu’ici insensibles à ces mauvais traitements, et cela m’a toujours passablement consolé. Mais j’ai encore des collègues d’un autre genre, pour lesquels j’ai toujours eu des égards. Je n’ai pas l’avantage d’être un de ces hommes qui se laissent gouverner, satisfaire ou même amuser par le sentiment ; j’appartiens à la catégorie des hommes qui pensent ; je suis même de ces gens qui pensent d’une manière très abstraite et très prompte, et chez qui les pensées s’enchaînent de trop près pour laisser place entre elles à des images. Je ne rejette point le sentiment…, j’en ai moi-même ce qui est indispensable, mais je ne puis pas me compter au nombre de ceux qui peuvent le considérer comme un talent spécial. Aussi, quand je me demande quels sont les gens avec qui je m’en tire le mieux, je vois que ce sont les philosophes pratiques. Je n’entends pas par là ceux qui contemplent du fond de leur cabinet le mécanisme secret de l’univers ; car là-dessus la modestie d’une créature croyante m’a toujours abondamment suffi. Non, je donne ce nom à ceux qui, dans la vie journalière, visent à penser, à parler et à agir sans préjugé, d’une manière conforme à la nature de chaque chose, et avec l’intention d’être, sinon utiles, du moins aussi peu à charge que possible au reste de la Création.
Mes adversaires ont sans doute leurs raisons, lorsqu’ils veulent me faire la réputation d’être un athée en théorie, et en pratique un fanatique. C’est là le plus court chemin pour alarmer sur son prochain toute la terre habitée et pour prêter aux propos et aux actes les plus innocents toutes sortes de tendances dangereuses… Mais j’ai aussi mes raisons pour ne vouloir pas passer auprès des philosophes pour un fanatique et auprès des théologiens pour un athée. Bien des théologiens seraient affermis par là dans leur athéisme, et certains philosophes s’achopperaient de nouveau au seul scandale qui les arrête peut-être encore sur le chemin de la religion, s’ils croyaient voir en moi une preuve que la Foi peut nous tromper, alors même que nos intentions sont droites et que nous n’exagérons rien. »
Les premières livraisons des Réflexions naturelles sont de simples causeries, dans lesquelles Zinzendorf raconte, au courant de la plume, ses souvenirs, ses sentiments, ses opinions ; c’est, avec moins de coquetterie, l’inimitable laisser-aller de Montaigne. Zinzendorf se sent aussi à l’aise dans sa foi que l’auteur des Essais l’est dans son doute.
Il est à regretter que l’auteur ait, dans la suite de cet ouvrage, quitté ce ton familier, pour prendre celui de la dissertation. Les Réflexions naturelles auraient pu prendre place au nombre de ces livres de bonne foi, si précieux et si rares, qui font connaître au lecteur quelque chose de plus intéressant encore qu’un théologien ou qu’un héros, un homme.