Qu’est-ce qui nous tirera de l’abîme où nous a précipités le péché d’Adam ? Une seule chose, la grâce de Jésus-Christ.
La théologie traite à part de la grâce actuelle et de la grâce habituelle. Bien qu’il ait parlé de celle-ci, c’est surtout de la première que saint Augustin s’est occupé contre les pélagiens.
Il distingue d’abord avec soin des grâces extérieures et des grâces intérieures, des grâces de simple illumination qui nous instruisent de ce que nous devons faire, et des grâces de motion qui touchent et inclinent la volonté à l’action : « Legant ergo et intellegant, intueantur atque fateantur non lege atque doctrina insonante forinsecus, sed interna et occulta, mirabili ac ineffabili potestate operari Deum in cordibus hominum, non solum veras revelationes, sed bonas etiam voluntates. »
Il distingue, en second lieu, la grâce prévenante, la grâce adjuvante ou coopérante, et la grâce subséquente. Le De gratia et libero arbitrio, 33, est ici très précis. Notre auteur y marque la progression de la volonté ou de l’inclination à vouloir irréfléchie, du vouloir libre et réfléchi, et enfin de l’action elle-même : « Quis istam etsi parvam dare coeperat caritatem, nisi ille qui praeparat voluntatem, et cooperando perficit quod operando incipit. Quoniam ipse ut velimus operatur incipiens, qui volentibus cooperatur perficiens… Ut ergo velimus sine nobis operatur ; cum autem volumus, et sic volumus ut faciamus nobiscum cooperatur : tamen sine illo vel operante ut velimus, vel cooperante cum volumus ad bona pietatis opera nihil valemus. »
Mais une distinction en un sens plus importante est celle que fait saint Augustin entre la grâce adiutorium sine quo non et la grâce adiutorium quo, autrement dit entre la grâce suffisante — mais qui peut devenir efficace — et la grâce efficace. Cette distinction est apportée à l’occasion d’un parallèle entre l’état d’Adam innocent et le nôtre. Adam même innocent ne pouvait persévérer dans le bien sans la grâce. Cette grâce, plus joyeuse et plus heureuse, mais moins puissante que celle qui nous est donnée, parce qu’elle n’avait pas à vaincre la concupiscence, le rendait capable de pratiquer la vertu et d’y persévérer, mais elle ne produisait pas en lui le vouloir et le faire, dépendants de son libre arbitre, lequel pouvait à son gré correspondre à la grâce ou la laisser inutile. Dans les prédestinés au contraire, en qui la liberté du bien est éteinte au sens indiqué plus haut, la grâce ne produit pas seulement le pouvoir faire, elle n’est pas un simple adiutorium sine quo non : elle produit le vouloir et le faire, elle est un adiutorium quo volumus et facimus : « Itemque ipsa adiutoria distinguenda sunt. Aliud est adiutorium sine quo aliquid non fit, et aliud est adiutorium quo aliquid fit… Primo itaque homini… datam est adiutorium perseverantiae non quo fieret ut perseveraret, sed sine quo per liberum arbitrium perseverare non posset. Nunc vero sanctis in regnum Dei per gratiam Dei praedestinatis non tale adiutorium perseverantiae datur, sed tale ut eis perseverantia ipsa donetur. »
On vient de voir que, même dans l’état d’innocence, Adam avait besoin, pour persévérer, du secours de la grâce. A plus forte raison, cette grâce nous est elle, à nous, absolument nécessaire. Nécessaire comme grâce médicinale, car sans elle, saint Augustin l’a dit plus haut, l’homme ne peut que pécher : « Nam neque liberum arbitrium quidquam nisi ad peccandum valet, si lateat veritatis via : et cum id quod agendum et quo nitendum est coeperit non latere, nisi etiam delectet et ametur, non agitur, non suscipitur, non bene vivitur. Ut autem diligatur charitas Dei diffunditur in cordibus nostris. » — Nécessaire pour que nous puissions croire les vérités de l’ordre surnaturel : « Quod ergo pertinet ad religionem et pietatem (de qua loquebatur Apostolus) si non sumus idonei cogitare aliquid quasi ex nobismetipsis, sed sufficientia nostra ex Deo est, profecto non sumus idonei credere aliquid quasi ex nobismetipsis, quod sine cogitatione non possumus, sed sufficientia nostra qua credere incipiamus ex Deo est. » — Nécessaire évidemment encore pour nous rendre capables de faire des actes surnaturels, et nécessaire comme grâce de lumière extérieure et comme grâce intérieure. C’est tout saint Augustin qu’il faudrait citer : « Quapropter ut in Deum credamus et pie vivamus non volentis neque currentis sed miserentis est Dei ; non quia velle non debemus et currere, sed quia ipse in nobis et velle operatur et currere. » — Nécessaire comme grâce prévenante et comme grâce adjuvante : « Quia neque velle possumus nisi vocemur : et cum post vocationem voluerimus, non sufficit voluntas nostra et cursus noster nisi Deus et vires currentibus praebeat, et perducat quo vocet. » — Nécessaire pour le commencement des bonnes œuvres : « Cum ergo divinitus adiuvatur homo, non tantum ad capessendam perfectionem, quod ipse posuisti, utique volens intellegi eum per se incipere sine gratia quod perficit gratia : sed potius quod Apostolus loquitur, ut qui in nobis opus bonum coepit, perficiat usque in finem » ; — et nécessaire aussi pour le commencement de la foi, on l’a vu il y a un instant. — Nécessaire aux justes pour persévérer : « cum… sine Dei gratia, salutem non possit (natura humana) custodire quam accepit ». — Nécessaire enfin pour tous et chacun de nos actes bons : « Ad singulos actus (gratia) datur illius voluntate de quo scriptum est : Pluviam voluntariam segregabis, Deus, haereditati tuae, quia et liberum arbitrium ad diligendum Deum primi peccati granditate perdidimus. »
Saint Augustin exige donc toujours une grâce, redisons-le encore, même pour l’accomplissement des devoirs de la morale naturelle, puisque le libre arbitre laissé à lui seul ne peut que pécher. Mais ici une question se pose. Cette grâce ainsi requise pour que nos actes soient bons moralement, est-elle une grâce de charité ou du moins une grâce de foi, ou bien est-elle une grâce d’ordre inférieur qui ne suppose et qui ne met dans celui qui la reçoit ni la charité ni la foi, et qui l’incline seulement à l’acte de vertu qu’il doit réaliser ? Autrement dit — et pour donner au problème la forme qu’on lui a donnée plus tard, — que pense saint Augustin de la valeur morale des actes faits en dehors de la charité, dans l’état du péché, ou faits par des infidèles, en dehors de la foi ? Pense-t-il que certains de ces actes au moins peuvent être bons, ou les regarde-t-il, en bloc, comme nécessairement mauvais ?
Le premier point de cette question ne nous occupera que fort peu. On trouve en effet dans notre auteur un certain nombre de textes, où il semble supposer que seules sont bonnes les œuvres faites par un motif de charité ou du moins dans l’état de charité. On peut citer par exemple le passage du De spiritu et littera, 26 : « Non enim fructus est bonus qui de charitatis radice non surgit », et encore le De civitate Dei, 26.16, le Contra Iulianum, 4.33 ; 5.9. Mais outre qu’il s’agit souvent, dans ces passages et autres semblables, d’actes non seulement bons, mais surnaturellement méritoires, il faut observer que le mot de charité n’a pas toujours, dans saint Augustin, le sens précis de charité parfaite. Souvent il désigne généralement toute aspiration vers le bien, par opposition à l’amour des choses inférieures, à la concupiscence. La charité et la concupiscence sont les deux amours qui ont créé les deux cités. Aussi l’évêque d’Hippone dit-il à celui qui ne peut parvenir à aimer parfaitement la justice : « Nondum potes amare iustitiam ? Time vel poenam, ut pervenias ad amandam iustitiam. »
Saint Augustin n’a donc point cru que l’état de charité fût nécessaire pour la bonté morale ou même surnaturelle de nos actes. A-t-il pensé de même de la foi, et a-t-il jugé que les infidèles, tout en restant tels, pussent faire, au moins sous l’influence de la grâce, des actes de vertu naturelle, des actes qui ne fussent pas des péchés ?
On trouve sur ce point, dans ses œuvres, quelques passages très affirmatifs. Ainsi, Dieu toucha le cœur d’Assuérus et l’inclina à la clémence : Assuérus cependant était et resta infidèle. La tempérance de l’infidèle Polémon fut aussi l’œuvre de Dieu et de sa grâce. Au De spiritu et littera, 48, notre auteur suppose manifestement que les païens peuvent faire quelques bonnes actions, bien qu’en petit nombre (vix inveniuntur quae iustitiae debitam laudem defensionemque mereantur), et même, semble-t-il, sans le secours d’aucune grâce, parce que l’image de Dieu n’est pas en eux totalement oblitérée. Mais ailleurs, emporté par la polémique surtout contre Julien, saint Augustin dépasse souvent les bornes qu’il s’est fixées lui-même et, comme il n’admet aucun milieu entre le ciel et l’enfer, il n’admet aucun milieu entre l’acte mauvais, le péché, et l’acte chrétien, l’acte fait dans la foi : il flétrit comme des fautes toutes les actions des infidèles. Appuyé sur le texte de saint Paul, Romains 14.23 : Omne autem quod non est ex fide peccatum est, dont il interprète le mot fides de la foi proprement dite, il écrit : « Sine ipsa (fide) vero etiam quae videntur bona opera in peccata vertuntur ; omne enim quod non est ex fide peccatum est » ; et encore : « Quid enim est boni operis ante fidem, cum dicat apostolus : Omne quod non est ex fide peccatum est. » Ainsi, même les actes des vertus naturelles que semblent pratiquer les païens, la douceur, la justice, la piété filiale, la continence, la charité, la patience sont des fautes par suite de l’absence de foi. Ils surmontent par des péchés d’autres péchés : « aliis peccatis alia peccata vincuntur ». Non pas que ces actes soient toujours mauvais en soi et dans leur objet ; mais ils le deviennent par défaut d’intention droite, parce que leurs auteurs s’y arrêtent et s’y complaisent, parce que, manquant de la foi, ces auteurs ne les rapportent pas à la fin à laquelle ils devraient les rapporter : « Si fidem non habent Christi, profecto nec iusti sunt, nec Deo placent, cui sine fide placere impossibile est. Sed ad hoc eos in die iudicii cogitationes suae défendent, ut tolerabilius puniantur, quia naturaliter quae legis sunt utcumque fecerunt… hoc tamen peccantes quod homines sine fide non ad eum finem retulerunt ad quem referre debuerunt. Minus enim Fabricius quam Catilina punietur, non quia iste bonus, sed quia ille magis malus. » Et comme Julien prétend distinguer, entre les œuvres méritoires et les œuvres mauvaises, des œuvres « stérilement bonnes » qui ne constituent ni des péchés ni des actions que Dieu doive récompenser, saint Augustin repousse absolument cette distinction. Toute sa réponse serait à transcrire : « Iustus ergo Deus et bonus bonos est in mortem missurus aeternam ? … Ergo intellege quod ait Dominus : Si oculus tuus nequam est, totum corpus tuum tenebrosum erit ; si autem oculus tuus simplex est, totum corpus tuum lucidum erit : et hunc oculum agnosce intentionem qua facit quisque quod facit ; et per hoc disce eum, qui non facit opera bona intentione fidei bonae, hoc est eius quae per dilectionem operatur, totum quasi corpus, quod illis, velut membris, operibus constat, tenebrosum esse, hoc est plenum nigredine peccatorum. » Et encore : « Nullo modo igitur homines sunt steriliter boni, sed qui boni non sunt possunt esse alii minus, alii magis mali. » Dans ces textes, il est évident que saint Augustin exagère la nécessité de rapporter tous nos actes à Dieu comme à la fin surnaturelle connue par la foi.
Qui dit grâce dit quelque chose qui est un don et qui n’est pas dû au mérite. Aussi l’évêque d’Hippone répète-t-il sans cesse que les premières grâces nous sont accordées par pure miséricorde. Il n’avait pas toujours été dans ce sentiment, comme il l’avoue dans le De praedestinatione sanctorum, 7, et comme on le voit par le De diversis quaestionibus 83, question 68.4-5, où il suppose en certains pécheurs des mérites cachés qui leur valent la justification, et fait de la bonne volonté antécédente la condition de la pitié divine. Mais dès 396-397, sinon plus tôt, saint Augustin revenait de son erreur par une étude plus attentive de l’Épître aux Romains, Romains 9.10-29, dans le De diversis quaestionibus ad Simplicianum, 1.2. Là, il affirmait que, si la grâce était la récompense des œuvres, elle ne serait plus la grâce, qu’elle précède les bonnes œuvres et ne les suit pas, qu’on ne saurait mériter la grâce par les œuvres, puisqu’on ne peut faire ces œuvres que par la grâce (ibid., 2, 10, 12). C’est la doctrine qu’il enseignera jusqu’à la fin : « Sic enim volunt (pelagiani) intellegi quod dictum est Si volueritis et audieritis me tanquam in ipsa praecedente voluntate sit consequentis meritum gratiae, ac sic gratia iam non sit gratia quae non est gratuita, cum redditur debita. »
Quant aux secondes grâces, à la grâce de bien faire après avoir cru, notre auteur pense qu’on la peut mériter au moins d’une certaine façon : « Si quis autem dixerit quod gratiam bene operandi fides meretur, negare non possumus, imo vero gratissime confitemur » ; il remarque cependant que, même alors, on l’obtient plutôt par la prière. Mais pour la grâce de la persévérance finale, il en fait expressément un don gratuit qu’il compare aux grâces premières de la foi : « asserimus ergo donum Dei esse perseverantiam qua usque in finem perseveratur in Christo. » On peut seulement la demander et l’obtenir par la prière : « Hoc ergo donum suppliciter emereri potest… A quo enim nisi ab illo accipimus a quo iussum est ut petamus… Orat (Ecclesia) ut credentes persévèrent : Deus ergo donat perseverantiam usque in finem. »
Comment agit en nous cette grâce que Dieu nous confère gratuitement ? C’est, on ne l’ignore pas, un des points de la doctrine de saint Augustin qui ont suscité le plus de discussions. A en croire les jansénistes et les protestants, notre auteur aurait considéré la grâce comme une force irrésistible, créant en nous la volonté de faire le bien, et à l’action de laquelle nous ne saurions nous soustraire. Il n’aurait pas admis de grâce simplement suffisante, nous laissant libre de la suivre : toute grâce serait ou efficace ou insuffisante. L’homme, sollicité en sens inverse par deux délectations, celle de la concupiscence et celle de la grâce, irait nécessairement du côté de la plus forte, de la victorieuse. Il ne serait pour rien dans ses déterminations et son choix.
Qu’y a-t-il de vrai dans cette façon de présenter la doctrine de saint Augustin ? Est-il vrai qu’il ait fait de la volonté, sous l’action de la grâce, une faculté toute passive ; qu’il l’ait considérée comme incapable de résister à la grâce et de la repousser ou d’y coopérer librement ?
En bien des passages sans doute, l’évêque d’Hippone répète que Dieu opère en nous le vouloir et le faire, que sa grâce nous donne à la fois de connaître la loi et de l’observer : « Simul donans Deus et quid agant scire et quod sciunt agere ». On aurait tort toutefois d’en conclure qu’il supprime toute activité de l’âme sous l’influence de la grâce, et tout concours de l’homme. La première pensée du bien et la première inclination au bien est à la vérité un mouvement irréfléchi quoique vital ; mais à ce premier mouvement en succède un second réfléchi et libre ; seulement saint Augustin ne considère pas ce second mouvement — ce qu’il n’est, pas en effet — comme parallèle à l’action de la grâce, mais comme fait avec elle, sous son influence, avec son énergie et son aide, la grâce et la volonté ne formant qu’un seul agent immédiat. Les textes du De diversis quaestionibus ad Simplicianum, 1.2, sont bien connus : « Nemo itaque credit non vocatus, sed non omnis credit vocatus. Multi enim sunt vocati, pauci vero electi : utique ii qui vocantem non contempserunt, sed credendo secuti sunt : volentes autem sine dubio crediderunt… Noluit Esau et non cucurrit » (10, cf. 13). « Ipsum velle credere Deus operatur in homine, et in omnibus misericordia eius praevenit nos : consentire autem vocationi Dei vel ab ea dissentire, sicut dixi, propriae voluntatis est… Accipere quippe et habere anima non potest bona de quibus hoc audit nisi consentiendo ». « Aguntur enim (homines) ut agant, non ut ipsi nihil agant ».
La volonté de l’homme concourt donc réellement et activement, selon saint Augustin, au bien qu’il opère sous l’influence de la grâce. Mais y concourt-elle librement ; reste-t-elle libre sous cette influence ? Il y a dans cette question deux choses à distinguer, le fait et le comment du fait. Le fait seul importe au dogme, et importait à notre auteur. D’autre part, la solution donnée du problème peut se présenter sous plusieurs formes. Nous ne sommes pas libres sous l’influence de la grâce si nous ne pouvons lui résister, si nous sommes nécessairement entraînés par la délectation terrestre ou céleste supérieure. Au contraire, nous sommes libres s’il y a des grâces simplement mais vraiment suffisantes, si l’efficacité de la grâce vient de ce que Dieu l’a prévue efficace et non de sa nature intrinsèque, s’il n’y a pour nous que nécessité morale à suivre l’attrait le plus fort, si nous pouvons mériter, etc.
Or, on ne peut nier que, sur ces différents points, les ouvrages de saint Augustin ne présentent parfois des obscurités réelles, des textes difficiles à expliquer, ou bien une réserve et une timidité d’affirmation qui étonnent quand on consulte d’autres passages très explicites et très clairs. Ces obscurités viennent d’abord d’un défaut de suite dans le langage de notre auteur. On le voit passer, par exemple, sans nous prévenir, de la libertas a necessitate à la libertas a servitute peccati, et passer de la nécessité ou absence de liberté intérieure à la servitude du péché, conséquence du péché originel. Elles viennent encore, particulièrement dans le traité De correptione et gratia, de ce que la grâce dont il y est question est celle des prédestinés, grâce qui atteint toujours et infailliblement son but, bien qu’elle ne lèse pas la liberté de ceux qui la reçoivent. Elles viennent enfin et surtout de ce que l’évêque d’Hippone est préoccupé sans cesse de ne rien concéder aux pélagiens de ce dont ils pourraient abuser. Comme, en parlant du libre arbitre, ils entendent le libre arbitre sans la grâce, saint Augustin relève le rôle de la grâce et rejette dans l’ombre celui de la liberté. La vérité de cette dernière observation paraîtra évidente si l’on compare les écrits contre les pélagiens aux écrits qui combattent les manichéens. Dans ceux-ci le libre arbitre est énergiquement proclamé, précisément parce qu’il était méconnu des adversaires.
Je ne ferai que mentionner les principaux textes sur lesquels on s’est appuyé pour prétendre que saint Augustin retirait à l’homme toute liberté sous l’action de la grâce efficace. Ce sont des textes du De correptione et gratia, où il déclare que la volonté et la grâce de Dieu atteignent toujours leur effet, et mènent comme il lui plaît la volonté humaine (38, 43, 45). C’est le texte du De gratia Christi et de peccato originali, 1.14, où il confond l’acte libre avec l’acte fait volontiers : « Praeceptum quippe liber facit qui libens facit ». Ce sont les passages où notre auteur, représentant la grâce comme une délectation céleste qui s’oppose à la délectation terrestre, à la concupiscence, déclare que nous suivons nécessairement celle des deux qui nous attire le plus, et qu’il nomme victorieuse : « Quod enim amplius nos delectat, secundum id operemur necesse est ».
Mais à ces textes dont l’obscurité, je l’ai dit, peut s’expliquer, il est facile d’opposer des déclarations catégoriques et nombreuses. Saint Augustin, qui admettait la liberté contre les manichéens, l’admet encore avec les pélagiens. Il se plaint que, comme il en est qui, pour affirmer le libre arbitre, nient la grâce, il en est aussi qui, en affirmant la grâce, nient le libre arbitre, et, pour éclaircir ces questions, il écrit le De gratia et libero arbitrio dont tout le début (2-5) est consacré à prouver l’exercice du libre arbitre soit dans les bonnes, soit dans les mauvaises actions : « Nemo ergo Deum causetur in corde suo, sed sibimet imputet quisque, cum peccat. Neque cum aliquid secundum Deum operatur, alienet hoc a propria voluntate » (4). Au De peccatorum meritis et remissione, 3.3, il admet l’objection pélagienne : « Si nolumus, non peccamus, nec praeciperet Deus homini quod esset humanae impossibile voluntati » ; mais il remarque que, si nous péchons, c’est parce que nous ne déployons pas toutes les forces de notre volonté, ce qui serait parfois nécessaire. Au même traité, 1.26, il écrit : « Cum voluntatem humanam gratia adiuvante divina, sine peccato in hac vita possit homo esse, cur non sit possem facillime ac veracissime respondere quia homines nolunt : sed si ex me quaeritur quare nolunt, imus in longum ». Au De spiritii et littera, 58, notre auteur suppose encore formellement que les infidèles peuvent résister à la grâce de la vocation à la foi, parce que Dieu, en les appelant, respecte leur libre arbitre. C’est donc volontairement et librement que ceux qui croient répondent à l’appel de Dieu, et que ceux qui n’y répondent pas le repoussent. Mais d’où vient chez eux cette différence de conduite ? Peut-être, ajoute saint Augustin, de ce que les uns ont été appelés par une grâce en harmonie (congruenter) avec leurs dispositions actuelles, les autres, non. Voilà la grâce congrue, non efficace par elle-même, mais efficace par suite de la prescience divine : « Illi enim electi quia congruenter vocati : illi autem qui non congruebant neque contemperabantur vocationi, non electi, quia non secuti, quamvis vocati ». Et enfin au De natura et gratia, 78, saint Augustin approuve complètement le mot de saint Jérôme : « Liberi arbitrii nos condidit Deus, nec ad virtutem, nec ad vitia necessitate trahimur, alioquin ubi necessitas nec corona est », en ajoutant cependant : « sed in recte faciendo ideo nullum est vinculum necessitatis quia libertas est charitatis ».
Dans les entraînements de la délectation de la grâce dont parle l’évêque d’Hippone, il ne faut donc voir que des entraînements relatifs auxquels on peut résister. Evidemment sa théorie, s’il en avait une, se rapprocherait davantage de la théorie de la grâce efficace par elle-même que de la théorie moliniste ; mais cette efficacité de la grâce, il la mettrait plutôt dans une puissance d’attraction morale que dans une force de prémotion physique. Le système dit augustinien n’a pas, en somme, trahi sa pensée.
Une dernière preuve qui établirait, s’il était nécessaire, que saint Augustin a admis la persistance de la liberté humaine sous l’action de la grâce efficace est sa doctrine sur le mérite, car il remarque bien lui-même qu’il n’y a pas de mérite sans liberté : « Quando enim volens facit (homo), tune dicendum est opus bonum, tune speranda est boni operis merces ab eo de quo dictum est Qui reddet unicuique secundum opera sua. » Or, on ne peut mériter les grâces premières, nous l’avons vu, mais on peut, ayant la foi, mériter d’une certaine façon la grâce de bien faire et la justification : « Nec ipsa remissio peccatorum sine aliquo merito est si fides hanc impetrat : neque enim nullum est meritum fidei. » On ne saurait non plus mériter la persévérance finale : on peut seulement l’obtenir par ses prières. Quant à la gloire, elle est proprement l’objet que mérite la justice présente : « Plane minor ista iustitia quae facit meritum ; maior illa fit praemium. » « Post hanc autem vitam merces perficiens redditur, sed eis tantum a quibus in hac vita eiusdem mercedis meritum comparatur. » Et cela n’empêche pas que, tout en étant une récompense, elle ne soit une grâce, puisque nos mérites eux-mêmes sont le fruit de la grâcea l’on ne mérite, et en un sens, des dons de Dieu : « Unde et ipsam vitam aeternam, quae certe merces est operum bonorum, gratiam Dei appellat Apostolus… Intellegendum est igitur ipsa hominis bona merita esse Dei munera ; quibus cum vita aeterna redditur, quid nisi gratia pro gratia redditur ? »
a – La grâce de mériter… sophisme qui sera repris plus tard par Thomas d’Aquin dans son commentaire sur l’Épître aux Romains. Il est évident que nous tenons tout de Dieu, mais à partir du moment où on change le sens des mots, le langage devient impossible : par définition une grâce est un don non mérité, autrement, reprenant la pensée de l’apôtre Paul, ce n’est plus une grâce, mais la récompense d’un mérite. (ThéoTEX)
Le mérite proprement dit, comme on vient de le voir, suppose en l’homme l’état de justice. C’est ce que nous nommons l’état de grâce, la grâce sanctifiante. Saint Augustin a plusieurs fois accusé les pélagiens de borner le rôle de la justification à la rémission des péchés. Julien d’Eclane attribuait cependant au baptême des enfants la production en eux d’une vie nouvelle et plus haute, fin tout cas, l’évêque d’Hippone insistait sur le renouvellement intérieur dont cette justification était le principe : « Non enim advertunt eo quosque fieri filios Dei quo esse incipiunt in novitate spiritus et renovari in interiorem hominem secundum imaginem eius qui creavit eos. » Par elle nous devenons enfants de Dieu, images de Dieu, semblables à notre Père, et aussi revêtus du nouvel homme, de la vie de Jésus-Christ. Nous vivons de la vie de Dieu et participons à sa justice que Jésus-Christ nous communique. Cette justice d’ailleurs peut s’accroître chaque jour jusqu’à ce qu’elle se consomme dans la gloire : « Ipsa iustitia, cum proficimus, crescit… et unusquisque vestrum iam in ipsa iustificatione constitutus… proficiens de die in diem… proficiat et crescat donec consummetur. »