(Juillet à décembre 1533)
Froment et Alexandre arrivent – Le charitable Salomon – Ordre de prêcher selon l’Écriture – Prêches dans les maisons et les rues – L’évêque défend de prêcher l’Évangile – Réponse muette – On appelle un grand prédicateur papiste – Son arrivée – Il déclame contre la lecture de la Bible – Janin le Collonier – Réformateurs outragés, exaltation des prêtres – Il provoque les luthériens au combat – Froment répond – Tumulte – Froment et Alexandre sont bannis – De la Maisonneuve part pour Berne
L’évêque était tombé de son trône et avec lui un despotisme qui usurpait hardiment les libertés du peuple ; les magistrats légitimes s’assirent de nouveau sur leurs chaises curules et avec eux la liberté et la justice. Ils examinèrent le cas des citoyens dont Pierre de la Baume prétendait se débarrasser sans forme de procès. Le seul homme qui pût être accusé de la mort de Wernly, Pierre L’Hoste, s’était réfugié dans l’église des Dominicains, où l’évêque s’était bien gardé de le poursuivre. Les syndics s’y rendirent. En vain ce malheureux, tremblant de tous ses membres, embrassait-il l’autel et s’écriait : « Je réclame les franchises accordées à ce sanctuaire ! » Il fut saisi et l’enquête commença. Elle prouva l’innocence des huguenots détenus et montra que c’était la violence du chanoine, armé de pied en cap et provoquant à grands cris ses adversaires, qui avait causé le tumulte dans lequel il avait péri. Cependant les magistrats croyaient que le sang du chanoine demandait le sang de celui qui l’avait répandu. Pierre L’Hoste, le charretier de la ville, niait avoir porté le coup de mort, mais avouait avoir frappé Wernly ; il fut condamné et eut la tête tranchée. Tous les autres prisonniers furent relâchés.
Claudine Levet restait seule dans le deuil ; son mari était toujours captif au château de Gaillard et le châtelain refusait de le rendre. Le Conseil pria les seigneurs de Berne députés à Genève, d’intercéder en faveur du prisonnier, et le 4 septembre, l’un d’eux, accompagné de J. Lullin et de C. Savoye, s’étant rendu à Ville-la-Grand, à une lieue de la ville, Aimé Levet leur fut rendua.
a – Registre du Conseil des 6, 7, 8, 12,17 août et 4 septembre 1533. — Froment, Gestes de Genève, p. 60. — Msc. de Roset, liv. III, ch. 16.
Pendant que cet homme pieux avait été dans les cachots de Gaillard, les injures dont on l’avait accablé, les rigueurs de la prison, la mort presque certaine qui le menaçait, avaient donné à sa foi une vie nouvelle ; aussi, quand le châtelain l’avait sorti de ses fers, il s’était dit qu’il ferait servir sa délivrance à hâter le triomphe de l’Évangile. A peine rendu à ses foyers, Aimé Levet écrivit à l’évangéliste qui avait eu pour église la place du marché, pour chaire le banc d’une poissonnière, Antoine Froment, et le conjura de revenir. Celui-ci n’hésita pas, et sachant que les travaux qui l’attendaient dépassaient la force d’un seul homme, il demanda à un frère de Paris, alors dans le pays de Vaud, de l’accompagner ; c’était Alexandre Canus, appelé aussi Dumoulin. Un jour donc, Aimé et Claudine Levet virent arriver les deux évangélistes. L’un resta chez eux, à Saint-Gervais, sur la rive droite, et l’autre alla chez Claude Salomon, près du Molard, sur la rive gauche ; se trouvant dans les deux parties dont la ville se compose, ils pouvaient ainsi se partager le travail.
Salomon, qui avait avec Levet l’honneur et le danger de loger les évangélistes, était aussi doux que son ami de la Maisonneuve était vif et quelquefois violent. Un jour, peu après la fuite de l’évêque, ce dernier avait devant lui dans la rue deux partisans du prélat qu’il soupçonnait de tramer quelque perfidie ; cette vue lui fit bouillir le sang, et il s’écria : « Il y a tant de traîtres ici… La main me fourmille que je n’agisse contre les traîtres ! » Le sentiment du devoir le retint, il ne leur fit rien. Mais Salomon, calme, plein de support, de miséricorde, n’avait pas même de ces ébullitions passagères et ne pensait qu’à visiter les malades, les pauvres et à recevoir les étrangers que les persécutions romaines poussaient à Genève. « Ah ! disait-il, ces pauvres réfugiés sont plus dépourvus que tous autres ! » Sa femme, nullement délicate ni mignarde, » leur prodiguait ses soins. Ils étaient le Caïus et la Dorcas des Écrituresb.
b – Froment, Gestes de Genève, p. 68. — Registre du Conseil du 12 octobre 1535.
Froment et Alexandre, établis des deux côtés du Rhône, prêchaient la Parole par les maisons » avec puissance, en sorte que la foi s’étendait au long et au large, « à la façon des provins ; » les vieux ceps produisaient de jeunes pousses qui prenaient racine et formaient d’autres ceps. Les prêtres, alarmés, s’écriaient que si cette doctrine continuait à être ainsi prêchée, tout le pays serait bientôt infecté de la secte. Ils s’adressèrent à l’évêque, qui était en son château de May, inquiet, agité, se reprochant sa désertion honteuse. Voulant racheter cette faute, il répondit le 24 octobre, que l’on ne devait prêcher dans Genève que selon les anciennes coutumes. Les prêtres, tout glorieux, présentèrent ces lettres épiscopales au Conseil. La conduite lâche de l’évêque avait indisposé les magistrats : « Prêchez l’Evangile, répondit le Conseil, et ne dites rien qui ne se puisse prouver par la sainte Ecriture. » Ces paroles importantes, qui donnaient gain de cause à la Réformation, se lisent textuellement dans les registres officiels.
La joie fut grande parmi les réformés. Ils virent dans ces paroles un décret qui faisait du christianisme évangélique dans Genève (comme au troisième et au quatrième siècle dans Rome) une religion licitec, et les autorisait à former une Église qui serait libre, sans être dominante. Le même fait s’est présenté en d’autres temps et en d’autres pays. Dès lors, tous ceux qui avaient quelque attrait pour l’Évangile se rendaient chez de la Maisonneuve ou chez d’autres huguenots, et s’asseyaient dans la plus grande chambre. Bientôt l’évangéliste entrait, il se plaçait devant une table et d’ordinaire, à ce qu’il paraît, sous le manteau d’une large cheminée faisant saillie dans la salle ; puis il annonçait la Parole de Dieu. Ces évangélistes ne se travaillaient pas beaucoup, ils ne parlaient pas avec aigreur comme d’autres et ne faisaient pas grand bruit ; mais ils invitaient les âmes à s’approcher sans crainte de Christ, parce qu’il est doux et humble de cœur, et cette prédication simple et cordiale attirait ceux qui l’entendaient. L’évêque s’écriait que ce n’était qu’un langage fardé, une urbanité feinte, mais le nombre des auditeurs devint si considérable que les deux évangélistes durent prêcher dans les rues et les carrefours de la ville, au Molard, au bas de Coutance, et en d’autres lieux encore. A peine paraissaient-ils sur une place qu’une assemblée nombreuse se réunissait autour d’eux, les auditeurs se pressaient les uns contre les autres et les paroles vivantes qui leur étaient adressées portaient plus de fruits que des discours scolastiques ou vulgaires adressés dans de belles églises, à des ouailles assoupies sur des sièges agréables. « Ces prêches par les maisons, par les rues et carrefours de la ville, disait Froment lui-même, ne sont pas sans danger de la vie, mais en grand advancement de la Parole et détriment de la papautéd. »
c – Religio licita.
d – Froment, Gestes de Genève, p. 66.
Le parti catholique s’alarma ; ses chefs se réunirent, et le procureur fiscal, les officiers de l’évêque, les prêtres, « fort envenimés contre les deux réformateurs, » résolurent de les arrêter. Dès qu’une assemblée se formait, les sergents accouraient inopinément. « Mais à peine voyait-on pointer les hallebardes, que les fidèles, fort augmentés en nombre, faisaient leur devoir, entouraient leurs ministres et les laissaient échapper. » En conséquence, la police épiscopale s’y prit avec plus de finesse ; elle épiait les prédicants, et leur arrivait sus quand elle les voyait seuls, « ne voulant pas moins que la jacture de leur vie. » Mais ces efforts des prêtres augmentaient le respect qu’on portait aux évangélistes. « Ah ! disait-on dans les maisons des huguenots, ces persécutions sont des enseignes auxquelles on peut reconnaître qu’ils sont d’excellents serviteurs de Christe. »
e – Froment, Gestes de Genève, p. 66.
L’évêque, angoissé d’avoir quitté sa ville épiscopale, ne pouvait rester nulle part ; on le voyait tantôt à la tour de May, tantôt à Lons-le-Saulnier, tantôt à Arbois, tantôt ailleurs. La pensée que deux réformateurs étaient venus prendre sa place dans Genève le troublait ; et quand il vit que l’on ne s’inquiétait pas de sa défense expresse de prêcher l’Évangile, envoyée le 24 octobre, l’irritation du prélat fut au comble. « Il faut, dit-il, appliquer à cette maladie un remède héroïque. » Et le 20 novembre, il dicta des lettres patentes adressées à son procureur fiscal.
Le grand Conseil se réunit le 30 novembre pour les entendre. « Nous ordonnons, disait l’évêque, que nul dans notre ville de Genève ne prêche, n’expose, ne fasse prêcher ou exposer, secrètement ou publiquement et de quelque manière que ce soit, les saintes pages, le saint Evangilef s’il n’en a reçu notre expresse permission, et cela, sous peine d’une excommunication perpétuelle et de cent livres d’amende. » Les Deux-Cents étaient stupéfaits ; les évangéliques s’indignaient et les meilleurs catholiques baissaient la tête. Un évêque défendre de prêcher les saintes pages, le saint Evangile !… le défendre dans le temps même (l’Avent) où l’on a coutume de le publier. Excommunier ceux qui le prêchent ! Défendre qu’on l’enseigne de quelque manière que ce soit ! Nous interdire de nous en occuper même, dans nos cours, dans nos jardins et ailleurs !… Pas une chambre, pas une cave, une cuisine, une mansarde n’est exceptée. L’apôtre saint Paul déclare cependant qu’il ne faut donner aucun empêchement à l’Evangile du Christ ! L’émotion des Deux-Cents était telle que toute délibération leur devint impossible ; tout le Conseil se leva et sortit. Ce sont les expressions du procès-verbal. Telle fut la muette, mais énergique réponse que Genève fit à son évêque.
f – « Neminem clam, palam, occulte vel publice sacram paginam, sacrum Evangelium expornere aut alias quomodo cumque dicere. » (Gaberel, Lettres patentes de l’évêque. Pièces justificatives, I, p. 42.)
L’émotion fut encore plus grande dans la ville. Il y avait des murmures, des soupirs, mais aussi d’ironiques quolibets : « Savez-vous la nouvelle, disaient quelques huguenots, l’évêque va faire publier à son de trompe qu’il nous défend à tous de parler de Dieu et de Christ, soit en bien, soit en mal. » Cette défense stupide fut comme de l’huile jetée sur le feu ; les prédications devinrent plus fréquentes et les indifférents même se mirent à lire l’Écriture. Froment et ses amis répandaient en abondance des livres évangéliques, d’abord le Nouveau Testament, puis divers écrits récemment composés, la Vérité cachée, la Confrérie du Saint-Esprit, la manière du Baptême, la Cène de Jésus-Christ, le Livre des Marchands. L’imprimeur De Vingle et un de ses employés, nommé Grosne, les aidaient dans cette œuvre. Mais les papistes répondaient parfois rudement aux colporteurs ; l’un des gentilshommes des environs, ayant saisi Grosne sur la grande route, lui coupa les oreillesg. N’importe ; le peuple avait soif de la vérité ; chacun voulait entendre la Parole de Dieu.
g – Msc. du procès inquisitionnel de Lyon, p. 6 et 7.
Les chefs du parti épiscopal voyant que rien ne pouvait arrêter les prêcheurs de cheminées et leurs auditeurs, se mirent à chercher un prédicateur, dont l’éloquence énergique rallumât la ferveur romaine près de s’éteindre, une de ces bonnes lames qui frappent de grands coups dans de rudes combats. Les dominicains, depuis deux ou trois siècles, jouaient, comme inquisiteurs, le principal rôle dans la papauté ; ils étaient habiles, éloquents, aptes au gouvernement, persévérants dans leurs desseins, inflexibles dans le dogme, prodiguant les menaces, les sentences de mort et les bûchers. On parlait beaucoup en Savoie et même à Genève de l’un d’eux, docteur de la Sorbonne, nommé Guy Furbity, « grand théologien, disait-on, serviteur enthousiaste du pape, ennemi juré de la Réformation, hardi et violent au dernier pointh. » Il prêchait alors à Chambéry et à Montmeillan, et ravissait ses auditeurs. Les catholiques genevois s’adressèrent à la Sorbonne et lui demandèrent ce grand prédicateur. Ce rocher, transporté dans la vallée du Léman, arrêterait, pensaient-ils, le torrent dévastateur de la Réforme. La demande fut accordée, et Furbity se persuada qu’il allait remporter une couronne plus belle que celle de tous ses prédécesseurs. Fier de son ordre, de sa réputation, de son Église, il arriva à Genève la tête levée, les yeux ardents, les gestes menaçants ; on aurait dit qu’il allait réduire en poudre tous ses adversaires. Ah ! ces pauvres luthériens, disait-il avec dédain, ces pauvres prêcheurs de cheminées ! » « Il était enflambé, » dit Froment. Les huguenots disaient en le montrant : Voyez cet Atlas, qui croit porter sur ses épaules l’Église chancelante du pontife romaini. »
h – Msc. de Berne, Hist. Helv., V, 12.
i – Velut alter Atlas qui instanti causæ catholicæ succollaret. » (Geneva Constituta, p. 63.)
Un complot s’était formé, dont Furbity devait être la cheville ouvrière. Les syndics Du Crest, Baud, Malbuisson, et plusieurs autres bons genévesiens avaient été gagnés par les prêtres à la cause du pape, et de cette manière, ceux-ci tenaient dans leurs mains le Conseil, le trésor, l’artillerie, les biens de la ville, tout en un mot, et le peuple ignorant aussij. A peine le docteur de la Sorbonne fut-il arrivé au couvent de son ordre, qu’une députation des chanoines, vint le prier de prêcher dans la cathédrale et non dans l’église des Dominicains. Les prédications faites à Saint-Pierre, lui disaient les moines, produiront une plus grande sensation. — « Bien, dit Furbity, je vous promets d’y crier bien fort contre les hérétiques modernes. » On objecta qu’il était contre l’ordre établi de faire de telles prédications dans la cathédrale. « Nous l’y mettrons par force et par armes, répondirent les prêtres, et il dira ce qu’il voudra. »
j – Froment, Gestes de Genève, p. 66 à 68. — La sœur Jeanne, Levain du calvinisme, p. 70.
En effet, le dimanche 30 novembre au matin, un certain nombre de prêtres et de laïques, s’armèrent, et le docteur de la Sorbonne, se plaçant au milieu de cette troupe, se rendit à Saint-Pierre. « Vraiment, disaient certains Genevois étonnés, il va prêcher à main armée ! » Mais il se modéra ce jour-là, et « nul empêchement ne lui fut fait. » Le lendemain lundi, il se mit en verve. C’était une déclamation continuelle, des phrases pompeuses pour exalter la papauté, des invectives contre les prêcheurs. « Il est en chaire comme un insensé, dit Froment, qui était là, et crie sans rime ni raison. » Mais les dévots étaient ravis. « Avez-vous entendu le docteur Furbity ? » disait-on dans la ville. Le mardi, la foule qui se réunit dans la cathédrale fut immense. Le dominicain monta en chaire décidé à écraser les hérétiques, comme le faisait autrefois saint Dominique, son patron.
Il pensa que la grande affaire était d’abaisser la Bible, puis d’exalter le pape, et se mit à l’œuvre : « Tous ceux qui lisent l’Écriture en langue vulgaire, s’écria-t-il, sont des gourmands, des ivrognes, des paillards, des blasphémateurs, des larrons, des meurtriers… Ceux qui les soutiennent, sont des méchants comme eux, et Dieu les punira tous ! Tous ceux qui ne veulent obéir ni au pape, ni aux cardinaux, ni aux évêques, ni aux curés, ni aux vicaires, ni aux prêtres, sont des brebis du diable. Ils sont marqués de lui, pires que des juifs, traîtres, meurtriers, brigands, et doivent être pendus au gibet. Tous ceux qui mangent de la viande le vendredi et le samedi sont pires que des Turcs et des chiens enragés !… Gardez-vous de tous ces hérétiques, de ces Allemands, comme de ladres et de pourris. N’ayez point de rapports avec eux, ni pour marchandises, ni autrement, et ne leur donnez point vos filles ; mieux vaudrait les donner aux chiensk. »
k – Extrait des pièces du procès dans les Registres du Conseil du 27 janvier 1534.
Il y avait parmi les évangéliques qui écoutaient cette tirade d’injures un homme de petite stature, nommé Janin, fabricant de piques, hallebardes, javelines et traits, ce qui faisait qu’on l’appelait d’ordinaire le collonier, c’est-à-dire l’armurier. Son activité était infatigable ; on le trouvait partout ; il discutait en particulier et prêchait à des compagnies, induisant de toute sa possibilité ceux qui l’écoutaient à embrasser la foi que Luther avait trouvée dans les saintes Écrituresl. S’étant rendu à Saint-Pierre, il s’était assis près de bons catholiques, entre autres de Pierre Pennet, dont les frères devaient bientôt devenir célèbres dans Genève par leur zèle pour la foi romaine. Janin, ne pouvant supporter les outrages qu’il entendait, s’agitait sur son siège et s’écriait que le prédicateur ne savait ce qu’il disait. Les catholiques qui l’entouraient, ennuyés d’être troublés dans leur dévotion, lui dirent : « Otez-vous de là, il y a assez ici d’un prêcheurm. » Mais on avait de la peine à lui imposer silence. Une contradiction plus notable devait bientôt troubler l’orateur.
l – Msc. du procès inquisitionnel de Lyon, p. 29.
m – Msc. du procès inquisitionnel de Lyon, p. 37.
Le dominicain comprit que, pour relever la papauté, les injures ne suffisaient pas, qu’il fallait établir ses doctrines fondamentales, et c’est ce qu’il entreprit dans d’autres discours. Continuant à outrager les réformateurs, « ces misérables, disait-il, qui, au lieu de porter la robe, sont vêtus comme des brigands, » il soutint que le prêtre seul, en vertu de l’institution sacramentelle, pouvait procurer aux âmes la communion avec Dieu. Il se mit même à prononcer des paroles qui devaient sonner étrangement aux oreilles des adorateurs de Marie. « Un prêtre qui consacre les éléments de la Cène, dit-il, est au-dessus de la sainte Vierge, car elle n’a donné la vie à Jésus-Christ qu’une fois, tandis que le prêtre le crée tous les jours, aussi souvent qu’il le veut. Si un prêtre prononce les paroles sacramentelles dans un sac plein de pain ou dans une cave pleine de vin, tout le pain, par ce fait même, se transforme et devient le précieux corps de Jésus-Christ, et tout le vin est changé en sang, ce que la Vierge n’a jamais fait… Ah ! le prêtre !… il ne faudrait pas seulement le saluer, il faudrait s’agenouiller, se prosterner devant lui. »
Ce n’était pas assez ; le dominicain crut devoir établir la doctrine de la transsubstantiation sur laquelle repose cette dignité du prêtre. Il s’écria donc : « Il faut croire que le corps de Jésus-Christ est dans l’hostie en chair et en os. Il faut croire qu’il y est autant que dans le ventre de la bienheureuse Vierge ou que sur l’arbre de la vraie croix. Il faut le croire sous peine d’être damné, car notre sainte théologie de Paris, à la Sorbonne, et notre mère la sainte Église, croient cela. Oui, Jésus-Christ est dans l’hostie, comme il était dans le ventre de la Vierge, aussi petit… comme une fourmi… Il n’en faut pas disputer davantage. »
Alors le dominicain, persuadé qu’il venait de remporter une victoire éclatante, se livra aux mouvements impétueux de son orgueil clérical, et, vidant son sac d’injures, s’écria : « Où sont-ils, ces malheureux luthériens qui prêchent le contraire ? Où sont-ils, ces hérétiques, ces méchants, pires que Juifs, Turcs et païens ?… Où sont-ils, ces beaux prêcheurs de cheminées ? Qu’ils s’avancent et on leur parlera… Ha ! ha ! ils se garderont bien de se montrer, sinon sous les cheminées, car ils ne sont bons qu’à tromper les pauvres femmes et ceux qui ne savent rienn. »
n – Froment, Gestes de Genève, p. 69 à 71. — Msc. de Gautier.
Ayant ainsi parlé, le moine s’assit, fier de son éloquence. Les réformateurs étant appelés par lui au combat, une grande agitation régnait dans l’assemblée. On se demandait s’ils répondraient à cette provocation ; on attendait. Froment se leva, et, debout au milieu de l’Église, demanda de la main qu’on fît silence : « Pour l’amour de Dieu, dit-il, écoutez ce que j’ai à vous dire. » L’assemblée porta ses regards sur celui qui proférait ces paroles, et l’évangéliste, d’une voix retentissante, s’écria : « Messieurs, j’offre ma vie, oui, je suis prêt à m’exposer au feu, si je ne montre par la sainte Écriture que tout ce que le docteur Furbity vient de dire est faux et parole de l’Antichrist. » Puis il avança contre les assertions du dominicain des autorités d’Écriture. Les évangélistes s’écriaient : « Il dit bien ! » et quelques uns, regardant vers le moine : « Qu’il lui réponde ! » Mais Furbity, étonné d’entendre cet homme (un méchant jeune garçon, l’appelle la sœur Jeanne) le réfuter par des passages si forts, n’osait se lever et restait cloué sur sa chaise ; cachant sa tête dans la chaire. « Qu’il réponde ! » s’écriaient de tous côtés les huguenots ; ces cris étaient inutiles.
Les chanoines et leurs amis, voyant leur oracle réduit au silence, entreprirent une controverse qui était plus dans leurs habitudes. Ils dégainèrent leurs épées (les prêtres en portaient souvent alors) et s’approchant de Froment, ils s’écrièrent : « Tue, tue ce Luther !… Ah ! le méchant ! ah ! le méchant ! qui a repris notre bon père !… » La mort pouvait seule expier la faute d’un laïque qui avait osé contredire un prêtre ; il n’y avait qu’un point sur lequel ces clercs ne fussent pas d’accord : c’était s’ils devaient brûler l’évangéliste ou le noyer. Les uns criaient : « Au feu ! » et les autres : « Au Rhône ! » « L’émotion, dit Froment, n’était pas petite. » Au moment où les prêtres allaient l’enlever, Baudichon de la Maisonneuve ; Ami Perrin, Janin le Collonier et d’autres se rangèrent autour de lui comme une garde du corps, voulant le faire sortir de l’église. Ceci ne calma point le tumulte ; on courait après lui ; les magistrats voulaient le saisir. « Ils se pressaient tous l’un l’autre, raconte Froment lui-même, soit pour le voir, soit pour le battre, soit pour l’enlever. » Cette foule tumultueuse fit un dernier effort pour s’emparer de l’évangéliste. On était alors près de la grande porte du temple ; Baudichon de la Maisonneuve s’en apercevant, s’arrêta ; tira l’épée, fit face à l’émeute, et cria à haute voix : « Si quelqu’un le touche, je le tuerai. Laissez faire la justice, et que celui qui a tort soit puni ! » Les catholiques, intimidés par le regard de Maisonneuve, reculèrent, et les amis de Froment, profitant en toute hâte de cet instant favorable, l’entraînèrent loin de ses ennemis. Mais alors « les femmes, comme enragées, se précipitèrent après lui, de grande furie, lui jetant force pierreso. » Le hardi Perrin, plus politique qu’évangélique, effrayé de ce tumulte, dit à Froment : « Nous avons gâté l’affaire ; elle allait fort bien, maintenant tout est perdu. » L’autre (c’est ainsi que Froment Se désigne), sûr de sa cause, répondit simplement : « Tout est gagné ! » L’avenir devait montrer qu’il avait raison. Froment étant arrivé à la maison de Baudichon, refuge ordinaire des amis de l’Évangile, le Collonier le fit monter dans la fenière, où il le cacha soigneusement sous le foin. De la Maisonneuve et Janin devaient plus tard payer cher ces bons offices. A peine le dernier avait-il quitté la fenière que Claude Baud arriva avec ses officiers et ses bâtons. « Ils fouillèrent toute la maison et donnèrent même dans le foin des coups de hallebarde, mais ils ne trouvèrent personne et se retirèrentp. »
o – Froment, Geste merveilleux de Genève, p. 71 à 74. — La sœur Jeanne, Levain du Calvinisme, p. 79 — Msc. de Gautier.
p – Registre du Conseil du 2 décembre 1533.
Alexandre, qui n’avait pas parlé dans l’église, avait accompagné son ami jusqu’à la grande porte du temple. Voyant Froment emmené par Janin et le croyant sauvé, il resta debout « au haut des degrés, au milieu du peuple, » et, sans se laisser intimider par la fureur populaire, il s’écria : « Il l’a bien repris. Le docteur Furbity a prêché contre les saints livres ; il est un faux prophète ! » Les syndics, heureux d’en saisir au moins un, firent mener Alexandre à la maison de ville, et l’on demanda qu’il fût condamné à mort. Mais le sage Balthasard s’y opposa : « Ce n’est pas cet homme, dit-il, qui a causé l’émeute. D’ailleurs, il est Français, et le roi de France pourrait bien prendre quelque occasion contre notre ville si nous faisions mourir ses sujets. » Les deux mahométistes furent bannis à perpétuité de la cité sous peine de la vie. En même temps, il fut arrêté qu’on dirait aux prédicateurs de l’Avent « e ne prêcher que l’Évangile, afin d’éviter le bruit. »
Alexandre fut conduit par les guets hors de la ville, au lieu appelé la Monnaye, et, voyant la foule qui le suivait, il se tourna vers elle : « Nous ne voulons pas nous reposer, dit-il, comme un homme d’armes qui a fini son service. » Puis il parla à la foule pendant deux heures, et plusieurs furent gagnés à l’Évangile. De la Maisonneuve, de son côté, étant rentré chez lui, alla chercher Froment dans la fenière, et la nuit étant venue, les deux amis sortirent secrètement de Genève, prirent Alexandre à la Monnaye, et partirent tous les trois pour Berne.