Nous ne nous occupons pas encore ici de la liberté actuelle, de la liberté de fait laissée à l’homme dans l’état de chute, cet élément de la question reviendra en son lieu, mais de la liberté originelle et normale dans ses éléments essentiels, de la liberté de droit. Nous devons, tout d’abord, écarter les malentendus et les équivoques, auxquels la notion de liberté a donné lieu ; car il est si vrai que la liberté est un bien inaliénable de l’homme, que ses adversaires eux-mêmes lui ont rendu hommage, en lui laissant le nom et l’apparence, tout en abandonnant la chose et la réalité. Nous aurons donc à restituer au terme de liberté toute sa signification et sa portée, et à séparer cette cause sacrée des compromis et des malentendus où on a prétendu l’engager. Nous n’avons pas non plus à nous occuper dans cet instant de la question spéculative des rapports de la liberté humaine à la volonté divine, quoiqu’elle ait si souvent influencé d’une manière prépondérante la conception de la liberté humaine ; tout ce côté du sujet a été traité dans la Dogmatique, et nous devons nous en tenir dans notre cours de Morale à la description psychologique du fait.
D’après une première acception, le terme de liberté est synonyme de l’absence de contrainte extérieure. C’est la liberté dans l’espace ; c’est la faculté ou le pouvoir de mouvoir ses membres selon son gré, ou d’agir au dehors suivant les impulsions de sa nature propre ; en style de passeport : la liberté de circuler.
La liberté matérielle peut être également attribuée à une force purement physique et aveugle, dans le cas où l’on dit, par exemple, que l’eau court librement. Rapportée à l’état d’une personne morale, la liberté des mouvements s’oppose à l’état du corps emprisonné, enchaîné ou malade, mais elle ne comprend ni la liberté sociale, dont nous allons parier, ni, à plus forte raison, la liberté morale, qui fait le sujet spécial de ce paragraphe, et elle est si bien indépendante de cette dernière, que l’homme peut être à la fois libre matériellement et esclave moralement, et à l’inverse, esclave matériellement et moralement libre. C’était une antithèse affectionnée des stoïciens antiques et qui a trouvé toute sa valeur dans l’Évangile (Romains 6.19 ; 1 Corinthiens 7.21-22 ; Actes 26.29).
La liberté sociale est celle qui a pour sphère la société humaine, et elle comprend deux variétés : la liberté politique et la liberté civile. La liberté politique consiste dans le droit qu’a chaque citoyen de participer au gouvernement du pays ; la liberté civile, dans le droit pour tout citoyen de faire dans la société tout ce qui ne contrarie pas le droit d’autrui. On a d’ailleurs fort bien montré que ces deux termes : liberté civile et liberté politique, ne se couvrent pas l’un l’autre ; que la liberté civile peut exister pour tous les citoyens sans la liberté politique, et que celle-ci à son tour peut régner sans la liberté civile. Dans notre définition des attributions de la loi civile, nous en avons précisé les limites et nous l’avons appelée ἐξουσία (comp. 1 Corinthiens 7.37). Le droit est une notion toute négative, puisqu’il désigne seulement la latitude laissée à l’individu d’accomplir ou non son devoir moral. On conçoit que cette liberté sociale n’équivaut ni ne correspond à la liberté morale : l’Église chrétienne naquit et se développa pendant 300 ans sous l’oppression politique et civile. La confusion entre la liberté civile et la liberté morale a fait le malheur des peuples qui n’ont voulu que des droits et ne se sont pas souciés des devoirs ; qui n’ont pas compris que les droits à exercer n’ont de valeur intrinsèque qu’en vue des devoirs à accomplir. Une pareille liberté, instrument du caprice, ne peut que dégénérer en licence. C’est le grand principe que Jésus-Christ pose devant les Juifs, et qui lui valut leur animosité (Jean 8.30-37).
Nous acceptons donc ces deux premières formes de la liberté comme précieuses et désirables, l’une consistant dans l’absence de contrainte matérielle, l’autre dans l’absence de contrainte légale ; mais nous les acceptons à titre d’éléments accessoires de la liberté parfaite et ne constituant pas l’essence ni la condition sine qua non de la liberté elle-même ; elles sont le couronnement de la liberté intérieure et signaleront l’accomplissement du développement moral de la nature humaine, comme l’annonce saint Paul (Romains 8.20-21). Il nous transporte par là au moment où, la nature extérieure elle-même étant transformée et mise à l’unisson du monde moral, l’harmonie régnera entre l’une et l’autre partie de la création de Dieu, et où la créature, affranchie elle-même du péché, ne rencontrera plus d’obstacles ni d’entraves dans la nature, affranchie de la corruption.
Si la liberté morale ne doit se confondre ni avec la liberté matérielle, ni avec la liberté sociale, peut-elle s’identifier avec l’absence de toute contrainte intérieure ? Serait-elle purement et simplement la faculté accordée au sujet de vouloir conformément à sa nature ? La liberté relative que nous appellerions plutôt automatique, a été souvent confondue en effet avec la sensation, disons mieux, l’illusion de la liberté. La liberté ne serait plus que la puissance d’initiative, c’est-à-dire la faculté en raison de laquelle le sujet impute à soi-même ou à sa nature propre ses actes et ses volitions. En deux mots, dans l’ordre de la liberté morale, il n’y aurait qu’un fait d’imputabilité, mais non de responsabilité. De même que tout être physique se développe conformément à sa nature et par une vertu intrinsèque de cette nature, de même encore que l’artiste se livre sans effort à l’essor de son génie, et arrive ainsi au résultat prévu par la nature, de même l’être moral se développe, progresse et atteint sa destination normale et inévitable par le simple déploiement des forces déterminées qui, déposées en lui, y agissent sous des influences irrésistibles quoique inconscientes ; le sentiment qui accompagne chez lui l’acte de la volonté, ne peut avoir qu’une valeur subjective, et ne fait rien préjuger quant à la vraie origine de cet acte, puisque ce sentiment de liberté lui-même n’est pas autre chose qu’un effet de la détermination préexistante du moi. C’est donc au déterminisme que nous arrivons sur cette voie, mais à ce déterminisme que nous avons appelé psychologique en l’opposant au déterminisme théologique. Le déterminisme théologique en effet n’est que la conséquence d’une certaine conception de la divinité en cours dans les systèmes prédestinatiens. Le déterminisme psychologique ne s’arrête qu’aux contradictions internes, impliquées dans la notion de liberté de choix. L’un et l’autre s’accordent à parler de liberté, en entendant par là l’absence de toute contrainte ressentie soit du dehors, soit du dedans, mais le premier repousse le libre arbitre, l’autre, la liberté de choix, deux expressions d’ailleurs synonymes pour désigner la liberté au sens propre du mot. En réalité les deux déterminismes entendent par liberté la simple faculté d’initiative ou la liberté automatique, et ils repoussent la chose, savoir la faculté de se déterminer soi-même, qu’ils tiennent pour une pure illusion subjective.
Parmi les déterministes spéculatifs ou théologiques, nous comptons saint Augustin, Calvin, les Jansénistes, et, de nos jours, Schleiermacher. Nous n’avons à nous occuper ici que du déterminisme psychologique, dont les représentants sont d’autant plus nombreux aujourd’hui que l’étude de la psychologie a pris plus d’importance. Scherer a exposé son point de vue sur la liberté humaine dans un article de la Revue de Strasbourg, qui a été reproduit dans ses Mélanges. Nous citerons ici quelques extraits de ce morceau qui nous servira de spécimen du déterminisme psychologique et des arguments qu’il peut faire valoir.
Il commence par une citation du Traité du libre arbitre de Bossuet que nous reproduisons d’autant plus volontiers qu’elle marque mieux la différence des deux conceptions, et que la comparaison des deux thèses contraires précisera les termes du débat. « Parce que, dans les délibérations importantes, il y a toujours quelque raison qui nous détermine, et qu’on peut croire que cette raison fait dans notre volonté une nécessité secrète, dont notre âme ne s’aperçoit pas, pour sentir évidemment notre liberté, il en faut faire l’épreuve dans les choses où il n’y a aucune raison qui nous penche d’un côté plutôt que d’un autre. Je sens par exemple que, levant ma main, je puis vouloir la tenir immobile ou vouloir lui donner du mouvement, et que, me résolvant à la mouvoir, je puis la mouvoir à droite ou à gauche avec une égale facilité ; car la nature a tellement disposé les organes du mouvement que je n’ai ni plus de peine ni plus de plaisir à l’une de ces actions qu’à l’autre, de sorte que, plus je considère sérieusement et profondément ce qui me porte à celui-là plutôt qu’à celui-ci, plus je ressens clairement qu’il n’y a que ma volonté qui m’y détermine, sans que je puisse trouver aucune raison de le faire.
Je sais que, quand j’aurai dans l’esprit de prendre une chose plutôt qu’une autre, la situation de cette chose me fera diriger de son côté le mouvement de ma main ; mais quand je n’ai aucun autre dessein que celui de mouvoir ma main d’un certain côté, je ne trouve que ma seule volonté qui me porte à ce mouvement plutôt qu’à l’autre.
Il est vrai que, remarquant en moi-même cette volonté qui me fait choisir un des mouvements plutôt que l’autre, je ressens que je fais par là une épreuve de ma liberté où je trouve de l’agrément, et cet agrément peut être la cause qui me porte à me vouloir mettre dans cet état. Mais, premièrement, si j’ai du plaisir à éprouver et à goûter ma liberté, cela suppose que je la sens. Secondement, ce désir d’éprouver ma liberté me porte bien à me mettre en état de prendre parti entre ces deux mouvements, mais ne me détermine point à commencer par l’un plutôt que par l’autre, puisque j’éprouve également ma liberté, quel que soit celui des deux que je choisisse. »
Scherer prétend que Bossuet a mal vu, et il oppose à cette citation la suivante de Vauvenargues qui lui paraît en être une réfutation directe, quoique involontaire sans doute de la part de l’auteur.
« Notre vie, dit Vauvenargues, ne serait qu’une suite de caprices, si notre volonté se déterminait d’elle-même et sans motifs. Nous n’avons point de volonté qui ne soit produite par quelque réflexion ou par quelque passion. Lorsque je lève la main, c’est pour faire un essai de ma liberté ou pour quelque autre raison. Lorsqu’on me propose au jeu de choisir pair ou impair, pendant que les idées de l’un ou de l’autre se succèdent dans mon esprit avec vitesse, mêlées d’espérance et de crainte, si je choisis pair, c’est parce que la nécessité de faire un choix s’offre à ma pensée, au moment que le pair y est présent. Qu’on propose tel exemple qu’on voudra, je démontrerai à un homme de bonne foi que nous n’avons aucune volonté qui ne soit précédée par quelque sentiment ou par quelque raisonnement qui la font naître. Il est vrai que la volonté a aussi le pouvoir d’exciter nos idées, mais il faut qu’elle-même soit auparavant déterminée par quelque cause. La volonté n’est jamais le premier principe de nos actions ; elle en est le dernier ressort. C’est l’aiguille qui marque les heures sur une pendule et qui la pousse à sonner. Ce qui dérobe à notre esprit le mobile de ses volontés, c’est la fuite précipitée de nos idées ou la complication des sentiments qui nous agitent. »
Scherer continue : « Force est bien de le reconnaître. Une volonté humaine qui ne serait déterminée que par elle-même est une chimère. La volition est l’acte spirituel par lequel le moi tend à une action dont il attend sa satisfaction. C’est dire que derrière la volition il y a le désir, le désir qu’on a défini : un mouvement de l’âme vers un objet qui l’attire. Mais derrière le désir lui-même, il y a le caractère de l’individu, à savoir cette individualité physique, intellectuelle et morale, en vertu de laquelle tel objet lui agrée ou lui répugne, tel objet excite son désir ou ne l’excite pas. La cause déterminante et dernière de la volition est donc l’affinité de l’objet désiré avec la personnalité de celui qui le désire ; c’est le moi, mais le moi déterminé.
La liberté de la volonté consiste dans le rapport nécessaire qui en vertu de la nature même de la volonté existe entre elle et le moi, de telle sorte qu’elle est l’expression de mon propre être, la manifestation de moi-même, et qu’elle n’est déterminée que par cette individualité dont elle est l’exposant.
Ma volonté est libre parce qu’elle n’est entraînée par aucune contrainte ; elle n’est point contrainte parce que sa détermination vient du moi. Qu’est-ce qui m’empêchait, dans telle ou telle circonstance, de vouloir le bien ? Mon penchant mauvais ; mais ce penchant, c’est moi-même. Il n’y a donc point eu de contrainte extérieure, et par conséquent il y a eu liberté, car une contrainte intérieure ne pourrait venir que de moi ; or, dire que c’est moi qui contraint ma volonté, c’est dire qu’elle n’a point été contrainte ; on ne peut se contraindre soi-même.
Il est clair, d’après cela, que le sentiment de la liberté renferme une certaine illusion ; à savoir le sentiment de l’entière indépendance du moi, de son entière indétermination, mais ce sentiment vient de ce que c’est le moi lui-même qui est déterminé et de ce que je ne puis me distinguer de moi-même. Pour me sentir déterminé, il faudrait que je pusse me séparer de mon moi, devenir double, et en quelque sorte transporter dans ma conscience une dualité analogue à celle de l’âme et du corps. »
Nous ferons la critique de ce système, d’abord au point de vue purement psychologique, puis au point de vue moral et enfin au point de vue scripturaire.
Le déterminisme psychologique oppose donc à la liberté la nécessité pour la volonté de se déterminer d’après ses motifs ; or, ces motifs étant l’expression de la nature du moi, il en résulte que la liberté de choix n’est qu’une illusion, puisque le moi sera inévitablement déterminé par le motif le plus fort ; l’acte même le plus capricieux de notre soi-disant libre arbitre n’échappera pas à cette loi, et une analyse approfondie y reconnaîtra un acte aussi nécessaire, aussi déterminé que tous les autres.
Remarquons toutefois de prime abord que cette inférence tirée du motif le plus fort repose en réalité sur un malentendu, et que par cette expression même on transporte au motif une valeur qu’il n’a point en soi. Qu’est-ce qu’un motif ? C’est une raison fournie par l’intelligence qui nous détermine à agir ; mais, comme nous l’avons vu dans notre premier chapitre, l’action de la volonté se combine incessamment avec l’acte intellectuel, aussitôt que celui-ci doit avoir une portée morale et pratique qui intéresse le moi tout entier. Le motif n’est donc pas un produit pur et simple de l’intelligence s’imposant à la volonté, et le motif le plus fort ne devient tel que pour autant que la volonté individuelle y consent. C’est l’intelligence, sans doute, qui formule le motif, mais c’est la volonté qui l’évalue, et il ne doit être appelé fort ou faible qu’ensuite de cette évaluation subjective. La force ou la faiblesse du motif est déterminée par la nature ou la qualité des fins que le sujet poursuit et qu’il s’est volontairement proposées à lui-même. C’est donc la volonté qui transforme les raisons fournies par l’intelligence en motifs d’action pour le moi, et qui assigne à ces motifs leur ordre hiérarchique.
Mais, si les motifs dérivent de la volonté, et si, d’autre part, la volonté ne peut agir sans motif, sans une raison quelconque d’agir, sous peine de dégénérer en pur caprice, on pourra nous demander comment nous expliquons le premier acte de volonté ; car celui-ci devrait être à la fois privé de motif, puisqu’il est le premier acte de volonté, et influencé par un motif quelconque, puisqu’il est un acte de volonté. Mais cette objection ne nous embarrasserait qu’autant que nous resterions dans l’abstraction ; en réalité, nous avons le droit de l’écarter d’emblée comme transportant la logique là où elle n’a que faire. Si, comme c’est le cas, nos différentes facultés se dégagent simultanément les unes des autres dans le mystérieux travail de la vie, il est bien inutile de prétendre surprendre dans la réalité la première volition qualifiée comme telle et l’isoler du motif dont elle est dérivée et de celui qu’elle-même va procréer ; à l’époque d’éclosion de la vie morale, nous ne pouvons attribuer une priorité réelle à l’une des trois facultés de la nature humaine, sentiment, intelligence ou volonté : cette priorité n’existe pas ou n’existe que dans les systèmes de psychologie. Qu’importe d’ailleurs à notre sujet ce qui peut se passer dans cette période de la vie morale si rapprochée encore de la vie instinctive qu’elle se confond à moitié avec elle ? Pour arriver à des résultats sérieux, nous devons rechercher les faits soumis à notre étude et à notre analyse dans un milieu connu, et ne nous occuper que de ceux qui sont susceptibles en eux-mêmes d’être constatés et définis ; or, ces faits, nous les possédons et avons le droit de les faire valoir. La preuve de la valeur subjective des motifs de nos actions nous est donnée par notre propre expérience et par celle d’autrui. Nous pouvons constater tous les jours que les motifs les plus valables et les plus puissants pour l’un sont moins puissants ou tout à fait nuls, ou même agissent en sens inverse pour un autre, placé d’ailleurs dans les mêmes circonstances et doué des mêmes facultés intellectuelles. Il faut donc que cette diversité d’appréciation corresponde à une diversité plus profonde, qui ne peut être que celle des points de vue moraux où chacun de ces deux hommes se place par un acte de libre choix.
On pourrait toutefois alléguer une diversité originelle de nature chez l’un et l’autre sujet comme rendant compte de la diversité de leurs motifs déterminants. Aussi ajouterons-nous un second fait d’expérience au premier, c’est que cette diversité de motifs déterminants que nous venons de constater chez des individus différents, peut se rencontrer chez un seul et même sujet à diverses époques de sa vie ; quelquefois même, ce qui est aussi favorable à notre thèse qu’embarrassant pour ses adversaires, la force ou l’efficacité d’un motif peut, chez le même sujet, changer du tout au tout et d’un moment à l’autre ; ce qui hier encore était pour moi un motif d’agir ainsi, se trouve être aujourd’hui un motif d’agir autrement. Ce changement ne résulte pas d’une autre conception intellectuelle du motif en question ou de l’intervention d’une connaissance nouvelle qui aurait invalidé le motif précédent ; non, je reconnais que le changement ne s’est pas produit dans le fait externe, que je connaissais aussi bien hier qu’aujourd’hui, mais en moi-même, dans le rapport de ma volonté à l’objet de ma connaissance ; et c’est ainsi que le motif accepté hier comme fort par ma volonté est repoussé aujourd’hui par elle comme faible ou nul.
Ce phénomène moral est fréquent ; il porte un nom, ou plutôt il en porte deux, suivant la direction imprimée par ce changement ; il se nomme chute ou conversion.
Occupons-nous spécialement du second cas, plus probant pour notre thèse dans notre état moral actuel. Nous pourrons en tirer une conclusion a fortiori : si la conversion est encore possible dans notre état de déchéance, à plus forte raison notre liberté devait-elle être active et efficace dans l’état normal. Le fait de la conversion n’a, il est vrai, rien d’embarrassant pour le prédestinatien, toujours libre de l’attribuer à l’action irrésistible de la grâce ; mais cette ressource fait défaut au déterministe psychologique qui nous occupe seul ici, et rien n’est plus instructif à cet égard que de relire la page de M. Scherer où il s’efforce de sortir de cette impasse ; nous nous convaincrons qu’en recourant à une pauvre échappatoire, il a fait valoir d’autant le point de vue opposé.
« Il reste cependant encore, dit-il, un autre phénomène à expliquer, c’est celui de la modification du moi par le moi. Prenons tout d’abord un exemple significatif, le fait de la conversion. Si les volitions ne sont que l’expression d’un moi déterminé, si la volonté n’est pas une puissance neutre et par là capable de réagir contre les penchants de l’individu, comment celui-ci peut-il se déterminer dans un sens entièrement contraire à sa direction morale antérieure ? Comment peut-il se convertir ?
En premier lieu, par un effet de la connaissance. L’homme n’apprend pas seulement ce qu’il veut apprendre ; il apprend sans cesse malgré lui. Qu’on réfléchisse, par exemple, à ce que la souffrance lui apporte d’enseignements. La société de nos semblables, le cours des événements, l’expérience de la vie influent continuellement sur nous. Tous les jours, nous apprenons quelque chose, et chaque nouvelle connaissance modifie toute la masse des connaissances précédemment acquises. Or le rôle de la connaissance dans l’économie spirituelle de l’homme est de faire pénétrer des éléments nouveaux dans le domaine de sa vie. Ce qu’il ignorait n’existait pas pour lui ; ce qu’il sait est une réalité avec laquelle il est entré en contact. Dès lors aussi cette réalité peut devenir un motif pour sa volonté. C’est ainsi que l’homme se modifie à toute heure ; c’est ainsi que s’opèrent les plus grandes révolutions morales ; c’est ainsi enfin que l’humanité elle-même fait son éducation, qu’elle se transforme peu à peu, qu’elle accomplit même un certain progrès moral à mesure qu’elle avance dans la connaissance. Le christianisme n’a pas agi autrement sur elle. »
Ainsi donc, d’après notre auteur, la connaissance acquise, et acquise même involontairement, se transforme immédiatement et inévitablement en un motif déterminant l’acte ; il n’y a pas d’espace, d’intervalle, de hiatus possible entre la connaissance et l’acte ; toute connaissance transformée en motif se traduit en acte ; l’absence de l’acte accuse l’absence de la connaissance. — Comment expliquer à ce point de vue que la même connaissance produise chez deux individus, également doués d’intelligence, des actes opposés ; et puisque l’on ose dire que le christianisme n’a rien apporté de plus à l’humanité que de nouvelles connaissances, comment se fait-il que la prédication de l’Évangile ne soit pas une cause générale de conversion ou une cause générale d’endurcissement ? Comment se fait-il également que des connaissances amassées lentement et progressivement chez le sujet puissent produire dans certains cas une révolution subite et soudaine ?
Cependant un scrupule arrête encore M. Scherer ; il n’a pas tout expliqué ; il n’est pas encore en règle avec tous les faits, et il est de trop bonne foi pour en rien dissimuler. Il continue donc, et nous aimons à le suivre, parce qu’il nous donne l’exposition la plus franche et la plus complète du déterminisme psychologique, des raisons qu’il allègue et des solutions qu’il peut nous donner. Il ne peut nier, par exemple, que la volonté n’entre en part dans l’acquisition de certaines connaissances ; or ce fait ne laisse pas que de menacer sa thèse ; il s’efforcera donc de l’écarter, sans y réussir, comme on va le voir :
« S’il est des changements qui sont ainsi en quelque sorte involontaires, il en est d’autres dans lesquels le moi agit sur lui-même. On n’a pas assez remarqué que cette action volontaire est nécessairement indirecte. Elle s’accomplit au moyen de l’attention. En détournant son attention de la satisfaction pour la porter sur l’idée du bien, de sa majesté, de ses droits, l’homme se met en contact avec des considérations qui vont devenir pour lui des motifs déterminants.
Au moyen de cette activité intellectuelle, il se place lui-même sous l’action des motifs dont il s’agit. C’est que l’attention n’engage pas le moi ; c’est que le moi, en s’appliquant à considérer le bien, ne s’abandonne pas encore et se réserve de ne céder qu’à la persuasion. C’est donc un biais que l’individu prend pour agir sur soi-même, et cela au moyen d’un acte moitié intellectuel, moitié moral, qui n’équivaut pas à une détermination, et qui, par conséquent, ne s’accomplit pas nécessairement dans la direction déjà imprimée au moi. C’est par l’acte mixte de l’attention, qui en lui-même semble n’engager à rien et ne rien décider et qui introduit seulement à sa suite les motifs déterminants, c’est par ce procédé indirect que l’homme agit sur sa propre volonté et parvient à se modifier, tout en prenant son point d’appui dans le moi lui-même. »
« On n’a pas assez remarqué, » nous dit l’auteur ; mais lui-même, en nous donnant cette analyse compliquée de l’acte prétendu mixte et indirect de l’attention, s’est-il préservé de toute inadvertance en matière psychologique ? La volonté n’est-elle pas supposée directement dans cet acte, intellectuel sans doute, quant à sa nature et à sa qualité, mais moral, quant à son origine et à sa tendance ? L’auteur lui-même ne l’a-t-il pas supposé clairement lorsqu’il nous a dit : « Au moyen de cette activité intellectuelle, le moi se place lui-même sous l’action des motifs dont il s’agit » ? N’est-ce pas dire que c’est le moi qui veut rendre l’intelligence active, et cela sans doute pour une raison déjà antérieurement formulée et inhérente à la volonté elle-même, mais non déterminante pour la volonté ? Et qu’est-ce que le biais qu’on voudrait nous faire admettre, sinon une équivoque issue du parti-pris, une manière de reculer la question au lieu de la résoudre ? L’attention ne serait donc qu’une surprise du non-moi sur le moi, et ressemblerait à une de ces imprudences par lesquelles il arrive quelquefois qu’un membre saisi par un engrenage y entraîne le corps tout entier ; de même, en livrant notre esprit à un objet quelconque par l’acte moitié volontaire, moitié intellectuel de l’attention, le moi ne s’aperçoit pas qu’il se livre tout entier à cet objet. Mais le fait véritable de l’attention est-il tel qu’on nous le décrit ici ? est-il ce fait mixte, indirect, ce biais pris entre l’intelligence et la volonté, qui engage la volonté, sans que celle-ci y ait pris garde ?
Non, la connaissance, et la connaissance involontaire ou à moitié involontaire n’est pas le seul élément de nos motifs ; il y a des cas nombreux, où la connaissance est elle-même le produit pur, simple et direct de la volonté ; il y a des cas où j’ai voulu connaître, pour pouvoir vouloir, et où l’absence de la connaissance nécessaire pour vouloir accuserait l’absence d’une volonté initiale, et ce sont précisément les cas où il y a eu attention. Or l’intensité, l’efficacité et la durée de cette opération intellectuelle dépend précisément de la part d’initiative qu’y a prise la volonté, et du degré auquel la volonté la soutient ; car pour diriger mon attention, pour appliquer ma faculté intellectuelle sur un objet, de préférence à un autre qui peut-être agréerait mieux à mon penchant, pour l’appliquer plus ou moins longtemps, il faut que la volonté ait un motif qui ne relève pas de la connaissance et qui lui soit antérieur, puisque celle-ci n’est pas encore acquise.
Nous sommes donc conduits par l’analyse psychologique du fait de notre volonté à ce résultat, que, si elle est souvent déterminée par des motifs antérieurs à elle et qui lui sont imposés avec une force presque irrésistible par la nature des choses, il est des cas nombreux où c’est la volonté elle-même qui évoque, crée, choisit et apprécie ses propres motifs, les compare, exclut les uns et accepte les autres pour s’abandonner ensuite à leur influence jusqu’à un degré qu’elle se réserve le droit de fixer et de modifier. Il est des cas où la volonté fait prévaloir ces motifs de sa création sur d’autres motifs plus impérieux et en soi plus efficaces chez les hommes parvenus à un point de vue moral supérieur ; l’observation psychologique nous montre le moi se déterminant lui-même, posant dans la série de ses déterminations des commencements nouveaux, passant volontairement d’une influence sous une influence contraire, substituant un motif à un autre motif, ou même se déterminant à l’exclusion de tout autre motif que celui de n’en point avoir, c’est-à-dire par pur caprice et au hasard, et transformant le caprice et le hasard lui-même en motif déterminant ; se complaisant, dans ce dernier cas, à agir et à vouloir de telle façon, sans autre raison que celle d’agir et de vouloir ainsi, ce qui est aussi une raison. Étant donnés deux moi dans une situation morale absolument pareille, doués d’une nature identique et porteurs de connaissances semblables, il faut admettre que l’un pourra agir dans un sens et l’autre dans un sens contraire. L’observation psychologique conclut à l’existence de la liberté de choix à côté de la spontanéité dans le fait de la volonté humaine.
On peut nous répondre toutefois par une fin de non-recevoir ; car il est possible de tout nier ou du moins de douter de tout ; on peut nous dire : Vous êtes la victime d’une illusion ; votre moi est déterminé par des causes imperceptibles, insaisissables à l’observation, se dérobant à toute analyse, et l’illusion qui vous fait croire à votre liberté de choix, au caractère propre et volontaire de vos déterminations, n’est elle-même que l’effet chez vous d’une détermination naturelle. Les accidents que vous observez, si fortuits, capricieux et imprévus qu’ils paraissent dans votre organisation morale, ne sont pas autre chose que des modifications procédées de causes encore latentes, inconnues et inexplorées ; les prétendus écarts de la liberté ne sont dus qu’aux préjugés de votre ignorance, et se résoudront, mieux analysés, en modes uniformes de votre substance morale, quand vous les aurez sondés jusqu’au fond et rapportés à leur vrai principe. Prouvez le contraire ! il vous faudrait pour cela, ajoute-t-on triomphalement, vous dédoubler en deux moi, dont l’un serait l’observateur neutre et impartial de l’autre ; il vous faudrait sortir de vous-même pour vous regarder.
Nous sommes obligés de convenir que, si la notion de la liberté de choix ou du libre arbitre n’implique pas positivement contradiction, comme le prétendent les déterministes, il n’en reste pas moins au fond de ce fait moral un mystère irréductible ; et M. Scherer a raison de dire que la liberté dite intelligible est au fond tout ce qu’il y a de plus inintelligible. Nous en convenons d’autant plus volontiers que précisément cet élément inintelligible de la liberté humaine lui est tout à fait essentiel et que, le supprimer dans un intérêt philosophique ou au profit d’une plus grande clarté de la notion, ce serait en définitive supprimer la liberté elle-même. Dire que tous les actes de la liberté sont et doivent être intelligibles, c’est la faire retourner à la nécessité ; c’est retomber dans le fatalisme. Pour que le libre arbitre soit réel et sérieux, il faut lui laisser tous ses droits, jusqu’à celui d’agir, cas échéant, dans le sens contraire au bien, au vrai, à l’utile, au raisonnable ; il faut avoir le courage de lui accorder le droit d’être inintelligible et illogique, extravagant, contradictoire dans ses manifestations, mystérieux et énigmatique par conséquent. L’existence même de l’ordre moral est à ce prix, et nous n’hésiterions pas à dire, s’il le fallait : Périsse la philosophie, pourvu que la liberté et la morale soient sauvées ; car l’homme peut encore se passer de philosophie, de logique, de science, mais il ne peut se passer de la vie. Au reste nous n’avons pas même besoin d’aller jusque là : la philosophie est possible avec la donnée de la liberté ; il y a une philosophie de la liberté, et nous ne sommes pas placés dans le fâcheux dilemme de nier la philosophie ou de nier la liberté. La seule philosophie que nous nions, c’est celle des penseurs idéalistes, intellectualistes et fatalistes qui poursuivent avant toutes choses l’unité logique et rationnelle, l’enchaînement nécessaire des causes et des effets, appliquent au monde moral le type de leur système et excluent la liberté de l’univers, parce qu’elle ne cadre pas avec leur système. Il faut, pour que la grande cause de la liberté soit sauvée, dût la philosophie y périr, il faut que l’être doué de libre arbitre puisse vouloir et agir même sans aucun motif ou contre tout motif, vouloir ce qu’il ne devrait pas vouloir, ce qu’il est insensé et coupable de vouloir ; il faut qu’il soit libre de vouloir le mal, c’est-à-dire le malheur et son propre malheur, le péché, c’est-à-dire la mort et sa propre mort ; libre de le vouloir sciemment, sans sollicitation ni contrainte, sans séduction qui surprendrait ses facultés intellectuelles et morales. C’est jusque là que sont allés tous les vrais partisans de la liberté, entre autres Secrétan dans sa Philosophie de la Liberté et Julius Müller dans sa Lehre der Sünde. Sinon, vous mutilez la notion de la liberté de choix, vous l’altérez, vous la supprimez ; en niant la possibilité du mal, vous refusez à la conscience la satisfaction qu’elle réclame.
Admettons donc que la logique et la raison ne puissent établir péremptoirement et mathématiquement la réalité du fait intérieur de notre liberté de choix et qu’elles soient tout à fait incompétentes pour rendre compte de ses manifestations ; nous en étonnerons-nous, puisque nous les voyons tout aussi incapables d’établir péremptoirement et mathématiquement la réalité du monde extérieur et la véracité de nos sensations externes ? La réalité du monde extérieur et la réalité du monde moral seront donc réputées objet de foi et non pas de science et de logique pure ; nous deviendront-ils pour cela moins évidents et moins nécessaires ? Moins évidents, non, puisque les faits moraux apportent avec eux, selon nous, une évidence tout aussi forte que les vérités logiques, quoique d’un autre ordre ; moins nécessaires, non, si toutefois nous plaçons l’ordre moral au sommet de tous les autres. Pour que notre démonstration devienne péremptoire, il faudra donc transporter la discussion du domaine de la logique ou de la psychologie pure dans celui de la morale. L’exemple cité par Bossuet d’un acte aussi moralement indifférent que le mouvement de mon doigt laisse trop de prise à l’hypothèse touchant l’origine secrète de ce mouvement, pour nous amener à des résultats réellement utiles. Pour savoir si j’ai été vraiment libre de mouvoir mon doigt de telle ou telle façon, il suffit de demander si l’auteur d’un meurtre, par exemple, est responsable ou non de la direction qu’il a imprimée à son bras. La question ainsi posée ne saurait attendre longtemps sa réponse. C’est donc en en appelant au témoignage de la conscience, confirmé par celui de l’Écriture, que nous chercherons à établir que la substitution chez le même individu d’un motif à un autre est un fait de libre arbitre.
Nous demandons si la conscience, sérieusement interrogée, témoigne en faveur du déterminisme ou de la liberté. En répondant à cette question, il ne faut pas confondre l’imputation pure et simple d’un acte à son auteur et la responsabilité de cet acte à lui attribué.
Le jugement imputatif constate uniquement qu’un acte, quelle que soit sa nature, est procédé de tel agent comme de sa cause, morale ou physique, consciente ou inconsciente. L’imputabilité a déjà sa place dans le domaine des faits instinctifs ; elle est donc admise par la théorie déterministe. Attribuer à la conscience le jugement d’imputation, ce n’est donc point encore se prononcer en faveur de la liberté véritable. Le jugement d’imputation n’implique point encore la responsabilité du sujet, auteur du fait. — La responsabilité… nous venons de prononcer le mot qui marque la frontière du déterminisme et du domaine moral. Or, non seulement la conscience impute les actes du moi au moi, en sa qualité de sujet et d’agent, mais elle l’en rend responsable ; c’est-à-dire qu’elle déclare le sujet approuvable, si ces actes sont bons, et coupable, s’ils sont mauvais. Le jugement de responsabilité correspond au fait de la liberté de choix, qu’elle confirme, comme le simple jugement d’imputation correspond au fait de l’initiative de l’agent. Sans liberté de choix, il y a encore imputabilité, mais point de responsabilité ; avec liberté de choix, il y a à la fois imputabilité et responsabilité ; et la conscience, qui nous accuse ou nous défend, proclame ainsi non seulement l’origine, mais la qualité de nos actes. La conscience répond à la question : coupable ou non coupable ? et dans les cas même où elle se trompe, encore témoigne-t-elle en faveur de la faculté, inhérente à la volonté de l’homme, de faire son choix entre deux alternatives, même sans autre influence que celle des motifs choisis et posés par elle, sans aucune contrainte fatale du moi-nature sur le moi-volonté.
La liberté de choix est donc confirmée par la conscience. La responsabilité et la liberté de choix deviennent par là objets de foi ; elles sont ainsi soustraites au contrôle exclusif de la faculté rationnelle et logique ; et, à supposer même que la raison prétende invalider ces faits moraux, ou que l’analyse logique les déclare inintelligibles, le témoignage de la conscience, qui les établit, n’en devrait pas moins prévaloir sur la raison et la logique.
Mais, si au témoignage de la conscience morale vient s’ajouter celui de l’Ecriture, le déterminisme nous apparaîtra à la fois comme une négation de la nature humaine et des révélations divines, comme une aberration, aussi bien au point de vue moral qu’au point de vue chrétien.
Le terme grec d’ἐλευθερία, que nous traduisons par liberté, semble exclure le choix et l’exclut en effet dans la langue du Nouveau Testament.
La vraie liberté, qui est opposée dans l’Ecriture à la servitude du péché, est toujours identifiée à l’obéissance absolue au bien (Romains 6.16-19), et, à l’inverse, l’usage de la liberté de choix dans un sens contraire au bien et à Dieu est toujours identifié à la négation de la vraie liberté, à l’abus de la liberté (Jean 8.32-36 ; 1 Corinthiens 8.9 ; Galates 5.13). Le libre arbitre, c’est-à-dire la faculté de choisir entre le bien et le mal, est exclu par là même de la notion biblique de liberté, qui n’est autre chose, dans l’état de perfection, que la nécessité morale et définitive du bien. Le terme biblique d’ἐλευθερία dépasse donc la notion précise dont nous nous occupons en ce moment et dont nous ne trouvons pas le synonyme ni l’équivalent dans la terminologie de l’Ecriture ; mais, si le terme n’y est pas, la chose y est, c’est-à-dire que, sans définir la liberté de choix, pas plus que d’autres notions vivantes et concrètes, avec une exactitude philosophique, l’Ecriture nous les montre dans la vie, dans les faits ; elle nous montre la liberté de choix dans les déterminations concrètes de la volonté ; elle ne proclame pas la liberté, elle la fait agir devant nous, et ici, où nous traitons de la liberté dans l’état normal, nous avons le droit de recueillir nos témoignages dans l’Ecriture tout entière et de conclure a fortiori du fait de la liberté déchue à celui de la liberté intacte. Or ces témoignages ne nous feront pas défaut, à commencer par les premières pages de la Bible. L’homme au paradis nous est représenté comme placé entre l’arbre de la vie et l’arbre de la connaissance du bien et du mal, appelé à se décider entre l’un et l’autre, et doué de la faculté de se porter vers l’un ou vers l’autre librement, sciemment et volontairement, faculté qui sera plus particulièrement sollicitée par l’épreuve qui l’attend. L’homme mangera-t-il ou ne mangera-t-il pas du fruit défendu ? Jusqu’au moment décisif, il y avait plutôt une présomption qu’il resterait fidèle au commandement de Dieu ; l’épreuve était une véritable épreuve, dont l’issue n’était point fatale ; et le récit biblique de la chute nous présente cette issue non pas comme un progrès nécessaire, ainsi que le prétend M. Scherer qui prend à ce propos les paroles du diable pour des paroles divines, mais comme une chute réelle et profonde, comme un fait tout à la responsabilité et à la charge de l’homme qui s’est laissé séduire, un fait qui ne devait pas être, qui était d’une manière absolue le contraire du bien, c’est-à-dire de la volonté de Dieu et de la destination de l’homme. Cette appréciation est confirmée par la mention solennelle des sentences divines exprimant la réprobation de Dieu sur les coupables et sur l’acte qu’ils ont commis, et par l’annonce des terribles conséquences de la première désobéissance (Genèse 3.22). L’imputabilité et la responsabilité de l’homme pécheur sont donc toutes deux établies par le récit biblique de la chute, et prouvent par induction la liberté de choix, le libre arbitre chez l’homme primitif.
La faculté de connaître le bien et le mal, et de prendre parti pour l’un ou pour l’autre, nous est présentée dans plusieurs passages comme la caractéristique de l’âge de raison (Deutéronome 1.39 ; Ésaïe 7.15), le signal du passage de l’état d’innocence ou d’instinct à l’état moral. Dieu place à diverses reprises devant le cœur de son peuple la vie et la mort, la bénédiction et la malédiction, en l’invitant à choisir et à bien choisir (Deutéronome 11.26-27 ; 30.1,19 ; Josué 24.15). L’Ancien Testament nous montre ainsi l’homme libre de se décider entre deux partis contraires sans une prédétermination supérieure. Le verbe choisir s’applique également à l’acte humain du choix (Josué 24.15) et à l’élection divine (Deutéronome 7.6). Selon l’Ancien Testament l’homme est donc libre d’agir selon son bon plaisir, de faire ce qui est bon à ses yeux. Aussi Jésus rappelle-t-il aux Juifs que s’ils ont encouru les jugements de Dieu, c’est qu’ils l’ont voulu en repoussant les faveurs divines (Matthieu 23.37). Les païens eux-mêmes sont déclarés par saint Paul inexcusables, c’est-à-dire responsables de leur ignorance, de leur incrédulité et de leur immoralité (Romains 1.20). Christ est venu dans le monde, non pour juger, mais pour que les hommes se jugent eux-mêmes à son apparition par la manifestation spontanée des dispositions secrètes et diverses de leurs cœurs. C’est à ce titre qu’il est salué par Siméon (Luc 2.34-35), et qu’il comprend et prévoit lui-même les résultats de son œuvre (Jean 3.17-21 ; 12.47 ; 9.39) ; c’est le double effet aussi que les apôtres ont partout constaté à la suite de la prédication de l’Evangile (2 Corinthiens 2.15-16). L’Evangile a donc été un agent de décision morale dans l’humanité. Mais ce double effet est rapporté dans l’Ecriture au libre arbitre de l’homme, plutôt qu’à une prédétermination fatale de nature, puisque partout, et dans la Nouvelle et dans l’Ancienne Alliance, chez les chrétiens comme chez les juifs et les païens, elle déclare les rebelles en fin de compte responsables de leur conduite, dignes de châtiment, objets de la juste colère de Dieu (Jean 3.36 ; 16.8-9). D’ailleurs, alors même que l’Ecriture ne formulerait dans aucun texte particulier la liberté de choix, nous pouvons dire qu’elle la proclamerait sans cesse par le récit qu’elle nous fait des rapports entre Dieu et l’humanité, et par le point de vue auquel elle juge ces rapports : Dieu commandant, offrant, bénissant, récompensant, punissant ; traitant des alliances avec l’humanité ; intervenant dans son histoire par des manifestations surnaturelles de sa puissance, mais rendant de nouveau un éclatant hommage au droit de la liberté humaine en faisant cesser à temps ces interventions et en rendant pour ainsi dire l’homme à lui-même ; Dieu enfin éprouvant l’homme, afin de voir ce qui est dans son cœur, et l’homme tantôt répondant, tantôt se refusant à ces avances divines, non plus selon le degré de ses lumières et de ses connaissances religieuses, mais selon l’état moral de son cœur.
Ainsi l’obstacle au bien n’est selon l’Ecriture ni dans quelque défaut fatal de la nature de l’homme, comme le défaut de connaissance, ni dans une fatalité supérieure ; il est dans le cœur même de l’homme, et, si le spectacle de l’histoire ne suffisait pas pour établir cette thèse, l’annonce du jugement final qui doit clore cette histoire et couronner tous les jugements partiels dont elle a été marquée, en donnerait la démonstration éclatante et définitive. L’Ecriture, en effet, nous représente ce jugement sous la forme d’une séparation définitive des bons et des méchants, les uns bénis, les autres maudits, et d’une manifestation de toutes les activités humaines même les plus cachées (Matthieu 25 ; 2 Corinthiens 5.10).
Si l’homme n’était pas responsable de sa conduite, comment le Dieu juste jugerait-il le monde ? S’il n’y avait pas de liberté de choix en l’homme, le jugement dernier ne serait que le dernier acte de la grande comédie de l’histoire de l’humanité. La doctrine biblique du jugement est l’antithèse la plus éclatante du déterminisme.
En statuant le libre arbitre au nom de la conscience et de l’Ecriture, et en opposant cette doctrine à celle du déterminisme, nous ne l’avons pas encore exactement analysé ; nous en avons seulement posé le principe ; nous n’avons pas décrit ses gradations et ses lois internes. Après avoir défendu le libre arbitre contre ceux qui le nient, nous allons le définir et le délimiter en nous opposant à ceux qui l’exagèrent, aux partisans du libéralisme exclusif auquel Pélage a donné son nom.