Homilétique

1.3 De la disposition sous le point de vue oratoire.

Nous avons distingué la disposition logique ou didactique, qui ne s’inquiète que de la connaissance et du jugement, de la disposition oratoire, qui se soucie de l’effet à produire sur l’âme, et par l’âme sur la volonté. Mais ces choses ne sont pas distinctes à tel point qu’une disposition qui ne serait pas logique puisse être oratoire. Loin de là, la disposition logique est la base de la disposition oratoire, comme la raison est la base de l’éloquence. Il y a même plus : un discours logiquement disposé est par cela même oratoire à un certain degré. Il est clair qu’un vice dans la disposition logique, en affaiblissant la preuve, affaiblirait d’autant l’impression, attendu que l’âme est frappée ou pénétrée d’une vérité à mesure que cette vérité est plus certaine et plus claire, et par là même il est évident que tout progrès de la preuve est un progrès dans la persuasion, et même un progrès instantané, puisque, en des matières comme celle du discours sacré, il n’est guère possible que ce qui parle à l’esprit ne parle pas au cœur. L’effet de l’argumentation, dans un discours de religion et de morale, est toujours un effet mixte. Car, quand nous parlons de disposition oratoire, nous supposons que les matériaux qu’il s’agit de disposer sont eux-mêmes oratoires ; et la disposition ne peut faire autre chose que leur confirmer ce caractère ou le fortifier.

Mais s’il y a déjà quelque chose d’oratoire dans une disposition logique d’un tel discours, il y a des moyens de la rendre oratoire, qui, fondés sur la logique ou conformes à la logique, ne sont pas suggérés par elle, et hors de l’emploi desquels le discours ne lasserait pas d’être parfaitement logique. Ils correspondent à une logique qu’on pourrait appeler la logique de l’âme, et on pourrait en conséquence les appeler psychologiques. Le propre de l’âme, son premier besoin, à défaut de l’action ou en attendant l’action, c’est le mouvement. Et parce que l’éloquence est le langage que l’âme veut entendre, le caractère de l’éloquence ou du discours oratoire, c’est le mouvement. Eloquentia nihil est nisi motus animæ continuuss.

s – Quid aliud est eloquentia nisi mollis animæ continuus ? (Cicéron)

Il s’agit donc, pour l’orateur, de communiquer à l’âme le mouvement qu’elle demande, un mouvement vers un certain but.

Mais en quoi consiste ce mouvement ? Il consiste, pour celui qui écoute, à marcher de l’indécision, de l’indifférence ou de l’engourdissement de la volonté, jusqu’à sa pleine détermination, ce qui a lieu à mesure que l’âme s’unit plus étroitement à la vérité qui lui est proposée.

Le mouvement dont il s’agit est, suivant l’expression de Cicéron [que nous avons citée], un mouvement perpétuel ou continu.

On peut, par un mot ou par un acte isolé, communiquer un mouvement à l’âme, l’incliner instantanément vers un certain objet, lui faire faire un acte de volonté ; mais ce mouvement n’est qu’une secousse. On peut, par les mêmes moyens, répéter, multiplier ces secousses. Ce sont des fractions d’éloquence, des moments éloquents ; ce n’est pas l’éloquence ; ce n’est ni l’art ni le génie oratoire. L’éloquence consiste à entretenir le mouvement dans le développement d’une pensée ou d’une preuve, à le perpétuer, selon l’expression de Cicéron.

Perpétuer ce mouvement, n’est pas un artifice indigne de la candeur de la vérité, comme s’il s’agissait d’empêcher l’auditeur de reprendre haleine, de s’arrêter, de se reconnaître. La première infraction à la loi de la candeur serait dans le choix des éléments ; s’il n’est pas permis de les disposer oratoirement, c’était mal fait, avant tout, d’en choisir qui sont oratoires en eux-mêmes. Le premier tort serait de ne pas s’adresser uniquement à la raison : nous avons examiné cette question, et nous n’y revenons pas. Si, à mesure que vous remuez l’âme, vous éclairez la raison, si la lumière va croissant avec la chaleur, si, à quelque endroit que l’auditeur s’arrête, il peut se rendre compte du chemin qu’il a fait et justifier à sa raison l’émotion de son âme, qu’y a-t-il à reprendre, sous le rapport de la droiture, au procédé de l’orateur ? La vérité est faite pour émouvoir l’âme, l’âme est faite pour être émue par la vérité : peut-on dire que la vérité a été reçue lorsqu’elle n’est pas aimée, elle qui est souverainement aimable ? C’est dans son sein que s’accorde et se confond la faculté contemplative de l’âme avec la faculté affective ou sensible. La première règle du mouvement oratoire, c’est, nous l’avons vu, la continuité. Cette règle est négative. Il ne s’agit que de ne pas interrompre le mouvement ; et pourquoi, en effet, l’interrompre ?

Il faut que le mouvement soit continu, parce que tout ce qui l’interrompt ne l’interrompt pas seulement, mais réagit destructivement sur l’effet déjà produit.

Pour qu’il soit continu, il faut que ce qui suit un argument ou une idée, tout en étant différent de l’argument ou de l’idée précédente, soit propre à maintenir l’auditeur dans la disposition où l’a mis ce qui précède, et ne l’en détourne pas pour donner à son âme une tout autre direction. Ainsi, après avoir intéressé l’âme, s’adresser à la raison, pour revenir ensuite à l’âme, c’est rompre la continuité. C’est ce que fait aussi toute digression, tout écart loin du sujet, qui fait oublier le dessein de l’orateur. Et dans ce cas, l’intérêt de ce qu’on intercale est si loin de pouvoir servir d’excuse à l’orateur, que le défaut, au contraire, en est plus sensible.

[Quand même aucun de ces défauts ne se trouverait dans le discours, une chose encore pourrait nuire à la continuité du mouvement, savoir : les subdivisions multipliées. C’est le cas de ces plans symétriques qui n’ont que trop envahi la chaire. Je ne sais si la forme traditionnelle des sermons, ce schématisme raide et froid, a autant profité à l’instruction qu’il a nui à l’éloquence. Aussi devons-nous, au nom de celle-ci, des remerciements à ceux qui ont remis en honneur l’homélie, dans laquelle il y a toujours une espèce de continuité, donnée, selon la nature du texte, par l’enchaînement des idées ou par la suite des faits. Fénelon, dans son second Dialogue sur l’éloquencet, s’élève absolument contre les divisions, qui ne mettent qu’un ordre apparent, qui dessèchent et gênent le discours, qui le divisent en trois ou quatre discours. Les grands orateurs de l’antiquité et les Pères de l’Église ne divisaient pas leurs discours, où cependant ils distinguaient ce qui devait l’être, et où l’on observait aussi une loi de progression.

t – Dialogue II, vers la fin : « N’en doutez pas. Puisque nous sommes en train… »

[Expliquons-nous, cependant.] Il ne faut pas confondre deux choses différentes : la division en elle-même et les énoncés qui la rendent sensible. Il est clair que nous ne parlons ici que de la première de ces deux choses : la division en elle-même. Or, la division interrompt-elle la continuité du mouvement ? Cela ne peut-pas s’entendre de toute espèce de division ; car alors il faudrait renoncer au mouvement, tout discours étant nécessairement divisé en parties plus ou moins distinctes, et toute disposition impliquant une décomposition. À quoi Fénelon s’oppose-t-il ? Ce ne peut être à la division dans ce sens général ; mais, d’un côté, à la division formelle, annoncée d’avance, et de l’autre, à une décomposition trop artificielle et poussée trop loin. Je crois qu’il s’oppose en particulier à une subdivision fondée sur des distinctions peu importantes, à cette refente perpétuelle des idées, qui suspend à tout moment la marche du discours, et commande à tout moment des haltes intempestives ; [méthode dont il faut se défier, parce qu’elle est trop commode. Dans une certaine mesure, elle peut être nécessaire ; mais, poussée à l’excès, elle devient un oreiller de paresse, une dispense de méditer. C’est bien alors que l’on a, au lieu d’un discours suivi, une suite de petits discours. Ce n’est pas un beau marbre bien veiné, mais une dure mosaïque. – Fénelon parlait de cela d’autant plus à propos que cette méthode était fort accréditée. Dans les plus beaux sermons de Massillon, la chair du discours enlevée, on verrait au-dessous peu de frais d’invention : tout est dans cette découpure superficielle.]

De même que nous avons dit que la disposition en tant que logique est déjà oratoire, nous disons que le mouvement en tant qu’il est continu est déjà progressif. Il en est comme de la chute des corps graves, avec cette différence que ce n’est pas de l’accélération du mouvement, mais de son intensité que nous parlonsu. Le mouvement qui n’est pas interrompu est toujours plus fort. Mais le progrès dans le mouvement a aussi quelque chose de propre et de spécial, comme qui dirait d’un corps qui, indépendamment de l’impulsion première et de la pente qui l’entretient et pour ainsi dire la renouvelle, recevrait incessamment quelque impulsion additionnelle.

u – Tout mouvement réel a sa quantité. Ce n’est pas l’étendue ni la vitesse toute seule ; c’est le degré même de sa réalité, dont la vitesse et l’amplitude ne sont que le résultat et le signe : c’est l’intensité. Or, l’intensité, le degré de la réalité n’a sa mesure directe que dans l’énergie de la cause, dans la force. D’un autre côté, si la force est à elle-même sa mesure, elle se mesure aussi, elle mesure du moins son énergie actuelle à la résistance qu’elle doit vaincre. Le mouvement est la résultante de l’excès de la puissance sur la résistance.
(Ravaisson, De l’Habitude.

De même que le progrès dans le mouvement physique c’est de déplacer de plus grandes masses, de vaincre de plus grandes résistances, c’est d’augmenter d’intensité, le progrès oratoire, c’est que l’âme soit toujours plus fortement atteinte, plus profondément pénétrée. La loi du discours oratoire est, à cet égard, la même que celle du drame. Ayez toujours devant les yeux le drame, avec son nœud toujours plus serré, ses péripéties et sa catastrophe. Omnia festinent ad eventumv.

v – Semper ad eventum festinat. (Horace, Art poétique, vers 148.

1. Mais de l’idée générale du progrès oratoire passons à ses différentes formes, et reconnaissons d’abord qu’il y a progrès quand on passe de ce qui ne touche essentiellement que l’intelligence à ce qui agit sur la volonté. Non pas que chacune de ces facultés ne soit dans sa sphère aussi parfaite que l’autre ; mais dans la vie ce n’est pas l’intelligence qui complète la volonté, c’est la volonté qui complète l’intelligence ; la pensée en général, sinon chaque pensée en particulier, veut se résoudre en action ; l’homme tend de toutes ses facultés vers l’action. [Facultas vient de facere, c’est la puissance de faire.]

Il y a donc, en tout discours, un progrès de rigueur : c’est de la théorie à la pratique, de l’idée à l’action. On manquerait à cette règle en donnant l’explication du devoir après en avoir présenté les motifs. Ici se fait bien voir la différence entre la disposition logique et la disposition oratoire. Les deux ordres indiqués ci-dessus sont également logiques. Et même, dans la vie, l’explication d’un devoir, ou quelques directions sur la manière de le remplir, viennent très naturellement après les instances. Mais cela serait périlleux dans un discours public. L’optique du discours public et solennel n’est pas la même que celle d’un entretien.

2. Même dans une série d’idées toutes relatives à l’intelligence, il y a progrès de l’abstrait au concret, de l’a priori à l’a posteriori parce que les idées réalisées ou les faits, sans être intrinsèquement meilleurs comme preuves, agissent plus directement sur l’homme, et que le sentiment est plus voisin de la volonté que l’intelligence.

3. Entre les arguments d’une même nature, soit qu’ils s’adressent à l’intelligence ou à la volonté, il faut aller du plus faible au plus fort. Mais qu’est-ce que le plus faible et le plus fort ? S’il s’agit de preuves pour l’esprit, les plus simples, les plus évidentes sont les plus fortes, et les indices sont moins forts que les preuves. S’il s’agit de faits, le progrès est des moins graves aux plus importants. S’il s’agit de motifs, la question est difficile. Quels sont les plus faibles, quels sont les plus forts ? Les plus élevés sont-ils les plus forts ? Dans ce cas, Bourdaloue, traitant de l’impureté, et la considérant d’abord, comme signe, puis comme principe de réprobation, aurait eu tort.

Une question se présente. Lorsqu’un motif ou un argument est incomparablement plus fort que tous les autres, lorsqu’il est capital et décisif, pourquoi passer à travers plusieurs autres pour arrivera celui-là ? Est-ce ainsi que la chose se passe dans les discours occasionnels et accidentels ?

Peut-être pas à l’ordinaire ; mais peut-être se passerait-elle ainsi pour peu que ces discours fussent préparés et non fortuits ; et dans la plupart des cas nous ne doutons pas que cette méthode ne fût justifiée par le résultat.

Il est des cas, sans doute, où le discours public lui-même aura bonne grâce à ne mentionner les arguments secondaires que sous forme de prétermission ou même à ne les point mentionner du tout. Mais en général, et surtout pour ce qui concerne la chaire, le point de vue n’est pas le même que pour le discours accidentel ou occasionnel de la vie commune. La situation de l’orateur et des auditeurs est une situation tranquille ; le sujet n’est pas un intérêt du moment, une question subitement élevée, une mesure à prendre instantanément. Il n’y a pas non plus une passion excitée, à l’unisson de laquelle l’orateur doive se mettre.

Sans vouloir prétendre que le discours oratoire est une représentation poétique du discours réel (pas plus qu’une lettre n’est une imitation de l’allocution familière ou de la conversation), on peut dire pourtant qu’il y a quelque chose d’idéal. C’est bien la réalité, mais une réalité extraordinaire ; un point de vue non rencontré, mais donné. Cet auditoire n’est pas un individu connu ; c’est une collection d’individualités dont il faut calculer la moyenne, un être nouveau, un être sui generis. Ce n’est pas une rencontre fortuite, mais un rendez-vous solennel. Enfin il s’agit d’un acte isolé et censé unique, dans lequel il faut avoir tout dit pour n’y plus revenir.

On dit qu’il n’y a, en général, qu’une raison qui décide. Il est vrai que, quand un homme rend compte d’une action qu’il a faite ou d’une action qu’il va faire, on peut se tenir pour assuré qu’une des raisons qu’il donne est celle qui l’a déterminé ; c’est celle qu’il s’est donnée à lui-même, les autres sont pour autrui, à qui il veut justifier la résolution qu’il a prise. Pourquoi ne pas la dire la première ? ou plutôt, pourquoi ne pas dire celle-là seulement, puisqu’il est bien certain que si l’on commence par l’argument le plus fort, le reste ne sera ni senti ni même écouté ?

Mais l’orateur doit donner toutes les raisons : – d’abord, parce qu’il ne sait pas quelle est celle qui est décisive, et que, pour l’ordinaire, ce n’est pas la même qui décide tout le monde, ni chacun chaque fois ; – ensuite, parce que la vérité doit faire usage de tous ses moyens ; – et puis, parce qu’il est utile pour l’esprit de voir la lumière arriver de tous les points de l’horizon ; car il n’en est pas de la vérité comme du soleil ; Nous n’avons pas, [du reste,] la malheureuse idée que la quantité, dans ce genre, peut suppléer la qualité ; nous ne faisons pas de la conviction une espèce d’oppression de l’esprit, accablé par la masse des arguments et par la quantité des paroles.

Enfin, plus un argument est touchant et destiné à donner à l’âme une vive secousse, plus il a besoin d’être amené et préparé. L’âme, prise au dépourvu, est déconcertée par ces sommations véhémentes et brusques ; elle est accablée plutôt que vaincue, elle n’a pas de quoi réagir, à moins que ce qui précède ne l’ait mise dans une disposition convenable.

4. Conformément à la règle du progrès où du mouvement ascendant, où placerons-nous la solution des doutes et la réponse aux difficultés ? Sera-ce avant ou après les arguments positifs ? On ne peut pas faire à ’cette question une seule et même réponse. Tenons seulement pour certain d’avance que ce que la logique conseillera, la psychologie l’approuvera, et réciproquement. Je pense qu’il y a une distinction à faire. On peut placer avant la preuve positive l’examen des préjugés, des préventions, des équivoques, des confusions, des logomachies qui obscurcissent la question. C’est, pour ainsi dire, déblayer le terrain où l’on veut bâtir. Autre chose est la réfutation des objections proprement dites. Ou bien elle constitue le discours entier, ou bien elle vient après la preuve. Mais il faut qu’elle soit claire, vive, rapide ; qu’elle soit tournée en preuve ; qu’elle soit une application des arguments positifs qu’on a d’abord présentés.

Dans les discours composés de parties parallèles, il peut y avoir progression, pourvu que ces parties se suivent dans l’ordre de leur importance ; mais ce progrès ne saurait être comparé à celui d’un discours où, au lieu de deux ou trois parties latérales, tout est successif ; où il n’y a pas, en quelque sorte, deux ou trois discours, mais un seul, une seule suite d’idées, dont la première engendre la seconde, celle-ci la troisième, et ainsi de suite jusqu’à la fin, en sorte que les dernières pages sont fortes de la force de tout ce qui précède, et que tout le discours pèse sur le dernier paragraphe. C’est la chute accélérée des corps graves ; c’est, au lieu d’une progression arithmétique, une progression géométrique.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant