Pendant l'hiver, on remarqua une étrangère suivant assidûment les réunions évangéliques. Les chrétiens s'intéressèrent à elle, entre autres Claude Bernard, auquel cette femme raconta qu'ayant dû quitter la France pour la foi, elle avait perdu sa place et se trouvait sans ressources à Genève.
Claude fut touché de sa détresse et de son grand désir d'entendre l'Evangile. Il la prit chez lui et la chargea de servir les trois évangélistes logés dans sa maison (mars 1535).
Un jour, cette femme, nommée Antoina Vax, à l'heure habituelle du repas, posa sur la table une soupe aux épinards très épaisse ; Farel la regarda et dit qu'il préférait la soupe maigre du ménage. Froment et Viret se servirent du potage épais qu'Antoina avait préparée, disait-elle, exprès pour Viret, qui était encore malade. A ce moment, on vint annoncer à Froment l'arrivée de sa femme et de ses enfants. Il se leva précipitamment pour aller à leur rencontre, sans avoir eu le temps de goûter le potage. Viret seul en mangea sa part. A peine avait-il fini qu'Antoina, l'air bouleversée, entra dans la chambre en lui apportant un verre d'eau fraîche, le suppliant de le boire, sans vouloir lui dire pourquoi. Pierre Viret but l'eau, mais cela ne l'empêcha point de tomber gravement malade.
Claude Bernard fut désolé ; son ami semblait mourant ; que pouvait-il lui être arrivé ? Sur ces entrefaites, on s'aperçut que plusieurs objets disparus dans la maison avaient été volés par Antoina, et Claude Bernard commença à soupçonner cette femme d'avoir empoisonné Viret. Il voulut l'interroger, mais elle avait disparu et emmené ses enfants de la maison où ils logeaient. On sut qu'elle avait pris un bateau en demandant au batelier de s'éloigner de Genève.
Bernard la poursuivit et la ramena ; mais pendant qu'il aidait à ses enfants à débarquer, Antoina s'échappa et courut se réfugier chez un chanoine dans le haut de la ville. On apprit le lieu de sa retraite par des personnes qui l'avaient vue passer en courant ; la police fouilla la maison du prêtre et trouva la misérable femme blottie dans le recoin le plus obscur de la cave. Conduite en prison et jugée le 15 avril, elle confessa immédiatement son crime en déclarant qu'elle avait été poussée à le commettre par les « bonnets ronds », c'est-à-dire les prêtres. Ceux qu'elle nomma furent arrêtés ; des prêtres arrêtés et emprisonnés par des laïques ! Quelle audace ! C'était la première fois qu'à Genève on voyait des gens d'église jugés selon la loi commune. Antoina Vax fut condamnée à être décapitée. Quand on la fit monter sur l'échafaud, elle parut ne faire aucune attention à la foule immense qui l'entourait. Les yeux fixés sur des choses invisibles, elle agitait ses mains en criant : « Ôtez-les ! ôtez-les ! » Les gardes lui demandèrent ce qu'elle voulait dire. « Ces bonnets ronds, répondit-elle, ces bonnets ronds-là ; voyez, ôtez-les, ils sont cause de ma mort. » Au moment où la hache du bourreau se levait sur elle, la malheureuse criait encore : « Ôtez-les »
Plus tard, le bruit se répandit en ville que l'attentat de cette femme faisait partie d'un vaste complot tramé par les prêtres, qui voulaient aussi empoisonner le pain et le vin de la Cène pour se défaire des réformés en masse. Dès lors, même les catholiques honnêtes s'éloignèrent avec horreur de ces misérables ; mais la sœur Jeanne et ses compagnes refusèrent de croire à la culpabilité d'Antoina. Malgré l'aveu de celle-ci, elles persistèrent à regarder la maladie de Viret comme accidentelle. Après avoir été longtemps entre la vie et la mort, il finit par se remettre, mais incomplètement, car il se ressentit toute sa vie des effets du poison.
Au printemps de cette même année, Jacques Bernard proposa une conférence publique dans laquelle il maintiendrait sa foi contre les prêtres ou les moines qui voudraient discuter avec lui. Il ne fut pas facile d'en trouver qui fussent disposés à accepter la dispute. Tous refusaient malgré l'insistance du Conseil ; ils voulaient bien assister à la conférence, mais ils prétendaient n'être pas assez instruits pour discuter, ce qui était probablement vrai.
La sœur Jeanne et ses compagnes furent aussi invitées à assister à la discussion, mais elles s'y refusèrent absolument. « Si l'on nous force à y aller, dit la mère vicaire, nous ferons un tel tapage que vous serez obligés d'abandonner le champ de bataille. » Le conseil décida qu'on se passerait des nonnes, mais le débat ne pouvait avoir lieu sans antagonistes. N'y avait-il donc personne qui voulût répondre à Jacques Bernard ?
Enfin parut un docteur de la Sorbonne nommé Caroli ; il s'annonça comme arrivant de Paris et prêt à accepter la discussion. Seulement on ne pouvait pas très bien discerner s'il était avec les réformés ou avec les prêtres. Il raconta qu'il avait été évêque et qu'il avait disputé à Paris en faveur de l'Evangile contre Bédier, notre ancienne connaissance. Caroli racontait aussi que la princesse Marguerite lui avait donné un bénéfice ; bref, on ne sut trop que penser de ce personnage. Farel, qui avait entendu parler de lui, se rendit à l'auberge où il logeait et le trouva à déjeuner. Le réformateur allant droit au but, dit à Caroli : « Vous êtes chassé de France pour la foi, dites-vous ? Certes, vous ne l'avez pas mérité, car vous n'avez rien fait qui fût ni indigne du pape, ni digne de Jésus-Christ. » Le docteur Caroli, offensé de ces paroles, ne répondit pas tout de suite et continua à déjeuner en silence. Pourtant il finit par essayer de gagner la confiance de Farel en lui offrant de l'argent pour ses pauvres. « Dieu, répondit Farel, ne fera défaut ni aux pauvres ni à nous. Donnons maintenant aux âmes le pain de vie. »
Quelques jours après eut lieu la discussion ; il y avait d'un côté Bernard et les trois prédicateurs ; de l'autre Caroli et un moine dominicain. Ce dernier abandonna bientôt la lutte. Le docteur de Paris, resté seul, fut complètement réduit au silence par les arguments de Viret, qui sortait à peine de son lit. Les catholiques durent avouer leur défaite et quelques-uns d'entre eux parurent convaincus à salut.
C'est ainsi que la parole de Dieu avait libre cours et qu'elle était glorifiée, bien que la foi des évangéliques fût mise à l'épreuve plus que jamais.
L'évêque, non content d'interdire l'entrée des denrées à Genève, joignit à cette défense celle de vendre des provisions aux Genevois en dehors de la ville. Il ne fut plus possible de se procurer ni beurre, ni œufs, ni fromage, ni viande. Les pauvres affamés se rendaient de nuit dans les villages où ils avaient des amis et en rapportaient en secret du pain ou du blé.
En même temps plusieurs martyrs souffrirent courageusement la mort pour l'amour de Christ. La bande de brigands installée par l'évêque au château de Peney attaquait et maltraitait sans cesse tous les passants allant à Genève. Plusieurs voyageurs furent jetés dans les cachots du château, torturés, pendus, écartelés par des chevaux rétifs, auxquels on les attacha dans la cour du château. Il serait impossible, écrivait le Conseil de Genève à son ambassadeur à Berne, de raconter toutes les misères que nous font réfugiés de Peney. Ils nous tourmentent toujours plus, saisissant nos gens et nos biens ; ils volent nos vaches sur les montagnes, prennent nos chevaux, attaquent et battent nos femmes. A Signy, ils ont arrêté une pauvre femme qui revenait du marché de Gex et après lui avoir ôté son argent et sa marchandise, ils lui ont coupé une main. Puis comme elle se plaignait d'un tel traitement, ils lui ont planté un couteau dans la gorge et l'ont laissée morte au milieu du chemin. »
Le pieux chevalier Gaudet fut saisi par les mêmes brigands et conduit dans leur repaire. On se souvient qu'il prêchait l'Evangile à Genève depuis quelques mois. Ce fidèle serviteur de Christ fut torturé pendant cinq jours ; on lui offrait la vie s'il voulait renier l'Evangile. Mais Gaudet possédait la force qui rend capable de résister à tous les efforts des hommes et des démons. Le Seigneur se tint près de lui et le fortifia comme Paul autrefois. On le condamna à être brûlé à petit feu pour s'être établi à Genève, avoir suivi les prédications évangéliques et avoir prêché lui-même. Tous les paysans des environs furent invités à venir voir son supplice dans la cour du château. On l'attacha d'abord à un poteau en lui mettant des charbons ardents sous les pieds, puis on promena le feu sur diverses parties de son corps et on le transperça avec des lances et des hallebardes. Caudet priait pour ses ennemis ; il leur disait que Christ lui donnait la force de supporter toutes ses souffrances et qu'il était heureux d'endurer des tourments pour l'amour de Lui. Les paysans s'en retournèrent chez eux frappés d'horreur et pleurant de compassion ; aussi les prêtres dirent-ils que le martyre de Gaudet leur ferait plus de mal que vingt sermons de Farel. Ces cruautés se commettaient par ordre de l'évêque dont un historien catholique a dit qu'on peut l'appeler : « l'apôtre de Genève, le défenseur de ses droits et de ses libertés. » Les meurtres se multipliaient ; un bourgeois de la ville fut décapité, un pauvre brodeur d'Avignon qui s'en allait à Genève fut arrêté. Les séides de L'évêque lui demandèrent ce qu'il allait faire dans cette ville hérétique. « J'y vais pour entendre l'Évangile, répondit-il, vous devriez y venir avec moi. » « Non certes. » « je vous supplie de venir, répéta le pauvre homme, moi qui viens de si loin pour entendre l'Évangile, je suis étonné que vous qui êtes si près n'en profitiez pas. Venez donc avec moi. » « Nous allons t'apprendre, lui répondirent les Peneysans, à aller entendre les diables de Genève. » Puis ils l'entraînèrent dans le château et lui donnèrent trois coups d'estrapade en disant : « Celui-ci est pour Farel ; celui-ci pour Viret et celui-là pour Froment. » Le pauvre brodeur ne leur répondait rien, sinon qu'il les suppliait sans cesse de venir avec lui à Genève, tellement qu'à la fin ils crurent avoir à faire à un idiot et le laissèrent aller.
Quelques-uns des Eidguenots résolurent de venger la mort de Gaudet et firent une expédition contre le château de Peney. Mais leur attaque ne réussit pas et ils rentrèrent à Genève fort tristes, car plusieurs d'entre eux avaient été tués, d'autres blessés grièvement sans avoir pu déloger l'ennemi de sa forteresse. « Dieu, leur dit Farel, peut faire de plus grandes choses pour vous que vous ne pouvez en faire vous-mêmes. Il se sert de voies et de moyens que vous ne comprenez pas, afin que tout l'honneur lui revienne et que dans vos entreprises vous comptiez sur Lui et non sur vos pièces de canons. »
Oui, Dieu enverrait du secours quand Il le trouverait bon, mais pour le moment les chrétiens de Genève devaient attendre patiemment. L'ambassadeur genevois écrivait de Berne qu'on s'y indignait fort des persécutions qu'enduraient ses concitoyens. Cependant les Bernois se tenaient encore sur la réserve. « Toutes choses sont entre les mains de Dieu, écrivait l'ambassadeur genevois, le pieux Claude Savoye. Il nous donnera tout ce qui sera nécessaire pour accomplir non pas notre volonté, mais la sienne. Et c'est à quoi nous devons nous attendre si nous sommes chrétiens. Jésus notre Rédempteur ne nous laissera pas souffrir au delà de nos forces, à Lui soit la gloire et l'honneur, à vous la paix et la grâce. » Dans cette même lettre l'ambassadeur conseille aux Genevois de détruire les repaires de voleurs qui sont au fond tout le mal ; il voulait dire les couvents.
Il serait trop long de donner ici le récit de tout ce qui se passa à Genève en 1535, ainsi que celui des événements à la fois tristes et glorieux qui s'accomplissaient en d'autres pays. Nous nous bornerons à dire en passant que durant tout l'hiver et le printemps Farel reçut de sa bien-aimée France des nouvelles qui le remplissaient en même temps de joie et de chagrin. Il bénissait Dieu en apprenant que la semence déposée dans les cœurs pendant les jours heureux de Meaux ou par les colporteurs de Lyon, avait germé et produit une glorieuse moisson. Mais il s'affligeait de la tempête qui sévissait sur les croyants français depuis l'automne de 1534. La colère de François 1er avait été excitée par des placards affichés dans les rues de Paris, aux portes des églises et jusque dans son propre palais. Ces placards attaquaient l'idolâtrie de la messe et la corruption de l'église de Rome, en termes vrais sans doute, mais trop violents. Ils avaient été imprimés à Neuchâtel et l'on a cru pendant longtemps qu'ils étaient l'œuvre de Farel ; cependant des lettres découvertes plus récemment, prouvent qu'il n'y fut pour rien. Les placards ont été écrits à Neuchâtel par un réformé, probablement par Antoine Marcourt.
François 1er avait été profondément blessé de cette audacieuse démarche et dès lors il prêta l'oreille aux prêtres qu'il n'aimait guère pourtant, et se décida à exterminer si possible les hérétiques. Du 10 novembre 1534 au 3 mai 1535, vingt-quatre réformés furent brûlés à Paris, beaucoup d'autres furent mis à mort en divers lieux. Ce massacre avait été inauguré par une procession solennelle dans les rues de Paris. Entouré des trois fils du roi, l'archevêque, nous dit-on, avançait le premier, sous un dais soutenu par le duc de Vendôme. Le roi tenant un cierge, marchait le dernier, entre deux cardinaux. A chaque halte il donnait le cierge au cardinal de Lorraine et joignant dévotement les mains il se jetait sur sa face en implorant la miséricorde divine sur son peuple. Ensuite six réformés furent brûlés à petit feu sous les yeux du roi. Beaucoup d'autres subirent à cette époque la torture ou la prison.
Peu de jours avant la procession, ce roi, qu'on a appelé le père des lettres, cédant aux instances du clergé, avait promulgué une loi ordonnant de détruire toutes les imprimeries dans ses États, parce que cette invention, disait-il, aidait la propagation de la nouvelle doctrine. Mais François 1er était trop intelligent pour ne pas avoir honte plus tard d'un pareil accès de folie, aussi ne fit-il jamais exécuter cet absurde décret.
Pendant l'été et l'automne de cette triste année, le massacre des croyants continua. Le roi, sur les instances du pape Paul III, commença contre les Vaudois une persécution qui dura pendant dix ans. En 1545, trois villes et vingt-deux villages furent détruits, sept cent soixante-trois maisons de campagne, quatre vingt-neuf étables, trente et une granges furent brûlées, 3255 personnes furent brûlées, 700 furent envoyées aux galères, et une quantité d'enfants furent enlevés à leurs parents pour être élevés dans le catholicisme. Toutefois Gauthier Farel obtint sa liberté, probablement grâce à la princesse Marguerite. Mais pendant l'été de 1535 on le saisit de nouveau ; son frère Claude et lui s'étaient aventurés à Genève, leur but était de voir leur frère Guillaume et de se procurer des Nouveaux Testaments, des Bibles de petit format, des Concordances et autres bons livres. La Bible vaudoise était achevée et imprimée. Robert Olivétan en avait fait la traduction.
Le jour où Claude et Gauthier Farel quittèrent Genève avec Antoine Saunier, ils avaient accompagné Guillaume chez un ami. Celui-ci était à dîner lorsqu'ils arrivèrent, il avait un catholique pour convive : Guillaume et Saunier se mirent à discuter avec cet homme qui paraissait s'intéresser aux questions religieuses ; il accompagna les voyageurs à la porte et avec amabilité aida Gauthier à se mettre en selle. Mais à peine les voyageurs furent-ils en route, que Rosseau, c'est son nom, partit au galop pour Peney afin d'avertir les brigands de l'évêque que des luthériens allaient passer. Sept autres voyageurs s'étaient joints à nos trois amis ; le capitaine de Peney s'empara de toute la bande et l'envoya dans la prison de Faverges, en Savoie. Saunier réussit à s'échapper pendant le trajet et après s'être caché dans un champ d'avoine, il regagna Genève. Les deux frères Farel et leurs compagnons, ayant donné une somme d'argent à leur geôlier, s'échappèrent aussi et allèrent se réfugier chez les Vaudois. Antoine Saunier les rejoignit, mais peu après il fut saisi de nouveau et emprisonné à Turin par ordre du duc de Savoie. Les Bernois demandèrent qu'on les mît en liberté, mais le duc répondit que Saunier était le prisonnier du Saint-Père le pape et qu'il n'était pas en son pouvoir de le relâcher.