La Légende dorée

LIX
SAINT GEORGES, MARTYR

(23 avril)

I. Georges était originaire de Cappadoce, et servait dans l’armée romaine, avec le grade de tribun. Le hasard d’un voyage le conduisit un jour dans les environs d’une ville de la province de Libye, nommée Silène. Or, dans un vaste étang voisin de cette ville habitait un dragon effroyable qui, maintes fois, avait mis en fuite la foule armée contre lui, et qui, s’approchant parfois des murs de la ville, empoisonnait de son souffle tous ceux qui se trouvaient à sa portée. Pour apaiser la fureur de ce monstre et pour l’empêcher d’anéantir la ville tout entière, les habitants s’étaient mis d’abord à lui offrir, tous les jours, deux brebis. Mais bientôt le nombre des brebis se trouva si réduit qu’on dut, chaque jour, livrer au dragon une brebis et une créature humaine. On tirait donc au sort le nom d’un jeune homme ou d’une jeune fille ; et aucune famille n’était exceptée de ce choix. Et déjà presque tous les jeunes gens de la ville avaient été dévorés lorsque, le jour même de l’arrivée de saint Georges, le sort avait désigné pour victime la fille unique du roi. Alors ce vieillard, désolé, avait dit : « Prenez mon or et mon argent, et la moitié de mon royaume, mais rendez-moi ma fille, afin que lui soit épargnée une mort si affreuse ! » Mais son peuple, furieux, lui répondit : « C’est toi-même, ô roi, qui as fait cet édit ; et maintenant que, à cause de lui, tous nos enfants ont péri, tu voudrais que ta fille échappât à la loi ? Non, il faut qu’elle périsse comme les autres, ou bien nous te brûlerons avec toute ta maison ! » Ce qu’entendant, le roi fondit en larmes, et dit à sa fille : « Hélas, ma douce enfant, que ferai-je de toi ? Et ne me sera-t-il pas donné de voir un jour tes noces ? » Après quoi, voyant qu’il ne parviendrait pas à obtenir le salut de sa fille, il la revêtit de robes royales, la couvrit de baisers, et lui dit : « Hélas, ma douce enfant, j’espérais voir se nourrir sur ton sein des enfants royaux, et voici que tu dois me quitter pour aller servir de pâture à cet horrible dragon ! Hélas, ma douce enfant, j’espérais pouvoir inviter à tes noces tous les princes du pays, et orner de perles mon palais, et entendre le son joyeux des orgues et des tambours ; et voici que je dois t’envoyer à ce dragon qui doit te dévorer ! » Et il la renvoya en lui disant encore : « Hélas, ma fille, que ne suis-je mort avant ce triste jour ! » Alors la jeune fille tomba aux pieds de son père, pour recevoir sa bénédiction ; après quoi, sortant de la ville, elle marcha vers l’étang où était le monstre.

Saint Georges, qui passait par là, la vit toute en larmes, et lui demanda ce qu’elle avait. Et elle : « Bon jeune homme, remonte vite sur ton cheval et fuis, pour ne pas mourir de la même mort dont je vais mourir ! » Et saint Georges : « Ne crains point cela, mon enfant, mais dis-moi pourquoi tu pleures ainsi, sous les yeux de cette foule qui se tient debout sur les murs ? » Et elle : « À ce que je vois, bon jeune homme, tu as le cœur généreux, et tu veux périr avec moi ! Mais, je t’en supplie, enfuis-toi au plus vite ! » Et Georges : « Je ne partirai point d’ici que tu ne m’aies dit ce que tu as ! » Alors, la jeune fille lui raconta toute son histoire, et Georges lui dit : « Mon enfant, sois sans crainte, car, au nom du Christ, je te secourrai ! » Mais elle : « Vaillant chevalier, hâte-toi de te secourir toi-même, pour ne point périr avec moi ! C’est assez que je sois seule à périr ! »

Et pendant qu’ils parlaient ainsi, le dragon souleva sa tête au-dessus de l’étang. La jeune fille, toute tremblante, s’écria : « Fuis, cher seigneur, fuis au plus vite ! » Mais Georges, après être remonté sur son cheval et s’être muni du signe de la croix, assaillit bravement le dragon qui s’avançait vers lui et, brandissant sa lance et se recommandant à Dieu, il fit au monstre une blessure qui le renversa sur le sol. Et le saint dit à la jeune fille : « Mon enfant, ne crains rien, et lance ta ceinture autour du cou du dragon ! » La jeune fille fit ainsi, et le dragon, se redressant, se mit à la suivre comme un petit chien qu’on mènerait en laisse.

Mais, en le voyant s’avancer vers la ville, les habitants épouvantés prirent la fuite, bien certains que tous allaient être dévorés. Saint Georges leur fit signe de revenir, et leur dit : « Soyez sans crainte, car le Seigneur m’a permis de vous délivrer des méfaits de ce monstre ! Croyez au Christ, recevez le baptême, et je tuerai votre persécuteur ! » Alors le roi et tout son peuple se firent baptiser ; on baptisa, ce jour-là vingt mille hommes ainsi qu’une foule de femmes et d’enfants. Et saint Georges, tirant son épée, tua le dragon, qui fut emporté hors de la ville sur un char attelé de quatre paires de bœufs. Et le roi fit élever, en l’honneur de la sainte Vierge et de saint Georges, une immense église, de laquelle jaillit une source vive dont l’eau guérit toutes les maladies de langueur. Le roi offrit aussi à saint Georges une grosse somme d’argent ; mais le saint, sans rien prendre pour lui, la fit distribuer aux pauvres. Il enseigna ensuite au roi quatre choses : Il lui apprit : 1° à avoir soin de l’église de Dieu ; 2° à honorer les prêtres ; 3° à suivre assidûment les offices divins ; 4° à garder toujours le souvenir des pauvres. Après quoi, ayant encore embrassé le vieux roi, il prit congé de lui.

D’autres auteurs racontent cependant l’histoire d’une autre façon. Ils disent que, au moment où le dragon s’avançait pour dévorer la jeune fille, saint Georges, ayant fait le signe de la croix, se jeta sur lui et le tua du coup.

II. En ce temps-là, sous le règne de Dioclétien et Maximien, le préfet Dacien ouvrit contre les fidèles une persécution si violente que, dans l’espace d’un mois, dix-sept mille d’entre eux reçurent la couronne du martyre, et que beaucoup d’autres, à force de souffrir dans les tourments, fléchirent et se résignèrent à sacrifier aux idoles. Ce que voyant, saint Georges, éperdu de douleur, se dépouilla de tous ses biens, rejeta ses habits guerriers pour revêtir le manteau des chrétiens, et, s’élançant au milieu de la place publique, s’écria : « Tous vos dieux ne sont que des démons ; et c’est notre Seigneur qui a créé le ciel et la terre ! » Le préfet, irrité, lui dit : « Comment oses-tu, présomptueux, blasphémer contre nos dieux ! Qui es-tu, et d’où viens-tu ? » Et saint Georges : « Je me nomme Georges, je descends d’une famille noble de la Cappadoce et, avec l’aide de mon Dieu, j’ai combattu en Palestine ; mais maintenant j’ai renoncé à tout pour servir plus librement le Dieu du ciel. » Alors le préfet, ne pouvant le fléchir, le fit étendre sur un chevalet et ordonna que tous ses membres fussent déchirés, l’un après l’autre, par des ongles de fer ; il lui fit aussi brûler le corps avec des torches ardentes, et fit frotter avec du sel les plaies par où sortaient ses entrailles. Mais, la nuit suivante, le Seigneur apparut à saint Georges avec une grande lumière, et le réconforta si doucement, par sa vision et par ses paroles, que toutes les souffrances lui parurent légères. Et Dacien, voyant que les tourments n’avaient point de prise sur lui, fit venir un magicien, et lui dit : « Ces chrétiens ont des sortilèges qui leur adoucissent les tourments et les rendent intraitables. » Et le magicien répondit : « Si je ne parviens pas à avoir raison des sortilèges de Georges, je consens que tu m’ôtes la vie ! » Sur quoi, après avoir invoqué ses dieux, il versa du poison dans du vin, et fit boire ce vin à saint Georges : celui-ci le but en faisant un signe de croix, et n’en souffrit aucun mal. Le magicien mit alors dans le vin une dose plus forte de poison ; le saint fit un signe de croix, et but le vin sans avoir aucun mal. Ce que voyant, le magicien se prosterna à ses pieds, le supplia en pleurant de lui pardonner, et demanda à devenir chrétien : le préfet lui fit couper la tête peu de temps après. Quant à saint Georges, il le fit placer sur une roue qu’entouraient de toutes parts des glaives à deux tranchants ; mais la roue se brisa au premier mouvement, et saint Georges fut retrouvé sain et sauf où on l’avait mis. Dacien le fit alors plonger dans une chaudière de plomb fondu ; mais lui, ayant fait le signe de la croix, il n’éprouva que la sensation d’un bain rafraîchissant.

Alors Dacien, voyant que menaces et tortures étaient sans prise sur lui, pensa l’amollir par des flatteries et lui dit : « Tu vois, mon cher Georges, quelle est la mansuétude de nos dieux, qui te laissent patiemment blasphémer contre eux, et qui n’en restent pas moins prêts à te favoriser pour peu que tu consentes à te convertir ! Fais donc ce que je te conseille, mon cher enfant, renonce à ta superstition et sacrifie à nos dieux, afin d’obtenir d’eux et de nous d’immenses honneurs ! » Et saint Georges lui répondit en souriant : « Pourquoi n’as-tu pas, dès le début, cherché à me persuader par de douces paroles plutôt que par des tourments ? Soit, je suis prêt à faire ce que tu me conseilles ! » Dacien, tout joyeux de cette promesse, fit annoncer à son de trompe que tout le peuple eût à se rendre au temple, où Georges, après une longue résistance, allait enfin sacrifier aux dieux. Toute la ville fut pavoisée comme pour une fête, et des milliers de personnes se pressèrent devant le temple. Et Georges, dès qu’il y fut entré, s’agenouilla et pria le Seigneur de détruire sur-le-champ ce temple avec ses idoles. Et sur-le-champ un feu, tombant du ciel, brûla le temple, les idoles et les prêtres ; et la terre, s’entrouvrant, engloutit leurs restes. C’est de ce miracle que parle saint Ambroise quand il nous dit : « Georges, le fidèle soldat du Christ, en un temps où le christianisme était caché, seul osa courageusement proclamer sa foi dans le Fils de Dieu. Et la grâce divine, lui donna en récompense, une telle fermeté qu’il brava mille menaces et mille tortures. Ô bienheureux et admirable combattant de Dieu ! Et non seulement il ne se laissa point séduire par l’offre du pouvoir temporel, mais, se jouant de son persécuteur, il anéantit le temple avec toutes ses idoles. » Alors Dacien se fit amener Georges et lui dit : « Par quels maléfices as-tu osé, scélérat, commettre un tel forfait ? » Et Georges : « Maître, tu te trompes. Viens avec moi dans un autre temple, et tu me verras sacrifier aux idoles ! » Et lui : « Je devine ta ruse ! tu veux me faire périr, comme tu as fait déjà périr mon temple et mes dieux ! » Alors Georges : « Mais, malheureux, si tes dieux n’ont pas pu se secourir eux-mêmes, comment pourraient-ils t’être d’aucun secours ? »

Dacien, exaspéré, dit à sa femme Alexandrie : « Je mourrai de dépit, car cet homme est plus fort que moi ! » Mais elle : « Tyran sanguinaire, ne t’ai-je pas dit de ne plus tourmenter les chrétiens, parce que leur Dieu combattait pour eux ? Sache maintenant que, moi aussi, je veux devenir chrétienne ! » Le préfet, étonné, s’écria : « Comment ? Toi-même tu t’es laissée séduire ? » Et il la fit suspendre par les cheveux et battre de verges. Et elle, pendant qu’on la battait, dit à Georges : « Georges, lumière de vérité, que penses-tu qu’il advienne de moi, qui vais mourir sans avoir été régénérée par l’eau du baptême ? » Et Georges : « N’aie point de doute à ce sujet, ma fille, car l’effusion de ton sang te tiendra lieu de baptême et te vaudra la couronne céleste ! » Alors Alexandrie, après avoir prié le Seigneur, rendit l’âme. C’est ce qu’atteste saint Ambroise et il ajoute que « cet exemple nous prouve que le martyr permet, à défaut du baptême, de posséder le royaume des deux ».

Le lendemain, Dacien ordonna que saint Georges fût traîné par toute la ville, puis décapité. Et le saint pria Dieu que quiconque implorerait son aide obtînt la réalisation de son désir ; et une voix divine se fit entendre qui lui dit que sa prière était exaucée. Puis, ayant fini de prier, saint Georges eut la tête tranchée. Quant à Dacien, comme il quittait le lieu du supplice pour rentrer dans son palais, le feu du ciel tomba sur lui et le consuma avec ses ministres.

III. Grégoire de Tours raconte que des moines qui portaient des reliques de saint Georges, et qui s’étaient arrêtés en route dans un certain oratoire, ne purent soulever la châsse où étaient ces reliques, aussi longtemps qu’ils n’en eurent pas laissé une partie dans cet oratoire.

IV. On lit dans l’histoire d’Antioche que, durant la croisade, comme les chrétiens allaient assiéger Jérusalem, un jeune homme merveilleusement beau apparut à un prêtre. Il lui dit qu’il était saint Georges, chef des armées chrétiennes, et que si les croisés emportaient de ses reliques à Jérusalem, il serait là avec eux. Et comme les croisés, assiégeant la ville, n’osaient point grimper aux échelles par crainte des Sarrazins qui défendaient les murs, saint Georges se montra à eux, vêtu d’une armure blanche qu’ornait une croix rouge. Il leur fit signe de le suivre sans crainte à l’assaut des murs. Et eux, ainsi encouragés, ils repoussèrent les Sarrazins et conquirent la ville.

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