Deux erreurs pourraient se rattacher à l’affirmation, telle que nous venons de la poser, que le libre arbitre pour être sérieux et réel doit avoir le droit de se porter jusqu’au caprice, c’est-à-dire de s’affirmer pour lui-même et sans autre intérêt que lui-même. Nous n’admettons pas, en premier lieu, la liberté neutre ou indifférente, ou ce qu’on a appelé la liberté équilibrée, qui renfermerait en elle toutes les possibilités opposées, mais à droit égal et en état d’équilibre parfait, sans qu’aucune de ces possibilités eût en sa faveur un avantage initial ou une chance de plus que les autres : en un mot, le droit au caprice serait le caractère distinctif et essentiel de la liberté de choix dès sa première apparition. Nous n’admettons pas non plus, en second lieu, que la liberté de choix reste constamment égale à elle-même, invariable et inaliénable à tous les degrés de son développement, mais nous statuons que la liberté dite formelle tend à se transformer incessamment en nature morale. La réfutation de ces deux erreurs fera le sujet des deux sections de ce paragraphe.
Nous ne pouvons opposer à cette conception que le démenti des faits. Nous ne rencontrons point, au début de la carrière morale, la liberté formelle, parfaitement neutre ou indifférente entre toutes les alternatives contraires, et nous n’admettons pas que la liberté de choix soit à ce prix ; par conséquent, si ce fait peut se présenter quelquefois, ce ne peut être qu’à titre tout exceptionnel et momentané. La liberté de choix, inhérente à l’être moral, fait toujours son apparition au sein d’un organisme préexistant et prédisposé de telle ou telle sorte, et qui, par le fait même qu’il préexiste au moi, exerce sur lui, au moins au début, une influence prépondérante, mais non fatale, ni absolue.
Pour en revenir à l’homme au paradis, il est bien évident qu’il n’était pas placé de nature à égale distance du bien et du mal, et que la sollicitation au bien a eu la priorité chez lui et par là-même une certaine prépondérance initiale sur celle au mal, qui jusqu’à l’heure de la tentation n’existait qu’à l’état de possibilité abstraite. Tout son entourage et tout son être devaient le porter de préférence vers le bien ; bien loin que la chute entrât comme un élément nécessaire dans son développement futur, le commandement divin, qui lui avait été donné sans doute aussitôt après sa création, était dès le début un élément, un facteur prépondérant de sa vie et de son activité. Même à l’heure de la tentation, la sollicitation au bien devait rester la plus forte, et cela ensuite de ce commandement même, des expériences déjà faites de la bonté de Dieu, du sentiment vivant de sa présence et de sa communion, en un mot ensuite du sentiment de bonheur que l’homme devait éprouver. L’homme primitif était déjà prévenu par le bien ; il était déjà dans le bien, quoiqu’il n’y fût pas irrésistiblement et que sa liberté de choix restât intacte en principe. Telle, à plus forte raison, apparaît encore la liberté chez l’homme actuel, à cette différence près que c’est le rapport inverse qui est le vrai, et que, dès le principe, c’est la sollicitation au mal qui est la plus forte, encore que celle au bien existe toujours. Nous ne faisons qu’indiquer ici ce rapport entre les deux forces du bien et du mal dans la nature déchue de l’homme ; nous y reviendrons dans notre IIIme section. Il nous suffit d’avoir montré que ni dans l’état actuel, ni dans l’état primitif, la liberté n’apparaît comme parfaitement équilibrée entre le bien et le mal. Cette nature préexistante, au sein de laquelle la liberté doit éclore, constitue donc pour elle, au moins au début, une présomption en faveur d’une des alternatives contre l’autre, une puissance prépondérante, quoique non fatale, qui la sollicite, un ensemble de conditions, d’influences et de motifs, un milieu en un mot, soit spirituel, soit matériel, dont elle se dégagera avec plus ou moins d’efforts. Parmi ces données naturelles, les unes sont générales et communes à tous les êtres moraux ; d’autres sont particulières et individuelles. Nous rangerons dans les premières les conditions imposées au sujet par le fait 1° qu’il est une créature, par conséquent un être fini ; 2° qu’il vit au sein d’une nature matérielle et relativement immuable, et qu’il est revêtu lui-même d’un organisme matériel qui, tout en lui appartenant en propre, fait partie du grand organisme de la nature physique ; 3° qu’il est membre d’une espèce et d’une race. En effet, ce sont là des conditions d’existence communes à tous les êtres moraux et de nature à circonscrire et à restreindre dans une certaine mesure, du moins au début de la carrière morale, la faculté qu’ils possèdent de se déterminer eux-mêmes ; ils sont créés libres sans doute, mais toujours est-il qu’ils sont créés et qu’aucun d’eux n’a le droit de s’appeler comme l’être absolu : Je suis celui qui suis ; aucun d’eux n’est d’une manière absolue causa sui ; et toute créature finie ne peut se déterminer elle-même que dans des limites qui lui ont été assignées par l’acte créateur. Toutes ces circonstances exercent à des degrés divers une certaine influence initiale sur la liberté de choix, la sollicitent, la modifient de prime abord et la restreignent par conséquent pendant une période plus ou moins longue.
L’histoire constate que chaque siècle a son génie, suit son courant, nourrit ses préjugés et ses illusions, poursuit ses buts distincts, et il est moralement impossible qu’un individu ne soit pas, du plus au moins, l’enfant de son siècle et ne participe pas de ses qualités comme de ses imperfections. Il n’est donné qu’aux plus grands génies de réagir victorieusement contre les influences ambiantes, de modifier le courant général des idées, de frayer des voies nouvelles aux générations subséquentes, d’influer en un mot sur leur siècle au lieu d’en être dominés ; et encore cette influence et cette réaction n’est-elle jamais exclusive, ni absolue. Jésus-Christ seul s’est soustrait à cette contagion, comme à celle du péché ; il a agi et réagi, sans subir à son tour d’action et de réaction morale ; il a imprimé à son siècle et au monde une impulsion toute nouvelle, sans avoir laissé s’altérer dans cette lutte aucune de ses richesses morales ; Jésus-Christ a été le seul homme absolument maître de lui-même.
Nous constatons également la puissance des influences locales, des prédispositions de race, de nationalité ou de famille sur l’individu, et l’on peut dire que chaque individu porte en soi-même, comme un atome parfois infiniment ténu et délié, mêlé imperceptiblement à tout le reste de sa personnalité, une parcelle du caractère de la race, de la nation ou de la famille qui lui a donné le jour.
Enfin, la nature individuelle ajoute son contingent d’influences et de modifications à celles que nous venons d’énumérer, pour constituer ce que nous avons déjà précédemment appelé l’individualité ; cette nature distingue et caractérise l’individu au milieu de tous ses semblables, à ce point que, quelques modifications qu’il subisse, quelques conversions qui s’opèrent ou qu’il opère sur lui, il ne réussira pas à se dépouiller absolument de ces traits originels ; sa nature individuelle, transformée, purifiée ou pervertie, ne sera pourtant jamais annulée, ne deviendra jamais méconnaissable ; et il ne faut pas d’ailleurs qu’elle le soit : l’individualité, ainsi que nous l’avons remarqué déjà, est, en même temps qu’une imperfection inhérente à la nature finie, une richesse et une force, et elle ne serait un mal en soi que si la perfection du tout résidait dans l’uniformité de ses parties. Il y a donc dans la nature humaine, outre les forces pernicieuses qui y agissent, des éléments spéciaux et propres à l’individu qui influent directement sur lui, délimitant et restreignant les possibilités renfermées dans son libre arbitre, et cela dans l’état normal comme dans l’état de péché. Les principales de ces circonstances normales sont l’âge, le sexe et le tempérament. Chacun sait que la nature et les aptitudes morales sont singulièrement modifiées par le cours de l’âge, que l’ardeur est propre à la jeunesse, la force calme et réfléchie à l’âge mûr, la douceur à la vieillesse, toutes qualités dont l’ensemble concourt à produire l’harmonie de l’existence. Les influences exercées par le sexe sont également sensibles ; la nature féminine est plus synthétique ; elle est moins susceptible de réflexion, de délibérations, et par là même elle est moins exposée aux luttes internes ; elle est plus complètement livrée aux mouvements simples et rectilignes. Dorner exprimait cette pensée en disant que la femme est une unité concentrée dans le bien comme dans le mal ; et c’est à elle avant tout que s’applique l’ancien adage : Optimi corruptio pessima. L’influence des tempéraments divers atteint l’individualité elle-même. La psychologie en distingue quatre principaux, qui ne se trouvent jamais sans doute dans leur pureté, mais toujours mélangés dans des proportions diverses : ces quatre types, que nous nous contentons ici de nommer, sont le sanguin, le mélancolique, le colérique et le flegmatique. Ces noms consacrés par l’usage ne doivent pas nous faire illusion sur l’origine de ces différents types, en les rattachant uniquement à des différences physiques, à la prépondérance de tel ou tel élément corporel ; nous devons les considérer plutôt comme les principales classifications de la nature morale chez les êtres libres. Le déterminisme aura-t-il raison pour tout cela ? Et devrons-nous lui accorder que cet ensemble d’influences diverses, que nous avons opposées, sous le nom de nature, au principe de la liberté, constitue pour le moi une puissance absolument déterminante ? Cette masse de sollicitations diverses et déjà organisées en face du libre arbitre, dès sa première apparition, représentent-elles une puissance fatale, irrésistible et capable d’écraser ce que l’on veut bien encore appeler la liberté de choix ? Ce non-moi, soit interne, soit externe, qui s’oppose et s’impose au moi, va-t-il réduire celui-ci à l’inertie et au silence ? En un mot, toutes ces influences équivalent-elles à une contrainte morale ou matérielle ? Nous répondons : non, en nous en référant aux conclusions de notre paragraphe précédent ; il reste en tout état de cause, au fond le plus intime de la nature du sujet, une retraite pour le moi contre cette nature même ; il y a, ou il y a eu chez tout sujet moral une puissance de libre acquiescement ou de libre répulsion par rapport aux influences ambiantes. Si réduite que l’on suppose la liberté de choix, elle n’est jamais annulée absolument par la nature ; mais, si les faits que nous venons de mentionner n’établissent pas le déterminisme, ils nous serviront en revanche de réfutation suffisante et péremptoire de la conception équilibriste de la liberté, et ils démontreront que, si l’équilibre de la liberté de choix peut être supposé dans certains cas exceptionnels, ce n’est en tout cas qu’une chimère de l’admettre au début ou au principe de l’exercice moral. — Il nous reste maintenant à décrire les différentes phases de l’émancipation du moi à l’égard de la nature.
Nous venons de voir que le premier état du moi est celui où il est encore complètement engagé dans la nature ; c’est l’état d’innocence, où le bien n’apparaît encore qu’à l’état de force impulsive et immédiate ; et, pour parler de l’individu actuel, abstraction faite d’ailleurs du vice originel de sa nature, il débute par accepter en plein, sans restriction et sans réserve, toutes les influences soit internes, soit externes, qui circonviennent le moi ; les connaissances et les principes qui lui sont communiqués, commencent par agir, sans contestation ni protestation de sa part, sur sa volonté ; ses qualités sont celles de l’espèce. Mais cet état ne dure pas et ne doit pas durer. A mesure que s’éveille la conscience du moi, le moi s’affirme ; le sentiment d’obligation déposé en lui l’assiste dans ce travail d’émancipation ; la conscience morale coopère à la formation de la conscience du moi ; car, en apprenant à distinguer le bien et le mal, le moi apprend à se distinguer lui-même de la puissance supérieure qui l’oblige, à se dégager, à s’émanciper du non-moi. Il est amené par là même à prendre un parti, dans son for le plus intime, pour ou contre les influences jusqu’ici toutes-puissantes et, pour ainsi dire, sans rivales, de la nature, pour ou contre les suggestions bonnes ou mauvaises du non-moi ; et, dans le cas où ces influences et ces suggestions seraient diverses et opposées, le premier acte du moi, l’acte le plus simple et le plus primitif de la liberté éclose chez l’être moral, sera, en présence des divers partis qui s’offrent à lui, de se former à leur égard un jugement, c’est-à-dire une aperception morale motivée, naturellement accompagnée d’un sentiment réfléchi, soit de sympathie, soit d’antipathie. Aussitôt que dans le for interne du moi s’est formé ce sentiment de sympathie ou d’antipathie, il y a eu acte de liberté ; la liberté est éclose, le moi s’est affirmé, tout au moins sous la forme la plus rudimentaire ; il a fait usage du libre arbitre et il encourt par là même une certaine responsabilité, proportionnée d’ailleurs au degré inférieur de cette activité libre. Le procès que nous venons de décrire et que nous croyons conforme à la réalité des choses, nous confirme que la liberté n’apparaît pas parfaitement équilibrée, puisque son premier acte n’est pas une résolution proprement dite, mais un désir ou une antipathie qui précède la résolution elle-même et n’engage encore l’activité du moi qu’à un degré élémentaire. Le fait même que le vouloir a des degrés, prouve que le moi est sollicité d’abord et diversement sollicité par les influences externes, et qu’il lui faut plus d’effort pour se livrer à un parti qu’à l’autre. Au moment où le moi se dégage de la nature et s’affirme en face d’elle par le premier acte du libre arbitre, la faculté morale de l’homme est essentiellement réceptive à l’égard de la donnée naturelle, soit dans le bien, soit dans le mal. La réceptivité n’est pas la passivité pure et simple, car c’est la passivité acceptée ; ce n’est pas non plus l’activité pure et simple, car elle se rapporte à un facteur préexistant et n’est pas productive elle-même : la réceptivité, ou la faculté de sympathie, et sa contre-partie, la faculté d’antipathie, sont donc les formes élémentaires et absolument simples de la liberté de choix. Dans l’état normal, où la nature interne et externe est conforme au bien et au droit, et dont nous avons à nous occuper spécialement dans cette section, c’est la réceptivité qui est le mouvement normal et unique : le moi n’a qu’à accepter, pour les retravailler, les développer et les parfaire, les données naturelles. Dans l’état actuel, l’homme doit faire le départ entre les éléments sains et intacts de sa nature, restes de l’image de Dieu qui doivent constituer son être, et les éléments rejetables et anormaux qui ont infecté sa nature. Les premiers une fois reconnus, je dois les respecter et les cultiver, car les mutiler ou les supprimer serait supprimer l’œuvre créatrice, c’est-à-dire m’infliger à moi-même un préjudice et par là même m’exposer à un danger. Mon caractère n’est donc pas autre chose que mon tempérament, amendé et perfectionné par l’activité du moi, par la faculté morale devenue active de purement réceptive qu’elle était. Le tempérament est la matière brute que la volonté doit non pas contrarier, mutiler ou détruire, mais élaborer pour en former le caractère ou l’individualité définitive du sujet ; et, suivant la manière dont ce travail se fait, soit que la volonté établisse de justes proportions entre les forces naturelles et la loi morale, soit qu’elle accorde trop d’empire à l’une de ces forces ou qu’elle la mutile au contraire et la paralyse, le caractère se complète et se perfectionne ou s’appauvrit et se fausse. Bien que l’individualité soit une richesse et une force, et que le tempérament primitif accuse la prépondérance relative d’une des facultés naturelles sur les autres, que par conséquent l’imperfection soit la donnée primitive, même dans l’état normal, le caractère doit aspirer, non pas seulement à rectifier le tempérament quand il est faussé, mais à le compléter par l’acquisition des forces et des éléments qui lui manquent et par une équilibration toujours plus complète de ses forces. L’individualité ne doit donc pas disparaître, mais se compléter et s’enrichir, et à cet égard il n’est pas possible de limiter la compétence et les ressources de la volonté individuelle. C’est là l’œuvre de l’éducation. L’histoire en général et tout spécialement l’histoire biblique nous offre plusieurs exemples de caractères rectifiés, enrichis et complétés par l’action énergique de la volonté sous l’influence d’une éducation normale. L’expérience montre aussi que ce sont les natures les plus fécondes et les mieux douées qui nécessitent les plus grandes luttes, jusqu’à ce que la force naturelle prépondérante, qui en réalité est toujours par son excès même une cause de faiblesse, ait été remise à la place et dans les limites convenables à l’égard des autres forces. Ainsi Jacob, David, saint Pierre, saint Jean, saint Paul. C’est chez ce dernier surtout que nous pouvons constater le triomphe de l’éducation sur la nature : toutes les qualités naturelles sont sanctifiées et perfectionnées au point qu’elles finissent par former chez lui une harmonie semblable à celle que nous contemplons dans la personne de Jésus-Christ ; il est facile de définir le caractère de Pierre et de Jean, en indiquant quelle force naturelle sanctifiée occupe en chacun d’eux le premier rang ; mais nous ne savons s’il est possible de définir de la même manière le caractère de Paul, dont l’individualité a plutôt résidé dans la plénitude de la nature ; et si quelqu’un a eu le droit de dire : « Soyez mes imitateurs, comme je le suis moi-même de Christ, « c’est bien l’apôtre Paul.
Bien que, dans le pélagianisme, la conception de la liberté dite équilibrée et celle de la liberté dite invariable soient étroitement solidaires, il est cependant possible de les distinguer logiquement l’une de l’autre et de les critiquer à part. Nous venons de démontrer que la liberté de choix ne se trouve pas de droit à égale distance des deux partis contraires, que cet équilibre de forces ne lui est point essentiel et qu’il n’apparaît au contraire dans la réalité qu’à titre fort exceptionnel ; nous allons démontrer que, ce point admis, la liberté de choix ne reste pas constamment égale à elle-même.
C’est ce que nie le pélagianisme : « La force personnelle est toujours identique à elle-même, et c’est d’elle encore exclusivement que la conscience affirme l’identité… On est plus ou moins intelligent ; on est diversement et plus ou moins sensible ; on n’est pas plus ou moins capable de vouloir selon ce qu’on pense ou selon ce qu’on aime. Il n’y a pas de degrés de cette puissance ; entre ne l’avoir pas du tout ou la posséder pleinement et absolument, il n’y a pas de milieu. Ce qui trompe ici, et ce qui donne à nos assertions un démenti apparent, c’est d’abord que le même homme suivant les cas déploie en fait plus ou moins d’activité ; il est libre, et parce qu’il est libre, tantôt il s’abstient et tantôt il veut ; et quand il veut, c’est avec persévérance et énergie ou faiblement et sans constance. Mais s’abstenant, il était capable de vouloir, et voulant, de s’abstenir. La force d’où émane cette activité tantôt énergique et tantôt languissante est la même en soi dans le repos que dans l’action ; ce qu’elle était avant l’action, elle l’est encore après ; elle n’a ni grandi ni diminué, et dans ses plus longs intervalles d’inaction, elle contient en soi virtuellement autant de résolutions possibles qu’elle en produit de réelles dans ses instants du plus actif exercice. Ensuite et surtout, la volonté est, selon les âges et l’état des organes, plus ou moins efficace ; j’exécute maintenant sans peine des actions auxquelles je m’efforçais autrefois sans succès ; c’est que les membres se sont fortifiés et assouplis ; mais ma volonté ne sera pas pour cela changée ; ces actions, je les commandais, dans mon impuissance, à mes organes encore débiles, aussi énergiquement que je les commande, dans ma force, à mes membres devenus obéissants… En deux mots : la puissance de vouloir ne se mesure pas à l’action, et la résolution la plus vaine peut être égale ou supérieure en énergie à la plus efficace. Active ou inactive, et bien ou mal servie, la force personnelle, la volonté reste identique, elle ne s’épuise ni ne s’augmente ; elle n’a ni progrès, ni décadence, parce qu’elle n’a pas de degrés. Identique à elle-même dans le même homme, la volonté est égale en tous les hommes. »a
a – Jacques, Simon et Saisset, Manuel de philosophie, p. 153 et suiv.
Nous commencerons par préciser les points sur lesquels nous sommes d’accord avec notre adversaire. Le premier, c’est que la volonté en état d’inactivité peut-être aussi énergique, plus énergique même que la volonté exécutant ses résolutions. Il faudra plus d’effort de volonté, dans tel cas donné, pour s’abstenir que pour agir ; c’est l’action qui accusera la faiblesse, l’abstention qui révélera la vraie force morale. Il ne convient donc pas d’opposer l’abstention à la volonté.
Nous reconnaissons en second lieu qu’une volonté entravée et impuissante à produire ses effets n’est pas inerte pour cela, mais qu’elle peut développer dans cette phase autant d’énergie, quoique stérile, que lorsqu’elle a son libre cours. En nous exprimant ainsi nous avons déjà contredit l’étrange paradoxe que la liberté soit égale à elle-même chez tous les hommes, qu’il n’existe pas de degrés d’intensité dans les résolutions, depuis la simple aspiration jusqu’à la délibération arrêtée, ou que la volonté, efficace ou non, ne soit pas plus débile chez les uns que chez les autres. Mais on va plus loin encore, et l’on affirme que dans le même individu elle reste constante et égale à elle-même.
Cela dit, nous repoussons la conception atomistique de la liberté qui consiste à résoudre la nature morale de l’homme dans une série d’actes isolés, sans connexion mutuelle, sans rapport de cause à effet. Selon cette théorie à tout instant démentie par l’expérience, le moi se trouverait, à quelque époque que ce soit de son activité morale, dans une situation toujours identique vis-à-vis des alternatives diverses qui s’offrent à lui ; il n’y aurait jamais pour lui rien d’acquis ni de perdu : l’exercice normal de la liberté n’ajouterait rien au capital moral du sujet, et l’abus de cette même liberté n’en saurait rien retrancher ; le choix entre deux partis contraires se ferait, à tous les degrés du développement moral, avec des chances égales à celles du début. On ne pourrait compter dès lors, en matière morale, sur rien, ni sur personne. Les antécédents d’un homme ne créeraient aucune présomption touchant la conduite qu’il tiendra à tel moment donné, et lui-même serait absolument livré dans la direction de sa vie aux hasards de ses propres caprices.
Il y a cependant un phénomène d’expérience universelle qui exerce une très grande influence sur la conduite de notre vie, en nous épargnant une somme considérable d’efforts, c’est l’habitude, dont on a dit qu’elle est une seconde nature ; force auxiliaire du mal, elle ne l’est pas moins du bien, et, quelque jugement que l’on porte d’ailleurs sur ses avantages ou ses inconvénients, elle est là et contredit la thèse pélagienne dans l’ordre inférieur des activités psychiques.b
b – L’homme est un faisceau d’habitudes, a dit Vinet.
Dans l’ordre moral proprement dit, l’expérience intime nous révèle également des degrés dans notre faculté de vouloir, depuis le simple désir à la résolution arrêtée, abstraction faite d’ailleurs de l’exécution ou de la non-exécution de ce désir ou de cette résolution. Toutefois, l’expérience nous apprend aussi que l’exécution, une fois consommée, peut réagir sur la résolution elle-même, pour la fortifier de tout l’effort produit à l’extérieur ; et il s’opère ainsi une sorte de flux et de reflux, de l’acte sur la volition et de la volition sur l’acte, dont le résultat constant est de fixer dans ma nature soit bonne, soit mauvaise, les actualisations successives de la liberté, et d’en exclure progressivement, d’en diminuer du moins les chances opposées. Cette seconde nature, acquise par l’exercice volontaire de la force, finit par dominer, soit en bien, soit en mal, l’intelligence et la volonté et par acquérir même une prépondérance sur le moi, supérieure à celle de la première nature ; celle-ci étant destinée à céder à la volonté une fois éveillée, tandis que la seconde, issue de la volonté elle-même, n’y cède plus. Et cependant nous nous sentons les auteurs de cet état, et la conscience nous proclame responsables de cette nature qui est devenue oppressive pour notre volonté ; elle nous reproche cet esclavage dont nous sommes peut-être les premiers à gémir, parce qu’il fut un moment dans notre vie où nous sommes entrés librement dans la voie où nous sommes maintenant fatalement engagés. Ainsi l’exercice de la liberté de choix trouve en soi-même sa récompense ou sa punition, selon que la pratique du bien passe à l’état de nature, répond toujours plus constamment à la volonté du moi, ou lui coûte au contraire toujours plus d’efforts et de luttes, en attendant que ces efforts et ces luttes aient fait place à la défaite définitive du bien, à la fois dans la volonté et dans la nature morale du sujet.
Cette nature nouvelle, que nous avons appelée morale, n’acquiert sans doute que fort lentement et progressivement le caractère de nécessité ; il faut de nombreux actes, commis invariablement dans une même direction, pour produire un tel état. Pendant un temps plus ou moins long, il reste encore loisible au moi de poser au sein de sa nature morale comme de sa nature physique un commencement nouveau, d’y opérer des conversions, des révolutions, des retours : cela signifie que l’homme vicieux peut devenir honnête, et que l’honnête peut tomber dans le vice. Mais une nouvelle série d’actes, se succédant dans une direction contraire à la première, ne peut avoir d’autre effet que la fixation et la consolidation progressive d’une nature nouvelle, opposée à la première, et le sujet ne s’est affranchi par ce brusque revirement intérieur que pour s’engager dans la direction nouvelle qu’il a prise, pour amasser un nouveau capital, produit de son activité nouvelle. D’autre part, les chances de ces révolutions ou de ces retours sont elles-mêmes limitées quant à leur nombre, à leur importance et à leur durée ; elles diminuent, à mesure que la carrière morale se poursuit, jusqu’à s’éteindre tout à fait, pour faire place à la nécessité morale, soit dans le bien, soit dans le mal.
Si le pélagianisme ne rend pas compte des faits individuels, son embarras devient plus grand encore en présence de ceux qui se rattachent à la vie de l’espèce. Le pélagianisme se voit amené à nier l’espèce, les lois de l’espèce et la solidarité qui unit ses membres. L’universalité du péché dans l’humanité est ou bien niée, ou rapportée à l’universalité de l’habitude et de l’éducation. Mais ici la difficulté n’est encore que reculée, car l’on posera de nouveau la question de savoir d’où vient donc que cette mauvaise habitude ou cette mauvaise éducation soit universelle. Ces deux échappatoires étant aussi insuffisants l’un que l’autre, les penseurs qui ne veulent pas reconnaître la loi de la solidarité morale, se voient irrésistiblement poussés à nier le mal moral, qu’ils doivent considérer comme un degré inévitable du bien et identifier avec l’imperfection naturelle.
L’expérience, le bon sens et la conscience repoussent ces tentatives de solution des pélagiens. La liberté obéit dans l’espèce aux mêmes lois que dans l’individu ; elle se capitalise dans le trésor de l’espèce comme dans celui de l’individu. Si Adam avait triomphé de la tentation, il est probable que ses descendants eussent bénéficié par nature de cette victoire morale, comme ils ont pâti de la défaite initiale, et l’individu serait entré dans la vie morale avec une propension innée pour le bien. Il y eût eu une vertu originelle, comme il y a un vice originel, hérité de l’espèce, toutefois à l’exclusion de toute fatalité, dans un cas comme dans l’autre. Ce n’est que dans la mesure où l’individu grandit et se détache de l’espèce qu’il parvient également à s’affranchir de cette loi de solidarité qui l’a complètement enchaîné au début de sa carrière, mais au sein de laquelle il lui sera donné d’affirmer, une fois au moins, sa valeur et sa responsabilité personnelle.