Dans le temps même où ces fâcheuses tendances commençaient à se faire jour parmi les membres les plus avancés de l’église des Frères, d’autres symptômes, plus graves encore, montraient que dans cette église, comme dans toute autre, l’ivraie n’avait pas tardé à germer à côté du bon grain. La communauté de Herrnhaag s’était accrue plus que le comte ne l’avait désiré ; c’est en vain qu’il avait essayé de ralentir ce progrès trop rapide dont il prévoyait les inconvénients. Dans le nombre des personnes admises à faire partie de la communauté se trouvaient des gens qui, bien qu’animés de bonnes intentions, ne s’étaient pas encore défaits d’habitudes vicieuses contractées dans le monde ou de principes incompatibles avec l’Esprit de l’Évangile. Leur influence se fit bientôt sentir et d’autant plus librement que Herrnhaag n’avait point de statuts comme en avait Herrnhout. Zinzendorf, d’ailleurs, n’aimait pas à moraliser les gens à l’extérieur ; il voulait que le changement des mœurs fût le fruit d’un changement du cœur. « Si laid que soit quelqu’un, disait-il, j’aime mieux le voir tel qu’il est, que de le voir masqué. » Peut-être aussi eût-il craint, en usant d’autorité en cette occasion, de prêter le flanc aux attaques de ses ennemis, qui l’accusaient habituellement de se faire pape et d’imposer aux Frères un joug qui ne se pouvait porter.
Des dangers extérieurs menacèrent également l’existence des principales communautés des Frères en Allemagne. Frédéric le Grand, en guerre avec l’Autriche et la Saxe, venait d’envahir les États de l’électeur : Herrnhout était exposé aux plus affreux malheurs ; la protection de Frédéric l’en préserva. Marienborn aussi fut près de devenir un champ de bataille ; les troupes françaises d’un côté, les Autrichiens et les Anglais de l’autre, campèrent longtemps dans les environs. On s’attendait à les voir en venir aux mains d’un moment à l’autre ; mais, contre toute attente, ils se retirèrent sans avoir livré bataille. Au reste, Marienborn n’avait pas eu à souffrir de leur voisinage : plusieurs officiers visitèrent la communauté, assistèrent aux assemblées et perdirent les préventions qu’ils avaient eues auparavant contre les Frères. Les généraux ordonnèrent expressément de respecter les Herrnhoutes en leur qualité de communauté religieuse. C’est ainsi que la main du Seigneur détourna des maux qui semblaient inévitables. Dans cette occasion, comme en mille autres, la foi des Frères trouva d’avance dans le livre de Textes de cette année-là des gages de la délivrance que Dieu voulait leur accorder. La paix fut enfin signée à Dresde le 25 décembre 1745, « jour anniversaire de la naissance du Prince de la paix. »
Une anecdote très connue, racontée par Bernardin de Saint-Pierre, montre par quels procédés les Frères s’attiraient le respect et la confiance des officiers du voisinage. Quoiqu’elle se rapporte à une guerre un peu postérieure, elle peut trouver ici sa place : « Dans la dernière guerre d’Allemagne, » lit-on dans les Études de la Nature, « un capitaine de cavalerie est commandé pour aller au fourrage. Il part à la tête de sa compagnie et se rend dans le quartier qui lui était assigné. C’était un vallon solitaire, où on ne voyait guère que des bois. Il y aperçoit une pauvre cabane ; il y frappe. Il en sort un vieux hernouten à barbe blanche. — Mon père, lui dit l’officier, montrez-moi un champ où je puisse faire fourrager mes cavaliers. — Tout à l’heure, reprit l’hernouten. — Le bon homme se met à leur tête et remonte avec eux le vallon. Après un quart d’heure de marche, ils trouvent un beau champ d’orge : — Voilà ce qu’il nous faut, dit le capitaine. — Attendez un moment, lui dit son conducteur, vous serez content. — Ils continuent à marcher et ils arrivent, à un quart de lieue plus loin, à un autre champ d’orge. La troupe aussitôt met pied à terre, fauche le grain, le met en trousse et remonte à cheval. L’officier de cavalerie dit alors à son guide : — Le premier champ valait mieux que celui-ci. — Cela est vrai, Monsieur, reprit le bon vieillard, mais il n’était pas à moi. »
Dans le second synode réuni à Marienborn cette année-là, le comte persuada aux Frères de rétablir certaines charges instituées dans l’ancienne église morave. Depuis que l’Unité avait acquis un développement si considérable, il lui paraissait nécessaire de répartir les divers emplois plus qu’ils ne l’avaient été jusqu’alors. Le fardeau des affaires ne continua pas moins de reposer tout entier sur lui. Il s’était trop identifié avec son œuvre pour cesser, ne fût-ce qu’un instant, d’en porter toute la responsabilité. Nous le voyons dans les années 1745 et 1746 se rendre tour à tour en Hollande, en Prusse, en Angleterre, pour y assurer la position de la communauté. Il sentait que le trope réformé, dont son ami Watteville avait été jusqu’alors antistes ou doyen, gagnerait en crédit et en considération, si l’on parvenait à en donner la présidence à quelque ecclésiastique dont le nom fît autorité et étranger à l’Unité des Frères. Il aurait particulièrement désiré de faire accepter cette fonction à quelqu’un des membres de cette même classe d’Amsterdam dont l’hostilité avait jadis éclaté contre lui avec tant de violence ; mais il ne put y réussir. Il fut plus heureux à Berlin, où le pasteur Kochius, premier prédicateur de la cour, consentit, avec l’agrément du roi, à prendre le titre de président honoraire du trope réformé de l’Unité.
Quant à la direction du trope luthérien, le surintendant Conradi, à qui on l’avait offerte d’abord, avait décliné cet honneur, en alléguant son grand âge et ses infirmités. En attendant que l’on trouve hors de la communauté quelque ecclésiastique à qui conférer ces fonctions, le comte s’en chargea, car il ne voyait aucun autre frère qui y fût aussi propre que lui : c’est ce qu’il exprime dans les lignes suivantes avec sa candeur habituelle :
« Pour ce qui concerne le trope luthérien, j’ai beau regarder au long et au large, je ne trouve point de meilleur président que moi, et c’est pour cela qu’en ma qualité d’évêque émérite, n’ayant reçu l’ordination qu’après avoir été examiné sur les principes fondamentaux du luthéranisme, je me suis décidé à me charger de l’administration de ce trope. Il n’y a aucun des Frères à qui je me fie là-dessus ; ils me sont tous suspects sur ce point, comme aussi je le leur suis. Je crois qu’il convient aux membres de chaque trope d’avoir quelque peu d’esprit sectaire en faveur de la communion dans laquelle ils sont nés ; sans cela, le but pour lequel on a institué les tropes n’est pas atteint. J’espère bien que les Frères ne considéreront point cette charge comme étant celle que le Bon Dieu m’a spécialement donnée dans l’église ; mais je crois aussi qu’il est dans l’intérêt de l’ensemble que cette charge-là soit administrée avec fidélité. »
En Angleterre, Zinzendorf ne put opérer l’affiliation des communautés des Frères à l’église établie, comme il en avait eu le désir. Si ses efforts échouèrent, il ne faut pas s’en prendre à un mauvais vouloir du clergé anglican, — nous avons vu les dispositions favorables de l’archevêque de Cantorbéry, — mais aux Frères eux-mêmes, qui n’entrèrent point dans les idées du comte à ce sujet et préférèrent maintenir l’entière indépendance de leur position.
Le séjour du comte en Angleterre avait lieu dans un temps de guerre et de troubles intérieurs. On était au lendemain de Fontenoy, la guerre avec la France durait toujours, et le soulèvement excité par la tentative du Prétendant n’était pas encore entièrement apaisé. Les Frères s’en ressentaient péniblement dans les îles Britanniques et surtout dans les colonies américaines ; la rumeur publique y faisait passer leurs missionnaires pour des papistes déguisés qui, sous couleur de convertir les Indiens, n’avaient d’autre but que de les détacher de l’Angleterre pour les gagner à la France. Le gouverneur de New-York avait donné un édit leur interdisant d’habiter au milieu des Indiens, et il prétendait en outre leur intimer un serment par lequel ils devaient déclarer que nul autre que le roi George n’avait de droits à la couronne d’Angleterre. Soit attachement à la doctrine de l’ancienne église morave, qui défendait de jurer, soit crainte de scandaliser les quakers et les mennonites, plusieurs Frères refusèrent le serment qu’on exigeait d’eux et furent jetés en prison. L’édit fut, il est vrai, bientôt révoqué ; mais le comte craignait que de pareils conflits ne se renouvelassent dans les colonies anglaises, tant qu’un acte du parlement n’aurait pas expressément exempté les Frères du serment qu’on voulait leur imposer. Il se donna beaucoup de peine pour intéresser à cette affaire quelques hommes politiques influents ; ce ne fut point en vain, car, dès l’année suivante (1747), le parlement fit une loi par laquelle les Frères, qui y sont qualifiés de gens sages, paisibles et laborieux (a sober, quiet and industrious people), obtinrent la faveur que Zinzendorf avait réclamée pour eux.