[1] En ce temps en Asie, survivait encore Jean, celui que Jésus aimait, qui fut à la fois apôtre et évangéliste. Il gouvernait les églises de ce pays après être revenu, à la mort de Domitien, de l'île où il avait été exilé. [2] Que jusqu'à cette époque, il fut encore de ce monde, deux témoins suffisent à le prouver, et ils sont dignes de foi, ayant enseigné l'orthodoxie ecclésiastique&sp;; l'un est Irénée, l'autre Clément d'Alexandrie. [3] Le premier, au second livre de son ouvrage Contre les hérésies, écrit ainsi en propres termes :
« Tous les presbytres qui se sont rencontrés en Asie avec Jean le disciple du Seigneur, témoignent qu'il leur a transmis cela : il demeura en effet parmi eux jusqu'aux temps de Trajan. »
[4] Au troisième livre du même traité, Irénée exposa encore la même chose en ces termes :
« Mais l'Église d'Ephèse, fondée par Paul et où demeura Jean jusqu'à l'époque de Trajan, est aussi un témoin véritable de la tradition des apôtres. »
[5] Clément nous indique également cette date et il raconte une histoire fort utile à entendre pour ceux qui se plaisent aux choses belles et profitables. Elle est dans son traité intitulé : Quel riche est sauvé. Prenez- la et lisez-la, telle qu'elle est dans son texte :
« [6] Ecoute une fable, qui n'est pas une fable, mais un récit transmis par la tradition et gardé par le souvenir, au sujet de Jean l'apôtre.
« Après la mort du tyran, l'apôtre quitta l'île de Patmos pour Ephèse et il alla appelé par les pays voisins des Gentils, tantôt y établir des évêques, tantôt y organiser des églises complètement, tantôt choisir comme clerc chacun de ceux qui étaient signalés par l'Esprit. [7] Il vint donc à l'une de ces villes qui étaient proches, dont quelques-uns même citent le nom. Il y consola d'abord les frères. A la fin, il se tourna vers l'évêque qui était établi là et apercevant un jeune homme dont le maintien était distingué, le visage gracieux et l'âme ardente : « Je te confie celui-là de tout cœur, dit-il, l'Eglise et le Christ en sont témoins ». L'évêque le reçut et promit tout ; l'apôtre répéta encore ses mêmes recommandations et ses adjurations. [8] Puis il partit pour Éphèse. Le presbytre prit chez lui le jeune homme qui lui avait été confié, l'éleva, le protégea, l'entoura d'affection et enfin l'éclaira. Après cela, il se relâcha de son soin extrême et de sa vigilance lorsqu'il l'eut muni du sceau du Seigneur ainsi que d'une protection définitive.
« [9] Le jeune homme en possession d'une liberté prématurée fut gâté par des compagnons d'âge oisifs, dissolus et habitués au mal. D'abord, ils le conduisirent dans de splendides festins ; puis sortant aussi la nuit pour voler les vêtements, ils l'emmenèrent plus tard, on le jugea propre à coopérer à quelque chose de plus grand. [10] Il s'y habitua peu à peu, et, sous l'impulsion de sa nature ardente, semblable à un coursier indompté et vigoureux qui ronge son frein, il sortit du droit chemin et s'élança vivement dans les précipices. [11] Lorsqu'il eut enfin renoncé au salut de Dieu, il ne s'arrêta plus aux projets médiocres, mais il tenta quelque chose d'important et, puisqu'il était perdu sans retour, il résolut de ressembler aux autres. Il les rassembla donc et forma avec eux une société de brigands. Il en devint le digne chef ; car il était le plus violent, le plus sanguinaire et le plus dur. [12] Sur ces entrefaites et en raison d'un besoin survenu, on appela Jean : il vint et traita les affaires pour lesquelles on l'avait mandé. Puis il dit : « Allons, évêque, rends-nous le dépôt que le Christ et moi t'avons confié en présence de l'église à laquelle tu présides ». [13] Celui-ci fut d'abord stupéfait, pensant à une somme d'argent qu'il n'avait pas reçue et pour laquelle on l'aurait dénoncé : il ne pouvait croire à un dépôt qu'il n'avait pas, ni mettre en doute la parole de Jean : « Je te demande, reprit celui-ci, le jeune homme et l'âme de ce frère. » Le vieillard gémit profondément et pleura. « Il est mort, dit-il. &ld; Comment et de quelle mort ? &ld; Mort à Dieu ; car il est parti, et est devenu méchant et perdu, en un mot, c'est un voleur ; et maintenant il tient la montagne qui est là en face de l'église avec une troupe d'hommes armés semblables à lui. » [14] L'apôtre déchire son vêtement, et avec un long sanglot se frappe la tête : « J'ai laissé, dit-il, un bon gardien de l'âme de mon frère ! Mais qu'on m'amène aussitôt un cheval et que quelqu'un me serve de guide pour le chemin ». Et il sortit de l'église comme il était. [15] Arrivé à l'endroit, il fut pris par l'avant-poste des brigands ; il ne chercha pas à fuir, ne demanda rien, mais il s'écria : « C'est pour cela même que je suis venu ; conduisez-moi à votre chef ». [16] Celui-ci précisément attendait en armes ; mais dès qu'il reconnut Jean, il rougit et prit la fuite. L'apôtre, oubliant son âge, le poursuivait de toutes ses forces et lui criait : [17] « Pourquoi me fuis-tu, ô mon fils, moi ton père, un homme désarmé, un vieillard ? Aie pitié de moi, ô enfant ; ne crains pas, tu as encore des espérances de vie. Je donnerai pour toi ma parole au Christ ; s'il le fallait, je mourrais volontiers pour toi comme le Sauveur l'a fait pour nous. Je donnerai ma vie à la place de la tienne. Arrête-toi ; aie confiance, c'est le Christ qui m'envoie ».
« [18] Le jeune homme obéit et s'arrête. Il baisse la tête, puis jette ses armes, enfin se met à trembler en versant des larmes amères. Il entoure de ses bras le vieillard qui s'avançait, lui demande pardon, comme il peut, par ses gémissements et il est baptisé une seconde fois, dans ses larmes. Cependant il tenait encore sa main droite cachée. [19] L'apôtre se porte caution, l'assure par serment qu'il a trouvé pour lui miséricorde auprès du Sauveur ; il prie, il tombe à genoux, il baise la main droite elle-même du jeune homme pour montrer qu'elle est purifiée par la pénitence. Jean le conduit ensuite à l'église, intercède pour lui dans de longues prières, offre avec lui des jeûnes prolongés et enchante son esprit par le charme varié de ses discours. On dit qu'il ne le quitta pas avant de l'avoir fixé définitivement dans l'Eglise, offrant un grand exemple de véritable repentir et une éclatante preuve de renaissance, un trophée de résurrection visible. »