Au commencement de 1747, peu après son retour à la Wetterau, Zinzendorf quitta le château de Marienborn, et fixa sa résidence dans la maison qu’il s’était fait bâtir à Herrnhaag. Il s’était élevé depuis quelque temps de nombreuses difficultés entre la communauté de Herrnhaag et le comte d’Ysembourg-Büdingen, sur les terres duquel elle se trouvait. La prospérité de cette colonie, enrichie par le travail de ses membres et par les étrangers qui y affluaient, excitait la jalousie du comte de Büdingen et lui faisait regretter d’avoir concédé aux Frères, à des conditions trop favorables pour eux, le sol sur lequel ils s’étaient établis. Tantôt il cherchait à leur reprendre quelqu’une des franchises qu’il leur avait accordées, tantôt il leur en disputait l’usage, ou bien leur imposait de nouvelles obligations qui n’avaient point été stipulées. La querelle était vive et soutenue de part et d’autre avec opiniâtreté. Zinzendorf, à la demande du comte de Büdingen, se chargea d’amener un arrangement, mais il n’en vint pas à bout et ne réussit qu’à se compromettre auprès des deux parties. « Un homme qui cherche à procurer la paix, » dit-il dans un discours sur Matthieu 5.9, prononcé vers ce temps-là, « c’est un homme qui s’écrase les doigts entre toutes les portes et qui, étant fait pour aimer comme l’oiseau pour voler, ne peut être tout à fait content, si tout ce qui l’entoure ne l’est aussi. »
Cependant, tandis que les nuages s’amassaient sur Herrnhaag et que l’orage qui devait bientôt en disperser les paisibles habitants commençait déjà à gronder au-dessus de leurs têtes, le ciel s’éclaircissait du côté de la Lusace. Avant d’être banni de l’asile qui l’abritait alors, Zinzendorf allait voir se rouvrir devant lui sa première patrie et ce Herrnhout si cher à son cœur. Il avait toujours eu le pressentiment que son exil devait durer dix ans et il l’avait souvent dit à ses amis. Mais dix ans venaient de s’écouler et l’arrêt qui le bannissait n’était point encore révoqué. Il résolut donc de ne plus songer à cette affaire, et quand on lui offrit la belle terre de Hennersdorf, qui avait appartenu à sa grand’mère et où il avait passé son enfance, il refusa d’abord de l’acheter ; il finit pourtant par en faire l’acquisition pour le compte de sa fille Bénigna.
La cour de Saxe ne songeait plus à Zinzendorf ; cet achat attira de nouveau l’attention sur lui. On s’entretint de Herrnhout, que le roi avait traversé, par hasard, peu de temps auparavant ; on vanta sa prospérité, les mœurs paisibles de ses habitants ; on parla du développement rapide qu’avaient acquis en tout pays les communautés moraves, de l’état florissant de celles de la Wetterau, des ressources pécuniaires considérables que l’on pouvait supposer aux Frères et du crédit dont ils jouissaient auprès des maisons les plus opulentes de Londres et d’Amsterdam. On commença donc à trouver qu’il y aurait de l’injustice à prolonger l’exil du comte. Bref, l’affaire vint au roi, et celui-ci s’empressa de faire écrire à Zinzendorf qu’il lui était permis de rentrer en Saxe. L’avidité du fisc n’eut pas même la pudeur de l’hypocrisie : en annonçant au comte cette faveur royale, on lui demandait par la même lettre de bien vouloir négocier pour le gouvernement électoral un emprunt auprès de ses amis de Hollande. Zinzendorf n’hésita pas à donner cette preuve de dévouement et décida le frère Beuning à un prêt de 150 000 florins. Le prompt succès de cette démarche fit à la cour une excellente impression ; on écrivit aussitôt au comte que le roi verrait avec plaisir dans ses États plusieurs établissements du genre de Herrnhout ; on l’engageait à en fonder un semblable au château de Barby, qu’on lui concédait pour cet usage et qu’on lui offrit en même temps comme sûreté de l’emprunt que l’on venait de contracter.
Zinzendorf se rendit aussitôt en Saxe, mais il ne fit que passer à Herrnhout et à Hennersdorf, car il se proposait de ne pas s’y établir que sa position n’eût été régularisée, et il aurait désiré qu’on ne révoquât officiellement le décret qui le bannissait qu’après avoir soumis de nouveau et les Frères et lui-même à une enquête rigoureuse. Il insista là-dessus auprès du ministère, mais c’était trop tard, le décret était déjà expédié. Sur le conseil du ministre, il accepta provisoirement la faveur qu’on lui accordait, et se rendit à Herrnhout, où il reprit le cours de ses occupations accoutumées, comme si rien ne les eût interrompues. Il ne s’y établit cependant point encore d’une manière définitive.
L’enquête qu’il désirait n’eut lieu que l’année suivante, sur ses instances réitérées et après bien des hésitations de la part du gouvernement. On lui objectait l’axiome non bis in idem : l’affaire ayant déjà été examinée onze ans auparavant, il n’y avait pas lieu à y revenir. Zinzendorf sentit la justesse de cet argument, comme aussi l’avantage qu’en pouvaient tirer les Frères, et restreignit en conséquence sa demande, en disant qu’il était bien entendu que cette enquête ne pouvait porter que sur l’église morave proprement dite et non sur les tropes luthérien et réformé de l’Unité des Frères.
La commission nommée à cet effet se réunit au château de Hennersdorf, à la fin de juillet 1748. Les évêques moraves déléguèrent à onze Frères la charge de représenter leur église : Zinzendorf aurait voulu se tenir à l’écart, mais il ne le put pas ; les commissaires et les Frères le pressèrent unanimement de faciliter leur besogne en y prenant part, et il fut, comme il devait l’être, l’âme de l’affaire.
Les commissaires, satisfaits des réponses des Frères, des prédications de Zinzendorf auxquelles ils assistèrent et en général de tout ce qu’ils voyaient de Herrnhout, paraissaient très disposés à rendre en faveur des Moraves une sorte de verdict d’acquittement, en déclarant qu’ils n’avaient rien trouvé chez eux qui pût empêcher le gouvernement de leur accorder sa protection. Mais une approbation tacite ou négative ne suffisait pas au comte ; il eût souhaité qu’on reconnût formellement et explicitement l’entière conformité de la doctrine et des institutions moraves avec les principes de la confession d’Augsbourg. Tout en convenant que c’était bien là leur sentiment, les commissaires jugèrent que leur mandat ne les obligeait point à en donner acte. Le résultat de l’enquête n’en fut pas moins un triomphe pour les Frères. Un des commissaires, le docteur Teller, professeur en théologie à Leipzig, et qui avait précédemment écrit contre eux, devint de ce moment un de leurs amis les plus chauds. « Personne, » disait-il en partant, « personne ne voudra nous croire, quand nous rentrerons chez nous et que nous dirons ce que nous avons vu ici. » Un autre commissaire, le docteur Hermann, conseiller ecclésiastique et premier prédicateur de la cour de Saxe, consentit même à accepter la fonction de président du trope luthérien de l’Unité, fonction que le comte avait remplie provisoirement jusqu’alors.
Zinzendorf put donc s’en retourner à la Wetterau, entièrement rassuré sur le sort de Herrnhout et prêt à commencer ailleurs une nouvelle lutte et à remporter une nouvelle victoire.