Histoire des Protestants de France – Tome 1

4.9.
Nombreuses Églises réorganisées dans le Midi. – Synode national de 1744. – Résolutions de cette assemblée. – Appréhensions de la cour. – Bruits populaires et calomnies. – Ordonnances barbares. – Enlèvements d’enfants. – Condamnations judiciaires. – Surprises d’assemblées. – Galériens protestants.

Nous avons laissé les réformés travaillant avec zèle à la réorganisation de leurs Églises. Ils remirent en vigueur beaucoup d’articles de l’ancienne discipline. Les consistoires, nouvellement rétablis, veillaient au maintien du bon ordre dans les troupeaux. Les assemblées se rapprochèrent des grands centres de population protestante, et se tinrent plus souvent de jour. En un mot, la période de 1730 à 1744 fut un temps de calme en comparaison de l’horrible tempête qui avait tout dispersé quelques années auparavant.

Le mouvement religieux s’étendit. Un jeune pasteur, qui unissait à une foi vive une grande prudence, Michel Viala, parcourut le haut Languedoc, et tint des assemblées aux environs de Castres et de Montauban. Le comté de Foix fut desservi par Pierre Corteis, le Béarn par Etienne Deffère, le Poitou et la Normandie par Jean Loire et André Migault. On voit que les pasteurs, toujours en petit nombre, devaient remplir la charge de missionnaires : leurs champs de travail étaient plus vastes que des diocèses.

Pour introduire plus de régularité dans leur enseignement et leurs maximes de conduite, ils résolurent de convoquer un synode général ou national, et cette assemblée s’ouvrit, le 18 août 1744, dans un lieu écarté du bas Languedoc, sous la présidence de Michel Viala. La plupart des anciennes provinces protestantes, depuis les Cévennes jusqu’à la Normandie, y étaient représentées ; cependant Paris et l’Ile-de-France n’y comptaient aucun délégué.

Le moment était bien choisi sous un rapport, et mal sous un autre. Il y avait pour les protestants plus de facilité à se réunir, parce que la guerre dirigeait au dehors toute l’attention du gouvernement et toutes les forces du pays. Mais cette guerre même devait inspirer au conseil plus d’ombrage en face d’une pareille assemblée.

Le premier soin du synode fut de déclarer qu’il voulait garder une inviolable fidélité au souverain. Il ordonna de célébrer, avant la fin de l’année, un jeûne solennel dans tous les troupeaux réformés du royaume, « pour la conservation de la personne sacrée de Sa Majesté, pour le succès de ses armes, pour la cessation de la guerre, et pour la délivrance de l’Église. » Les pasteurs furent exhortés à prêcher au moins une fois par an sur la soumission qui est due aux puissances établies.

L’assemblée prit de sages mesures pour l’observation de la discipline et la correction des mœurs. Elle invita les pasteurs à s’abstenir de traiter en chaire des points de controverse, et à ne parler qu’avec circonspection des souffrances du peuple réformé. Elle recommanda aux troupeaux de célébrer leur culte en plein jour autant que possible. L’art. 10 des résolutions portait : « Comme il y a plusieurs provinces, où l’on fait encore des exercices de religion pendant la nuit, le synode, tant pour manifester de plus en plus la pureté de nos intentions que pour garder l’uniformité, a chargé les pasteurs et les anciens des diverses provinces de se conformer, autant que la prudence le permettra, aux Églises qui font leurs exercices en plein jour. »

Antoine Court était venu de Lausanne pour assister à cette grande assemblée ; et après avoir apaisé un différend qui s’était élevé à propos d’un pasteur faussement accusé, il eut la joie de prêcher à un auditoire de dix mille personnes.

Cette réunion de tant de fidèles, ce synode général dont quelques membres étaient venus des extrémités du royaume, cette demi-publicité donnée à des actes que la loi qualifiait de crime et de rébellion, inquiétèrent le conseil et l’irritèrent. Il en vint à craindre que les protestants n’eussent de secrètes intelligences avec l’étranger.

Rien n’était plus faux. Jamais, depuis le seizième siècle, dans les temps même de la plus sanglante persécution, la masse des réformés n’avait oublié ses devoirs envers le prince et la patrie. Si, dans la guerre des camisards, quelques Cévenols avaient attendu des secours de l’Angleterre ou de la Hollande, ce n’était qu’une affaire locale et partielle. Mais les appréhensions de la cour, qui se réveillèrent sans cesse après l’édit de révocation, prouve cette grande vérité, qu’on n’est pas persécuteur impunément. Lorsque l’autorité publique se place hors des conditions de la justice, de la morale et de l’ordre, elle est victime la première de son attentat ; et à défaut des remords dont le fanatisme ou la corruption peut l’affranchir, elle expie son crime par de continuelles et invincibles terreurs.

La calomnie joua son rôle dans ces déplorables circonstances, et l’opinion, mal éclairée sur les vrais sentiments d’une population de proscrits, adopta sans peine les plus grossiers mensonges. On prétendit que le pasteur Jacques Roger avait lu dans les assemblées religieuses un faux édit de tolérance, afin de pousser les protestants à la révolte ; que les assistants portaient des armes dans leurs conciliabules ; qu’ils avaient chanté un cantique pour demander à Dieu de donner la victoire aux Anglais ; que leurs collectes pour les pauvres étaient une taxe militaire ; que vingt-cinq mille camisards se tenaient prêts à joindre l’ennemi qui bloquait les ports de la Provence, que les couvents allaient être pillés, les religieux et les prêtres massacrés, et tout le midi de la France mis à feu et à sang.

Ces rumeurs populaires étaient encore plus extravagantes qu’odieuses, et ne renfermaient pas l’ombre même d’une vérité. Pourtant on y donna créance à la cour, et le baron Lenain d’Asfeld, intendant du Languedoc, fut chargé de demander indirectement aux consistoires et aux pasteurs du désert s’il était vrai que les religionnaires se fussent entendus avec l’ennemi. Il voulut savoir, en outre, si, en cas d’invasion, le gouvernement pouvait compter sur une levée de volontaires protestants. Nouvel exemple des funestes effets de l’intolérance : on se croyait forcé de traiter avec des Français comme avec des étrangers ; et pour n’avoir pas voulu voir en eux des citoyens, on n’osait plus compter sur eux dans les mauvais jours de la patrie.

Les protestants répondirent que pas un seul de leurs coreligionnaires ne se joindrait aux armées anglaises, qu’ils étaient tous prêts à faire leur devoir pour le service du roi, que les pasteurs ne cessaient de leur recommander l’obéissance, et que s’ils contrevenaient aux lois dans les choses de religion, c’était par une obligation supérieure à toute autorité humaine.

L’intendant Lenain, qui avait eu bien des occasions de connaître les protestants, ne se défia point de leurs assurances de fidélité. Il en fut autrement à Versailles, où les objets étaient défigurés par la distance et la peur. La nouvelle du synode national de 1744 y produisit des actes qui semblaient tenir de la démence.

On fit signer à Louis XV, au mois de février 1745, deux ordonnances plus cruelles encore, s’il était possible, que tout ce qui avait précédé. A la peine de mort contre les pasteurs, et des galères perpétuelles contre ceux qui leur donneraient asile, on ajouta celle d’une amende de trois mille livres contre tous les protestants du lieu où un pasteur serait arrêté. Quant aux assemblées, il n’était plus besoin d’y avoir assisté pour aller au bagne et perdre tous ses biens : il suffisait de ne les avoir pas dénoncées. Tout devenait crime avec ces lois ; et sur quinze cent mille réformés, on aurait pu en condamner la moitié, au bout de six mois, à ramer sur les chiourmes, et l’autre à mendier son pain.

Bien qu’il fût impossible d’exécuter ces ordonnances à la lettre, et que ceux même qui les avaient rédigées ne l’eussent pas souffert, elles furent suivies de cruels résultats. Les protestants eurent beau envoyer placets sur placets au roi, aux ministres, aux intendants, à tous ceux qui avaient le pouvoir de les aider : ces requêtes, où ils exposaient dans le langage le plus humble leurs souffrances et leurs inaltérables sentiments de fidélité, ne parvenaient pas à leur adresse, et si elles y arrivaient, on ne daignait pas les lire. Quelques-unes furent brûlées ou affichées au pilori par la main du bourreau, comme si leurs plaintes eussent été moins justes, parce qu’on avait l’indignité de les flétrir.

Antoine Court a composé un mémoire historique sur les persécutions qui recommencèrent après le synode de 1744. Son intégrité n’étant pas plus suspecte que sa parfaite connaissance des événements, c’est à lui surtout que nous emprunterons les faits qu’on va lire.

Les enlèvements d’enfants se multiplièrent dans les provinces, et particulièrement en Normandie : Court en donne la liste (et elle est longue) nom par nom. Ces rapts se faisaient ordinairement de nuit, comme des expéditions de brigands, par des compagnies d’archers à la tête desquels étaient les curés des paroisses. Quand la porte des maisons tardait à s’ouvrir, on l’enfonçait ; et puis les soldats, le sabre au poing, le blasphème à la bouche, renversant tout pour découvrir leur proie, insultant au désespoir et aux cris des mères, frappant les pères qui osaient se plaindre, enlevaient les enfants, de préférence les jeunes filles, et les traînaient dans des couvents. Les parents devaient leur payer une pension alimentaire, et si l’une des victimes s’échappait, ils en étaient rendus responsables. Ces horreurs provoquèrent une nouvelle émigration. Six cents familles de la Normandie profitèrent du voisinage de la mer pour sortir du royaume avec tout ce qu’elles purent emporter.

Pour les personnes notables on eut de nouveau recours aux lettres de cachet. Les religionnaires de moindre condition subirent les peines des sentences judiciaires ou administratives. Les parlements de Grenoble, de Bordeaux, de Toulouse, et les intendants de la Saintonge, de la Guyenne, du Dauphiné, du Quercy, du Languedoc, poursuivirent sans relâche les réformés qui avaient fait baptiser leurs enfants, ou bénir leurs mariages au désert.

Les assemblées religieuses furent épiées et attaquées avec acharnement. Le 17 mars 1745, deux compagnies de dragons se jetèrent sur une assemblée aux environs de Mazamet, firent feu, tuèrent plusieurs personnes, en blessèrent un plus grand nombre, et emmenèrent beaucoup de prisonniers. Des scènes du même genre se passèrent près de Montauban, d’Uzès, de Saint-Hippolyte, de Saint-Ambroix et en d’autres lieux. Il fallut recommencer à s’assembler de nuit.

On compta, de 1744 à 1746, trois cents personnes condamnées au fouet, à la dégradation de la noblesse, à la prison perpétuelle, au galères, ou même à la mort, par le seul parlement de Grenoble, qui se montra impitoyable, parce qu’il rendait la justice dans une province-frontière, à quelques pas de l’ennemi campé sur les Alpes. Les amendes étaient énormes. Dans une requête adressée au roi en 1750, les protestants du Dauphiné disaient qu’ils avaient dû payer plus de 200 000 livres, et que, du fond de leurs prisons, ils entendaient vendre à l’enchère leurs meubles et leurs héritages.

Ainsi des autres provinces du Midi, avec quelques adoucissements. Nîmes paya pour sa part au delà de 60 000 livres. Les intendants battaient monnaie avec l’hérésie, comme on le fit avec l’aristocratie en 1793.

« Je pourrais produire ici, dit Antoine Court, d’abord une liste de plus de 600 prisonniers arrêtés depuis 1744 (il écrivait en 1753) dans les provinces du haut et du bas Languedoc, hautes et basses Alpes, Vivarais, Dauphiné, Provence, comté de Foix, Saintonge et Poitou : entre lesquels sont plusieurs gentilshommes, avocats, médecins, bons bourgeois, riches marchands, qui ont souffert de longues et dures prisons, et d’où ils ne sont sortis que par des amendes arbitraires et ruineuses. J’en pourrais produire une autre de plus de 800 personnes qui ont été condamnées à diverses peines, entre lesquelles il y a plus de quatre-vingts gentilshommes. »

Quelques condamnés, après avoir passé un certain temps au bagne, obtenaient grâce par l’intervention de protecteurs puissants, ou par des sacrifices pécuniaires, et c’est ce qui explique pourquoi il ne restait à Toulon, en 1753 que quarante-huit forçats pour cause de religion. Il faut tenir compte aussi de la mortalité qui frappait un grand nombre de ces malheureux, descendus tout à coup d’une position aisée dans un état si abject.

Des gentilshommes verriers du comté de Foix furent condamnés par l’intendant d’Auch aux galères perpétuelles, avec confiscation de tous leurs biens. L’un d’eux, Grenier de Lastermes, était un vénérable vieillard de soixante et seize ans. Il alla subir sa sentence au bagne de Toulon ; ses deux fils moururent, l’un à côté de lui, l’autre sur les galères de Marseille. Nous avons lu une lettre de ce vieillard, naguère opulent, où il remercie le consistoire de Marseille de lui avoir fait donner deux sous par jour afin d’alléger sa misère ! Il écrivait : « Occupé aux travaux qu’on vous a marqués, n’ayant pour toute nourriture que du pain et de l’eau, on ne peut s’en exempter qu’en payant un sol tous les matins aux argousins ; autrement on est exposé à demeurer attaché à une poutre avec une grosse chaîne, la nuit et le jour. »

Les dragonnades se renouvelèrent à Milhau, à Saint-Affrique, et dans d’autres endroits du Rouergue, du Languedoc et du Dauphiné. On punissait de la sorte les gens du peuple pour le crime d’assistance aux assemblées.

Il y eut des sentences qui seraient risibles, si elles eussent été moins barbares. Non seulement des religionnaires furent poursuivis pour avoir introduit dans le royaume des Bibles et des livres de piété, mais un pauvre homme, nommé Etienne Arnaud, de Dieulefit, fut condamné, en 1744, aux galères perpétuelles et à l’exposition : pourquoi ? Parce qu’il avait enseigné le chant des psaumes à quelques jeunes gens. Son psautier et un exemplaire du Nouveau Testament furent cloués au carcan à côté de lui.

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