(Janvier et février 1534)
Intérêt suprême de l’histoire – L’évêque médite un coup d’État – Ses affidés s’entendent pour l’accomplir – Une bande épiscopale sort de l’évêché – On assassine deux huguenots – Les défenseurs du moyen âge – Tumulte dans la ville, consternation du Conseil – La justice et non l’émeute – Perquisition dans l’évêché – Scènes et découverte – Recherche des meurtriers dans la cathédrale – La tour du Midi – Les coupables sont découverts – Documents du coup d’État saisis – Condamnation et fanatisme du meurtrier – Il est pendu et son frère se sauve – Le secrétaire épiscopal mis en cause – Le peuple nomme un conseil d’État huguenot
La conscience de la justice, de la vérité, de la liberté, se réveillait au seizième siècle dans la chrétienté et l’on protestait partout, surtout à Genève, contre les tristes déformations de la vie sociale et religieuse, imposées par la papauté aux siècles antérieurs. Mais le moyen âge expirant se soulevait avec énergie contre ce réveil qui devait le reléguer parmi les morts. La lutte qui se livrait avait pour but d’assurer le triomphe de la Réformation, ou comme d’autres parlent, du progrès et de la civilisation. Cette lutte est l’intérêt suprême de l’histoire. Les intrigues des cours et même les batailles des armées, qui plaisent davantage à certains esprits, sont peu de chose en comparaison de ces mouvements puissants de l’humanité. Néanmoins, s’ils avaient leur grandeur et leur nécessité, ils avaient aussi leurs périls. Pour que le navire, lancé sur la vaste mer, n’échouât pas contre les perfides écueils du désordre et du libertinage, il fallait que Dieu y commandât. Au moment où les hommes brisaient les chaînes séculaires de la papauté et les institutions fantasques de la féodalité, il fallait qu’ils se rattachassent au Maître souverain, qui seul donne le souffle de la vie aux individus et aux peuples. Si l’Angleterre jouit depuis longtemps des fruits précieux de la liberté, et si la France n’a pu encore la fixer, c’est que la première a accueilli la Réformation et que la seconde l’a rejetée. Un des grands maux issus de la papauté fut l’obscurcissement du sens moral ; aussi le réveil au seizième siècle dut-il être un réveil moral. Il y avait dans le catholicisme des hommes sincères, mais auxquels tout était bon, pourvu qu’ils arrivassent à un but qu’ils croyaient glorieux. Aussi — chose étrange — de prétendus conservateurs de l’ordre devenaient le plus facilement du monde… des assassins.
L’évêque de Genève considérait attentivement, de son silencieux prieuré, ce qui se passait dans sa cité, alors si vivement agitée. Il désirait remonter sur son double trône, et il se flattait encore de rétablir dans la ville l’autorité du prince et l’autorité du pape. Beaucoup de catholiques, surtout à la cour de l’évêque et du duc, ne voyaient en effet dans cette réformation de doctrine, qu’un tumulte populaire, qui serait de petite durée. — Bientôt, disaient-ils, la face des affaires va changera. » Peut-être que si Calvin ne fût venu, cette prophétie se serait réalisée. Mais d’autres voyaient les choses plus en noir. La tempête de Luther, selon eux, renverserait tout ; le même flot qui menaçait alors la puissance des pontifes emporterait bientôt la puissance des rois. Tous se demandaient comment il fallait s’y prendre pour prévenir un si grand malheur, et les plus décidés disaient hautement que le seul moyen de salut pour Genève était d’y établir un magistrat unique et souverain. Les Romains n’avaient-ils pas créé des dictateurs dans les périls extrêmes ? Tous ces conseils des vingt-cinq, des soixante, des deux cents, et surtout le conseil général du peuple étaient, selon les épiscopaux, inutiles, pernicieux ; il fallait fixer l’administration entre les mains d’un seul, et la donner de préférence à l’un des seigneurs de Fribourg ; leur catholicisme ardent et leur ressentiment de la mort de Wernli garantissaient la fidélité avec laquelle la mission serait remplie. Il ne paraît pas que rien fût décidé quant au choix ; mais l’évêque se décida à tenter un hardi coup d’État. S’étant entendu avec le duc de Savoieb, il signa à Arbois des lettres qui établissaient dans Genève un Lieutenant du prince au temporel, avec tout pouvoir de punir les criminels ; l’ordonnance fut aussitôt envoyée au secrétaire épiscopal. Portier, homme de confiance et bras droit de l’évêque, afin que, d’accord avec les chefs du parti, il déterminât le meilleur moment et les meilleurs moyens de l’exécuter. De son côté, le duc ne fit pas attendre son secours. Portier reçut des blancs-seings scellés des armes ducales, avec l’autorisation de s’en servir comme il lui plairait pour mener à bonne fin cette entreprise. Le complot était habilement tramé. La cour de Turin, les seigneurs de Fribourg, les mamelucks prêtaient main forte à l’évêque. Mais, selon la formule reçue, Dieu était là et la république de Bernec.
a – Crespin, Actes des Martyrs, p. 114.
b – Msc. de Roset, liv. III, ch. 21. Chron. — Msc. de Gautier.
c – Registre du conseil des 8 et 10 février 1534.
Il parut d’abord, en effet, que l’ordonnance était destinée à rester sur le papier. Le complot épiscopal existait ; l’ordonnance avait été signée par le prince-évêque le 12 janvier ; mais, le 1" février, elle n’était encore qu’une lettre morte. Portier, connaissant l’esprit qui animait les citoyens, craignait de faire connaître, soit aux magistrats, soit au peuple, l’ordonnance épiscopale. Toutefois il s’entretenait secrètement avec quelques-uns de ses affidés des moyens de la mettre à exécution ; parmi eux se trouvaient deux frères nommés Pennet, dont l’un était geôlier épiscopal. Les partisans de l’évêque à Genève, comme à Arbois, comme à Turin, pensaient tous que les disputes théologiques ne faisaient que du mal ; qu’il fallait avoir recours à des moyens plus énergiques ; que la force seule pouvait contraindre les Genevois à baisser la tête sous le joug ; enfin qu’une émeute qui viendrait troubler la paix publique serait, même si elle ne réussissait pas, le meilleur moyen de justifier la nomination d’un lieutenant revêtu d’un pouvoir absolu. Quelques têtes chaudes d’entre les épiscopaux et en particulier les deux Pennet, séides du parti, résolurent d’agir immédiatement. « Ils entreprirent avec plusieurs de faire une grosse effusion de sang, » dit un document écrit peu de jours après cette affaired.
d – Lettres certaines d’aucuns grands troubles. 1534.
Le mardi 3 février se trouvaient réunis à l’Évêché les hommes les plus passionnés du parti épiscopal : Pennet le geôlier, son frère Claude, Jaques Desel et plusieurs autres. On était après dîner. Enflammés du désir de sauver l’autorité du prince et du pape, échauffés par l’ordonnance qu’ils avaient jusqu’alors gardée par devers eux et qui leur brûlait les mains, indignés de voir le dominicain Furbity contredit par Farel et poursuivi par les Bernois, peut-être aussi, comme on l’a cru, agissant en vertu d’ordres positifs, émanés de l’évêque, ces hommes s’arment et sortent de l’évêché, « ayant propos de frapper et tuer des autres, » dit le même document dont nous venons de parler. Ces fanatiques, sincères nous le croyons, mais malheureusement convaincus qu’un coup de poignard donné à un hérétique est l’une des œuvres les plus méritoires qui puissent gagner le ciel, entrent dans la cour de Saint-Pierre. Au moment où ils arrivent devant le perron et la large plate-forme sur laquelle s’ouvre le portail en marbre blanc de la cathédrale, ils trouvent sur leur chemin deux huguenots, le notaire Nicolas Porral et Etienne d’Addae. A la vue de deux hérétiques, leur sang bouillonne ; le geôlier Pennet tire son épée, se jette sur Porral, le frappe, et le voyant tomber, continue effrontément son chemin avec sa bande, pour se rendre par la rue du Perron, au Molard, place d’armes des émeutes. D’Adda et quelques autres huguenots qui accourent environnent Porral blessé, le soulèvent, et, voulant arrêter au plus tôt l’émeute qui commence, ils le transportent à l’Hôtel de ville et le déposent pâle et ensanglanté, devant les syndics et le Conseil.
e – Froment, Gestes de Genève, p. 245. — Chron. Msc. de Roset. Hist. Msc. de Gauthier. — Registre du conseil.
Cette vue saisit les magistrats, comme autrefois (si l’on peut comparer les grandes choses de l’antiquité aux petites qui ont inauguré les temps modernes) comme autrefois le corps de César, déchiré de plaies et porté au travers du Forum, souleva l’indignation et les cris du peuple consterné. D’Adda ne s’en tint pas là : il raconta aux syndics l’attaque violente de Pennet et demanda la punition de l’assassin. Mais à peine avait-il fini de parler, qu’un grand bruit se fit entendre ; la cour de l’Hôtel de ville se remplit de citoyens agités ; des clameurs tumultueuses retentissent ; les portes de la salle sont violemment ouvertes et « incontinent, dit le registre, plusieurs entrent avec grande furie, en criant : Justice ! Justice ! » — Un homme estimé, un honorable industriel, qui habitait la rue du Perron, Nicolas Berger, zélé huguenot, se trouvait dans le lieu où il étalait sa marchandise, au moment où la bande qui venait de blesser Porral passait. Attiré par le bruit, il fit sans doute quelques pas vers la porte ; Claude Pennet l’apercevant s’arrêta, et comme s’il était jaloux de l’exploit de son frère, se jeta sur ce citoyen désarmé, et, d’un coup de poignard, l’étendit mort sur la place. Tous les gens de bien, ajoutent les citoyens, sont remplis d’horreur et demandent que le coupable soit puni selon les lois.
Cet événement n’était pas sans importance ; il était un nouvel acte de cette lutte opiniâtre qui, au commencement du seizième siècle, eut lieu d’une manière permanente dans une petite ville des bords du Léman, et qui sous d’autres formes se répéta dans d’autres contrées. Des combattants ne franchissent pas une frontière, sans y laisser quelques gouttes de leur sang. Ceux qui livraient alors les derniers combats de ce qu’on peut appeler l’âge de fer croyaient servir la cause de la justice. L’histoire impartiale répugne à tracer une image trop hideuse de ces fiers champions de Rome et de la féodalité. A Genève même, où ils étaient peut-être plus violents qu’ailleurs, ils n’étaient pas tous dépourvus de sentiments généreux. Sans doute, un esprit de parti en animait plusieurs ; mais il y en avait aussi qui voulaient le bien de leur patrie. A leurs yeux, la religion et l’ordre étaient compromis par l’alliance avec la Suisse et la Réformation, et cette cause si sacrée ne pouvait être maintenue, pensaient-ils, que par une intervention énergique du parti épiscopal. Ils se trompaient ; mais ce n’est pas là qu’était essentiellement leur erreur. Le grand mal consistait en ce que leur sens moral étant corrompu par les principes d’une bigoterie fanatique, tous les moyens leur paraissaient bon pour parvenir au but : tous, — jusqu’au poignard.
Tandis que les citoyens demandaient justice d’un double assassinat, il y avait un grand tumulte dans la ville ; le tambour battait ; tout le monde courait aux armes. Les citoyens qui voulaient l’indépendance et la réforme s’écriaient que les serviteurs de l’évêque, ne pouvant les vaincre par la parole, voulaient triompher d’eux par la mandosse (sorte d’épée espagnole). « C’est la cinquième sédition que les prêtres excitent pour sauver la messe, » disaient-ils ; et ils se menaient sous les armes, non toutefois pour attaquer, mais pour prêter force au pouvoir établi.
Le conseil fut consterné en apprenant la mort de Berger. Tous ses membres étaient opposés à de tels crimes ; mais trois syndics sur quatre étaient catholiques : Du Crest, Malbuisson, Claude Baud, et les conseillers se partageaient d’ordinaire dans la même proportion que les syndics. De plus, Portier, qui conduisait la bande, était l’agent accrédité du prince-évêque, dont le Conseil voulait maintenir l’autorité. Les syndics cherchaient ce qu’il y avait à faire, quand un huissier annonça que les ambassadeurs de Berne demandaient à parler au Conseil. Ces nobles seigneurs, qui avaient ordinairement une attitude si roide, étaient fort émus : « En montant à l’Hôtel de ville, dirent-ils, nous n’avons rencontré que gens qui courent aux armes. Il est à craindre qu’il ne se fasse une grande tuerie ; nous vous conjurons d’y pourvoir et nous nous offrons nous-mêmes pour apaiser ce tumulte. » Le premier syndic les supplia de s’y employer et, les Bernois étant sortis, le Conseil continua ses délibérations.
Pendant ce temps les principaux huguenots consultaient aussi entre eux. Deux de leurs amis venaient de tomber sous les coups de leurs adversaires ; l’un d’eux était mort ; les leurs avaient pris les armes ; Portier et les Pennet effrayés s’étaient enfuis ; le parti catholique paraissait démoralisé. Dans cet état de choses, il leur eût été facile de fondre sur leurs adversaires et de remporter une victoire décisive ; mais les sentiments d’ordre et de légalité dominaient parmi eux. Ils voulaient non enfreindre la loi, mais l’invoquer ; il y avait des juges dans Genève. Ce n’était pas l’émeute qui devait venger le sang, c’était la justice. Point de désordres, disaient les chefs huguenots, point de revanche, point d’attaque, ni de bataille !… mais prêtons main forte à l’autorité pour qu’elle puisse faire son devoir. » Cinq cents citoyens armés, les hommes les plus vaillants de Genève, arrivèrent en bon ordre, se rangèrent devant l’Hôtel de ville, et leurs chefs, de la Maisonneuve, Salomon, Perrin, Aimé Levet montèrent au Conseil : « Honorés seigneurs, dirent-ils, nous ne nous sommes assemblés par autres raisons que pour le maintien de l’ordre. Nous craignons que les prêtres n’aient préparé une quatrième ou cinquième émeute ; nous voici donc en corps, pour éviter leur fureur et prêter main forte à Messieurs les syndics. Nous prions qu’on punisse les meurtriers et ceux qui ont conseillé le tumultef. » Il n’y eut pas un instant d’hésitation ; tous, catholiques et protestants, voulaient que les coupables fussent punis ; on se mit à leur recherche.
f – Registre du conseil du 3 février 1534. — Msc. de Boset, Chron, liv. III, ch. 19. — Msc. de Gautier.
On croyait qu’ils s’étaient cachés dans l’Évêché ; il était probable en effet que le secrétaire Portier, qui y demeurait, s’y était rendu et y avait donné asile à ses complices, comme dans le lieu le plus sûr de Genève. « Nous irons les y prendre, » dit le syndic Du Crest, catholique, mais loyal ; les autres syndics se levèrent et tous sortirent de l’Hôtel de ville suivis de leurs officiers. A la vue imposante des premiers magistrats de la ville, demandant l’entrée de l’évêché, les serviteurs de l’évêque ouvrirent les portes, et aussitôt commença une rigoureuse perquisition. Pas une chambre, pas un souterrain, pas un grenier n’échappa à l’œil inquisiteur des magistrats et de leur gens ; « mais quelque diligence qu’ils fissent, dit le registre du Conseil, ils ne trouvèrent aucun des coupables. » Plusieurs les croyaient sauvés ; Perronnette seule, femme du secrétaire épiscopal Portier, voyant la vigueur avec laquelle on recherchait les assassins, sentait redoubler ses angoisses sur le sort de son mari. Les syndics, voulant prévenir de nouvelles intrigues, résolurent de laisser quelques-uns de leurs gens dans la maison épiscopale, avec charge d’y faire la garde pendant la nuit. Ces hommes s’arrangèrent dans le vestibule pour y attendre le matin ; mais personne ne sut dans la ville qu’ils étaient là.
Ces braves gens s’entretenaient de ce qui se passait dans Genève, quand, un peu avant huit heures du soir (il faisait nuit depuis longtemps, car on était au commencement de février), une voix basse et étouffée se fit entendre dans la rue ; c’était comme si l’on parlait au trou de la serrure ; les gardes prêtèrent l’oreille. La voix se fit entendre de nouveau et prononça à plusieurs reprises d’une manière un peu plus distincte le nom de la portière. « C’était un prêtre, dit le registre du Conseil, qui appelait doucement la servante. » Les huguenots, comprenant aussitôt quel parti ils pouvaient tirer de cette circonstance inattendue, invitèrent un jeune homme qui était avec eux à contrefaire la voix d’une femme et à répondre. Il dit, en déguisant sa voix : « Que voulez-vous ? » Le prêtre, ne se doutant pas du sexe et des fonctions de son interlocuteur, dit (toujours à voix basse) qu’il demandait certaines clefs dont avaient besoin M. le secrétaire Portier et Claude Pennet. Il est probable qu’ils voulaient s’en servir pour se cacher dans quelque lieu plus sûr et peut-être sortir de la ville par quelque porte secrète. Le jeune homme, prenant de nouveau une voix flûtée, dit : « Qu’en ferez-vous ? — Je les leur porterai dans l’église de Saint-Pierre, où ils sont cachés, » répondit le prêtre. C’était précisément ce que les gardes voulaient savoir. L’un d’eux se lève, ouvre la porte de l’évêché, et le prêtre voyant un homme d’armes au lieu d’une femme, s’enfuit épouvanté. Le garde, sans s’arrêter à le poursuivre, court à l’Hôtel de ville, où le Conseil était réuni en permanence, et raconte aux syndics toute l’histoire : les meurtriers qu’ils cherchent sont cachés dans Saint-Pierre. Les magistrats résolurent aussitôt de s’y rendre.
Ce n’était pas un petit travail que de chercher les assassins dans la vaste cathédrale, toute remplie de chapelles, d’autels et d’autres lieux où l’on pouvait se cacher. Les syndics y entrèrent entre huit et neuf heures du soir avec un certain nombre de leurs officiers qui tenaient des flambeaux à la main. On ferma aussitôt les portes pour que nul ne pût en sortir et il se fit dans la nef un profond silence. A la lueur des torches, qui répandaient une lumière blafarde, cet édifice, l’un des beaux monuments du douzième siècle, déployait toute son auguste majesté. Mais ces magnificences de l’architecture romane et ogivale, ces belles proportions, cette admirable unité, si propres à produire une impression profonde de grandeur et d’harmonie, ne frappaient nullement Messieurs de Genève, qui pensaient à tout autre chose. Ce n’était pas de décorations architechtoniques et de figures saintes que se préoccupaient Du Crest et ses collègues…, ils cherchaient des meurtriers.
La perquisition commence ; les magistrats et leurs officiers parcourent les chapelles de la Sainte-Croix, de la Vierge, de Saint-Martin, de Saint-Maurice, de Saint-Antoine et neuf autres encore dans l’intérieur ; ils visitent soigneusement les dix-huit autels, richement ornés de tout ce que réclame le culte catholique. Les huissiers portent leurs flambeaux dans tous les coins, ils soulèvent les tapis, ils se baissent pour chercher les coupables. Ils arrivent à l’abside, au transept, au sanctuaire ; ils examinent la sacristie, les stalles, les arcades, les galeries, les travées, mais en vain ; ils ne trouvent personne. Ils se rendent alors dans la chapelle dite des Machabées, attenante à la cathédrale, et que le cardinal-évêque, Jean de Brogny, avait construite un siècle auparavant, en l’ornant de magnifiques sculptures, de riches peintures, de nervures rehaussées de filets d’or. Ils passent devant ces stalles où l’on voyait un jeune homme sous un chêne gardant des pourceaux, le cardinal ayant voulu rappeler ainsi l’humble souvenir de ses premières années ; mais ni Portier, ni les Pennet, ni aucun de leurs complices ne se trouvent là. Il y avait près de trois heures que durait la perquisition. Les magistrats et leurs officiers commençaient à perdre toute espérance. lorsqu’il vint à l’un d’eux l’idée que peut-être les meurtriers qu’ils cherchaient étaient cachés dans l’une des trois tours. Les syndics et leur suite entreprirent donc de les visiter, en commençant par la tour du midi, qui avait cent cinquante pieds de hauteur. Ils en montèrent les nombreux degrés, se disant que, si le témoignage du prêtre était vrai, il fallait que les coupables fussent là, et qu’on pourrait bien y trouver, non seulement Portier et les Pennet, mais encore une troupe de leurs amis bien armés. L’escalier étant fort étroit, il eût été facile aux épiscopaux de fermer le passage et même de tuer quelques-uns de ceux qui étaient à leur recherche. Les hommes qui exécutaient les ordres des syndics montaient à pas lents, sûrs, et s’approchaient du grand clocher, que des baies ogivales surmontées d’arcatures en plein cintre perçaient de tous côtés. Les pas de cette troupe nombreuse retentissaient dans le long escalier. Celui des officiers du Conseil qui marchait en tête de la bande, étant arrivé au sommet de la tour, avança prudemment son flambeau et vit au fond, des armes briller et des yeux étinceler. Il s’approche, ses amis le suivent ; ils découvrent le rusé Portier et le violent Pennet blottis, « armés, dit le registre, d’épées, de fourches de fer, de haches, de poignards, et couverts de cottes de mailles. » Les deux coupables, quoique armés jusqu’aux dents, ne pensèrent pas à se défendre ; ils étaient plus morts que vifs. Les officiers de l’État les saisirent et les enfermèrent dans la prison de l’Hôtel de villeg.
g – Registre du conseil du 3 février 1534. — Spon. I, p. 516. — Ruchat, III, p. 276. — Blavignac, Mém. d’Archéologie, IV, p. 101-102.
Pendant que ces choses se passaient dans Saint-Pierre, les gardes que les syndics avaient laissés à l’évêché, encouragés par le succès de leur ruse, avaient résolu de profiter de l’occasion pour surprendre adroitement les secrets de la maison, et prenant les dehors de la bonhomie, ils étaient entrés en conversation avec les gens, les questionnant si habilement qu’ils avaient appris d’eux tout ce qu’ils voulaient savoir. « M. le secrétaire épiscopal, seul, sans appui, dirent-ils, est trop faible pour s’opposer à la volonté du Conseil et du peuple. — Il n’est pas si seul que vous le pensez, répondirent leurs interlocuteurs ; il a avec lui Monseigneur l’évêque, Son Altesse le duc de Savoie, puis ils ajoutèrent fièrement : il a même reçu d’eux des lettres !… » Les citoyens indépendants, affectant l’incrédulité, s’écrièrent : Quoi ! Portier recevrait des confidences et des messages de ces grands personnages !… » L’un des épiscopaux, piqué de cet air de dédain, déclara bien haut « que ces lettres existaient, qu’elles étaient, in buffeto, dit le registre du Conseil, dans son classique latin, dans le buffet de M. le secrétaire épiscopal. » A ces mots, les malins huguenots, tout réjouis, se lèvent précipitamment, se rendent dans la chambre de Portier, forcent le meuble, prennent les papiers qui y sont déposés et les portent aux syndics. Cette découverte était encore plus importante que la première.
Les magistrats se hâtèrent d’ouvrir le paquet et trouvèrent une liasse de pièces toutes relatives à la trame que l’évêque avait tissue pour subjuguer Genève. Ils dépouillèrent le dossier et furent effrayés. « Voilà un acte signé par l’évêque, le 12 janvier passé, il y a vingt jours, portant création d’un gouverneur pour le temporel, avec charge de châtier les rebelles ; le caprice du prince établit un agent inconstitutionnel, qui n’a d’autre règle que sa propre volonté ! Voici des blancs-seings, scellés des armes des ducs de Savoie. C’est une vraie conspiration, un crime de lèse-État. » La date de l’acte épiscopal établit suffisamment que Pierre de la Baume était l’instigateur des troubles qui avaient été sur le point de bouleverser la ville. On décida que le procès de Portier, agent reconnu de cette intrigue révolutionnaire, serait instruit devant les syndics, à la diligence d’un procureur général, élu à cet effet. Jean Lambert, bon huguenot, fut choisih.
h – Registre du conseil des 3 et 8 février 1534, — Ruchat, III, p. 277. — Mém. de Gautier.
Toutefois, avant d’instruire ce procès, on vida celui de Pennet, moins compliqué que l’autre. Le cas était clair, prévu par la loi et non graciable. Claude Pennet, se présenta la tête levée, comme un homme qui endurait persécution pour la cause de la religion chrétienne. Il fut convaincu d’avoir assassiné Nicolas Berger, en sa boutique, au Perron, et le syndic Du Crest lui-même, catholique, mais homme sage, prononça la sentence de mort. Ceci ne changea rien aux allures de Pennet ; il ne se repentait point de l’acte qu’il avait commis, le fanatisme étouffait en lui la voix de la conscience. Il en était de même de tous ses amis, zélateurs du parti romain ; la passion tenait chez eux la place de la raison, et ils se vantaient d’un détestable assassinat comme d’un acte honorable, saint, héroïque. Pennet demanda de voir le dominicain Furbity, détenu en prison comme lui, pour avoir poursuivi de ses outrages les adversaires de Rome. On conduisit le moine de l’ordre des inquisiteurs dans le cachot de l’homicide, « et quand se virent l’un l’autre, ne se purent tenir de pleurer, » dit la nonne de Sainte-Claire. Pennet voulait mourir pieusement : « Adonc, ce bon catholique se confessa. Je suis condamné au gibet pour l’amour de Jésus-Christ, dit-il au dominicain, et je me recommande à vos saintes prières. » Le père révérend, touché jusqu’aux larmes de la piété et du malheureux sort de ce fils précieux de l’Église, le baisa et lui dit : « Sire Claude, allez joyeusement vous réjouir en votre martyre, et ne doutez de rien, car le royaume des cieux est ouvert, et les anges vous attendenti. »
i – La soeur Jeanne, Levain du Calvinisme, p. 82 et 83.
Le meurtre dont Pennet s’était rendu coupable était, aux yeux du dominicain, l’œuvre d’un saint. La plupart des épiscopaux pensaient de même ; il était à craindre que ce parti, qui avait pour lui la populace, ne s’opposât à l’exécution de la sentence. De la Maisonneuve, décidé de prêter main-forte à la loi, réunit « dans sa maison un certain nombre de gens d’armesj. » Mais leur intervention ne fut pas nécessaire, rien ne troubla le cours de la justice, et le bourreau trancha la tête de l’assassin. Bientôt toute la population superstitieuse s’émut. Savez-vous, disait-on ; il s’opère des miracles au lieu où son corps est pendu. Il a la face aussi vermeille et la bouche aussi fraîche que s’il était en vie, et une colombe blanche voltige continuellement sur sa tête. » Les dévots firent des pèlerinages au gibet du meurtrier.
j – Msc. du Procès inquisitionnel de Lyon, p. 32.
L’autre Pennet, le geôlier, qui avait frappé Porral et « qui, dit la sœur Jeanne, n’était pas moins ardent que son frère à maintenir la sainte religion catholique, » était pendant tout ce temps caché chez une pauvre mendiante, où les nonnes de Sainte-Claire, seules dans le secret, lui portaient furtivement des vivres. L’exécution de son frère l’effraya. Une nuit qu’il gelait fort, il quitta sa cachette t« out pieds nuds » et arriva en tapinois au couvent de Sainte-Claire. Les nonnes le revêtirent « d’habits dissimulés » et il se sauva en Savoie.
Restait le troisième coupable, le criminel d’État, Portier. L’affaire parut si grave au procureur général qu’il demanda communication au peuple. Le 8 février, le Conseil général s’étant réuni, Lambert requit que les lettres trouvées à l’évêché, avec les blancs-seings du duc, fussent lues à l’assemblée. Les Genevois ne pouvaient en croire leurs oreilles. « Quoi ! un gouverneur de Genève, revêtu au temporel du pouvoir souverain, avec charge de punir les citoyens qui maintiennent leurs droit politiques et religieux ; — la constitution de l’État foulée aux pieds par le prince-évêque, et le duc de Savoie, cet éternel ennemi de l’indépendance genevoise, prêtant main-forte à ces usurpations et à ces violences ! » Tout cela constituait un coupable complot, même aux yeux des catholiques d’un sens droit. La voix du peuple et la voix de la justice étaient d’accord ; le procureur général demanda que Portier parût devant ses juges. Le procès fut plus lent que ne l’avait été celui des deux Pennet, car plusieurs catholiques romains mirent tout en œuvre pour le sauver et offrirent même de grosses sommes. Mais le procureur général et tous les huguenots ne cessaient de représenter qu’il « y avait eu conspiration contre toutes les libertés de la ville. » Il semblait impossible que le secrétaire épiscopal ne subît pas une juste condamnation.
Toutefois, Portier et ses agents n’avaient fait que commencer à exécuter les ordres qu’ils avaient reçus ; c’était l’évêque qui était le vrai coupable. Sa qualité de prince couvrait sa personne, et si même, il eût été dans Genève, il ne fût pas tombé un cheveu de sa tête ; mais Pierre de la Baume devait recevoir le châtiment qui, par la volonté de Dieu, frappe les princes injustes. Il avait voulu faire servir son pouvoir à opprimer ; Dieu brisa ce pouvoir. Quand, dans l’assemblée du peuple, les lettres scellées de l’évêque qui donnaient à Genève un dictateur, furent lues, les citoyens furent émus ; un morne silence fit connaître leur indignation ; on eût cru entendre tinter le glas funèbre d’une ancienne grandeur qui venait d’expirer. Les Genevois résolurent de rompre avec les traditions épiscopales et de n’appeler au gouvernement que des hommes connus par leur attachement à l’union de Genève avec la Suisse et à la cause de la Réformation. Tandis que parmi les syndics sortant de charge, il n’y en avait qu’un qui appartint à cette catégorie, quatre amis de l’indépendance furent appelés alors par le peuple à la première charge de l’État : Michel Sept, l’un des huguenots qui, en 1526, s’étaient enfuis à Berne et en avaient rapporté l’alliance des Suisses ; Ami de Chapeaurouge, Aimé Curtet, et J. Duvillard. Le Conseil exécutif devenait ainsi en majorité huguenot. Ce fut la conjuration épiscopale qui donna le coup décisif ; ce fut elle qui ouvrit à deux battants la porte, jusqu’alors seulement entre-bâillée, et fit entrer dans cette ville la Réformation victorieusek.
k – Registre du conseil des 8 et 10 février 1534.