L’ancienne dogmatique protestante fut portée, par réaction contre la doctrine catholique et pélagienne, à accentuer à l’excès le contraste entre l’état d’innocence et l’état de chute, en exaltant les avantages du premier. Selon les docteurs catholiques, la justitia originalis était un don particulier et surnaturel, s’ajoutant aux pura naturalia, le libre arbitre et la raison. La chute n’aurait eu d’autre effet que de faire perdre ce don surnaturel et de laisser la nature humaine proprement dite intacte, affaiblie et amoindrie sans doute, mais non altérée ni corrompue.
Luther, tout en se gardant des atténuations de la doctrine catholique, évita les exagérations où tombèrent ses successeurs. D’après lui, Adam, créé dans l’innocentia puerilis, aurait dû passer à l’innocentia virilis qui est celle des anges et sera celle des élus dans le ciel. Adam était encore dans un état moyen, status médius, intellectu præstanti, voluntate tamen imperfecta, car la perfection était réservée à la vie spirituelle qui devait succéder à la vie animale. Les théologiens postérieurs, au contraire, désignèrent l’état primitif de l’homme comme perfectio naturalis, concreta primo homini divinitus.
L’ancienne dogmatique n’avait pas la notion du développement moral, ni en Christ, ni chez le chrétien ; elle ne le concevait pas comme un des facteurs indispensables de la sainteté morale ; de même que les partisans modernes de la chute nécessaire, elle confondait et identifiait l’imperfection avec le mal ; un état incomplet aurait été pour elle un état anormal. On comprend qu’avec des prémisses pareilles, le titre de ce chapitre n’aurait pas eu sa raison d’être ; il n’y aurait pas eu d’obligation pour l’homme primitif, puisque toutes les qualités qui constituent l’état parfait lui eussent été déjà dévolues par l’acte même de la création. La sainteté, que nous envisageons comme devant être la résultante du développement libre et moral de l’homme, se trouverait être chez l’homme primitif un fait inné, objectif et divin, une donnée naturelle, un fait physique ; mais cela est, selon nous, contradictoire à la notion de sainteté, comme à toute notion morale. Enfin l’ancienne dogmatique eût dû déclarer par là même la chute impossible, à moins d’un nouveau fait magique se produisant fatalement dans la nature humaine.
Pour nous, qui admettons la nécessité d’un développement moral dans la formation de la nature humaine, même dans le cas normal, et qui ne pouvons admettre que cette nature morale puisse être autre chose que le produit ou la résultante de la liberté de choix, nous n’hésitons pas à associer l’imperfection naturelle à l’état primitif de l’homme, comme point de départ de l’activité morale ; et nous appelons innocence cet état d’imperfection primitive qui devait se transformer progressivement, sur la voie d’un progrès normal et régulier, en état de sainteté ; innocence et non pas encore sainteté, innocence et moins encore animalité ; car, s’il y a continuité et progrès de l’innocence à la sainteté, s’il n’y a entre ces deux termes à un certain point de vue qu’une différence quantitative, il y a solution de continuité, opposition absolue, entre l’animalité et la sainteté ; il y a un abîme à franchir pour passer de l’une à l’autre, aussi bien que du règne de la nature au règne de l’esprit et de la volonté. Ce dernier point a été suffisamment établi par tout ce qui précède ; le premier, c’est-à-dire la définition des éléments essentiels de l’obligation originelle de l’homme, fera l’objet de ce troisième chapitre. Mais, comme nous avons déjà vu, d’après 1 Corinthiens 15.45-47, que la caractéristique de l’état primitif de l’homme ou de l’état d’innocence est la nature psychique, comme celle de l’état parfait est la nature pneumatique, c’est à ces termes que nous nous rattacherons, en identifiant l’état d’innocence et l’état psychique d’une part, la sainteté et l’état pneumatique de l’autre. En effet, si le terme de sainteté est biblique, le terme d’innocence ne l’est pas, et sa teneur, absolument négative, ne répond d’ailleurs pas au contenu total de l’état primitif de l’homme : sans être parfait, l’homme paradisiaque était plus qu’innocent. Ce troisième chapitre se subdivisera donc en deux paragraphes : le premier, donnant la caractéristique de l’état psychique et traitant des obligations qui y étaient attachées : le second, décrivant la transformation de l’état psychique en état pneumatique.