Farel priait et prêchait ; Baudichon était dans les environs de Berne, cherchant quelqu'un disposé à prendre la défense de la ville persécutée.
« Croyez-moi, écrivait-il au Conseil de Genève, Dieu nous délivrera de la main de nos ennemis ; ne vous découragez pas si le secours tarde à venir. Vous verrez des miracles avant qu'il soit longtemps et vous apprendrez comment Dieu peut nous aider. Soyez donc sur vos gardes et n'acceptez aucunes conditions qui ne donneraient pas la première place à Dieu et à son saint Évangile. Veillez à ce que la Parole de Dieu ne soit pas liée. »
Le Conseil genevois partageait les vues de Baudichon. Il fit venir les prêtres ; de neuf cents qu'ils étaient, leur nombre était réduit à trente. « Nous vous avons donné trois mois, leur dit le Conseil, pour nous fournir la preuve que la messe et les images sont selon la Parole de Dieu. Quelle réponse avez-vous à nous faire ? » Un prêtre, nommé Dupan, répondit pour tous : « Nous ne sommes pas si osés que de nous croire capables de corriger les choses qui nous ont été enseignées pas nos pères spirituels et décidées par l'Église. Mais quant à faire ce que vous nous demandez, nous n'avons ni l'instruction ni l'autorité nécessaires. » « Alors nous vous interdisons de célébrer la messe désormais, répliqua le Conseil, et nous vous requérons d'aller écouter la prédication de la Parole de Dieu, afin que vous appreniez ce que Dieu commande. Il est convenable que ceux qui font profession d'être des pasteurs et des docteurs se montrent disposés à s'instruire. » Les prêtres ayant allégué leur ignorance, la remarque des autorités ne manquait pas d'à-propos. Quelques-uns des prêtres résolurent de quitter Genève ; d'autres se déclarèrent disposés à suivre les ordres des magistrats. Il fut permis à ces derniers de rester dans la ville s'ils se soumettaient aux lois établies et voulaient porter l'habit laïque. Ainsi s'accomplit la réforme sollicitée par Farel depuis longtemps. « Il ne suffit pas, disait-il aux magistrats, que vous vous conformiez personnellement à l'Évangile ; votre devoir est de confesser publiquement que la messe est une idolâtrie et que les inventions humaines doivent faire place à la Parole de Dieu. » Le Conseil ayant enfin confessé Christ en public, Dieu allait faire voir sa puissance au peuple genevois.
Les événements les plus divers contribuèrent à la délivrance de Genève : la mort de la reine Catherine d'Aragon en Angleterre ; une querelle de François Ier avec Charles-Quint et le duc de Savoie ; la jalousie de Berne qui craignait de voir le roi de France s'emparer de la Savoie et prendre Genève sous sa protection, toutes ces choses furent comme les anneaux de la chaîne dont Dieu se servit pour lier Satan et délivrer Genève. L'homme voit bien la marche des armées et les actes des rois, mais l'œil de la foi peut seul discerner le ressort caché qui les fait agir. Dieu combat contre Satan, et il se sert des princes de ce monde dont Il dirige les mouvements à leur insu.
Genève était réduite à la dernière extrémité, lorsqu'un messager de Berne arriva dans ses murs, porteur d'une lettre demandant que le Conseil remît en liberté le père Furbity. Mais cette commission n'était pas le vrai but de son voyage ; on ne lui avait donné cette lettre que pour détourner les soupçons du sire de Lullin, dans le cas où il viendrait à tomber entre ses mains.
Son véritable message était verbal. « Dans trois jours, dit l'envoyé de Berne, vous verrez les châteaux du pays de Vaud en flammes ; les Bernois arrivent ! » En effet, l'armée de la puissante république approchait à travers mille dangers trop longs à raconter ici. Quand les Genevois montèrent sur leurs remparts, le soir du troisième jour, pour interroger anxieusement l'horizon, ils le virent se teindre en rouge, les incendies annoncés s'allumaient ! Berne avait donné ordre à ses soldats de mettre le feu aux châteaux, véritables repaires de brigands.
Ils devaient aussi détruire toutes les images, mais épargner les hommes, les femmes et les enfants qui ne seraient pas trouvés les armes à la main.
En peu de jours le pays de Vaud tomba entre les mains des Bernois et le 2 février 1536, l'armée victorieuse entra à Genève ! La ville des réformés était libre ! Au mois de février 1536, écrit Froment, Genève fut délivrée de ses ennemis par le pouvoir de Dieu.
Le duc de Savoie ne put s'opposer aux Bernois ; il avait bien autre chose à faire ! Le roi de France l'attaquait, Charles-Quint l'abandonnait ; quatre mois après la délivrance de Genève, il fut chassé de ses États par les armées françaises. Toutes sortes de malheurs fondirent sur lui à la fois. Son pays était ravagé par la peste, ses alliés se tournaient contre lui, son fils, l'héritier de la couronne, mourut ; sa femme, la belle et fière Béatrice de Portugal, atteinte au cœur par tant de chagrins, prit une maladie de langueur et mourut aussi. Il ne resta plus au malheureux duc que deux ou trois villes, et sur son lit de mort, le souvenir de Genève et des réformés le hantait sans cesse.
Et l'évêque, Pierre de la Baume ? Celui-là vécut encore quelque temps dans son château d'Arbois, mais un jour devant le trône de Dieu il répondra de la manière dont il s'est acquitté de sa charge. Les Bernois exécutèrent à la lettre les ordres qui leur avaient été donnés ; le château de Peney fut complètement rasé, celui de Chillon fut pris. Le gouverneur de ce donjon avait reçu l'ordre de faire mettre à la torture et ensuite à mort les prisonniers genevois, dès que les Bernois se montreraient. Outre les trois délégués de Baudichon, il y avait dans les cachots de Chillon, Bonivard, le prieur du couvent de St-Victor à Genève. C'était un des premiers défenseurs des libertés de la ville ; il y avait six ans qu'il était dans les prisons de Savoie ; on montre encore sur le pavé de son cachot la trace de ses pieds, creusée par ses continuelles promenades autour du piller auquel il était enchaîné. Les soldats bernois n'espéraient guère trouver les prisonniers vivants, mais le gouverneur avait eu peur de Messieurs de Berne et n'avait pas osé toucher à un cheveu de leurs têtes. Ils furent amenés à Genève avec grande joie et grand triomphe.
L'œuvre de Farel n'était cependant pas accomplie. A vues humaines les ennemis de Genève s'étaient fondus comme la neige au soleil. Toutefois l'adversaire invisible de Christ, celui dont les armées papistes n'étaient que les instruments, avait d'autres moyens d'attaque. Puisque Satan n'avait pas réussi à étouffer l'Évangile par la puissance de l'évêque ni par les armées de Savoie, il allait maintenant changer de tactique et chercher à susciter à la vérité des adversaires cachés dans Genève même. Ces nouveaux ennemis ne se montrèrent pas tout de suite ; pendant un temps, la joie fut sans mélange dans la cité délivrée. Les uns rendirent grâce à Dieu qui les avait secourus. Les autres se glorifièrent dans leur liberté et disaient : Qui sera maître sur nous ? Pour ceux-là, le joug aisé de Christ est un fardeau plus lourd que le joug de Savoie, et le service de Dieu bien plus pénible que la tyrannie de l'évêque. Mais les Genevois ne se rendaient pas encore compte de ces choses, tout ce qu'ils savaient pour le moment c'est que le duc, l'évêque, les prêtres et les moines avaient disparu pour toujours et que Genève était libre.