1. On voit beaucoup de chrétiens éminents, de « grands chrétiens, » comme l’on dit, manifester un zèle et une activité remarquables, une puissance d’action et de sacrifice étonnante pour la cause du règne de Dieu en général, et rester froids et indifférents quand il s’agit d’une affaire privée concernant « l’un de ces petits » d’entre leurs frères. Telle n’a pas été la charité de l’apôtre Paul. Lui qui portait sur son cœur le fardeau de l’Église entière, il s’intéressait non moins chaleureusement à la cause du plus humble d’entre ses membres ; et ce n’était pas seulement le soin du salut de son âme qui le préoccupait, mais aussi celui de sa position temporelle. La lettre que nous venons d’étudier, il ne s’est pas contenté de l’écrire de sa propre main, — c’est le sens naturel du v. 19, quoi qu’en dise de Soden, — mais personne ne contestera, après l’analyse que nous venons d’en faire, qu’elle a été rédigée avec la même attention, le même soin, la même sollicitude de cœur et de logique qu’une épître aux Corinthiens ou aux Romains. C’est là le trait caractéristique de la charité véritable. La petitesse même de son objet en prouve la réalité et en fait la grandeur.
2. « On est habitué, dit M. Sabatier, à se représenter l’apôtre comme toujours armé en guerre, bardé de logique et hérissé d’arguments. Nous aimons à le surprendre au repos, en un moment de détente, dans ce commerce d’amitié plein d’abandon et même d’enjouement. » Qui, sémite par la gravité austère de sa piété, l’apôtre était hellène par l’aménité de son esprit et la grâce de son langage. Érasme a vanté son éloquence cicéronienne à l’occasion du passage final de Romains ch. 8 ; ne peut-on pas vanter aussi l’atticisme de son épître à Philémon, tant il est vrai qu’il était prédisposé par sa nature même à devenir le messager du monde israélite auprès de la gentilité.
3. Mais ce qui frappe surtout dans ce petit écrit, c’est la manière dont l’apôtre y traite, à l’occasion d’un cas particulier, la grande question de l’esclavage. Il ne pousse pas, au nom de l’égalité chrétienne, le cri d’émancipation et ne se pose point en Spartacus. En renvoyant Onésime à son maître, il reconnaît, il respecte l’institution existante. Mais le langage dont il use ne laisse en réalité à Philémon d’autre parti à prendre que celui d’affranchir son esclave rentré dans l’ordre. Le sentiment de fraternité, de charité et d’égalité chrétiennes qui anime ces lignes, est incompatible à la longue avec le maintien de l’esclavage ; on sent à les lire qu’avec le temps cette épître aura la portée d’un premier manifeste en faveur de l’abolition de l’esclavage et que cette chaîne barbare se fondra à la chaleur du souffle qui les pénètre. L’épître à Philémon, bien comprise, répond point pour point au programme tracé 1 Corinthiens 7.21 bien compris ; elle prélude à la méthode pleine de sagesse par laquelle le christianisme a révolutionné et révolutionne encore le monde — sans révolution.
4. Enfin, ce qui donne une importance particulière à cette épître, c’est sa relation étroite avec celle aux Colossiens. « Elle est, dit M. Sabatier, comme la signature de Paul qui accompagne celle-ci à travers les siècles. » L’idée d’un, petit roman chrétien, émise par Baur, est elle-même tellement romanesque, qu’on l’a repoussée dans sa propre école. Renan a dit : « Si l’épître est apocryphe, le billet est apocryphe aussi. » On peut dire également : Si le billet, est authentique, l’épître doit l’être aussi.