Les pasteurs continuaient à être plus que tous les autres l’objet de persécutions impitoyables. Si l’on y avait mieux réfléchi, on aurait vu, d’un côté, que les réformés étaient invinciblement attachés à leurs croyances, avec ou sans pasteurs ; de l’autre, que ces ministres de la religion faisaient, même au point de vue politique, du bien plutôt que du mal, puisqu’ils retenaient l’explosion des ressentiments populaires, et recommandaient toujours l’ordre, la patience, le respect des lois. Mais ni les intendants, ni les parlements ne savaient comprendre que ces hommes étaient au nombre des citoyens les plus utiles, et trois pasteurs furent mis à mort en 1745 et 1746.
Le premier, Louis Rang ou Ranc, était âgé de vingt-six ans. Il fut arrêté dans une hôtellerie de Livron, condamné à la peine capitale par le parlement de Grenoble, et exécuté à Die, au mois de mars 1745.
« A Crest, » dit un écrivain contemporain, « le ministre demanda la permission de se faire raser et accommoder les cheveux. Cet air de propreté lui parut nécessaire pour montrer mieux la sérénité qui régnait dans son âme, et le mépris qu’il faisait de l’injuste mort qu’il avait à subir. Il l’affronta en héros, et jamais la sérénité d’un chrétien ne fut supérieure à la sienne. En allant au supplice, il entonna le verset du psaume 118 : La voici, l’heureuse journée, qu’il répéta plusieurs fois. Les discours qu’il voulait faire ne purent être entendus. Dix tambours que l’on tenait près de lui faisaient tant de bruit que sa voix en fut étouffée. Sans prêter l’oreille à des Jésuites qui l’accompagnaient, il tint toujours les yeux levés au ciel, et fit paraître au dehors les sentiments de la piété la plus vive et la plus pénétrée. Au bas de l’échelle il se mit à genoux, fit sa prière, et monta ensuite avec courage[a]. »
[a] Armand de La Chapelle, La nécessité du culte public, etc.
Son cadavre fut outragé par la populace. Une dame catholique eut la pudeur de faire donner une sépulture à ces misérables restes.
Après le jeune serviteur de l’Évangile mourut le vétéran des assemblées du désert, celui qui avait relevé les Églises avec Antoine Court, Jacques Roger, vieillard de soixante et dix ans. Il fut pris dans le voisinage de Crest. « Qui êtes-vous ? lui demanda l’officier de la maréchaussée. — Je suis, répondit-il, celui que vous cherchiez depuis longtemps, et il était temps que vous me trouvassiez. » Comme Ignace d’Antioche, Jacques Roger soupirait après le martyre.
Enfermé avec d’autres prisonniers protestants, il les exhorta à demeurer fermes dans la foi. Quand le bourreau vint le chercher : « La voici, s’écria-t-il, l’heureuse journée ; le voici l’heureux moment que j’avais si souvent désiré ! Réjouissons-nous, mon âme, puisque c’est l’heureux jour que tu dois entrer dans la joie de ton Seigneur. »
Il pria les Jésuites qui l’importunaient de ne pas le troubler davantage dans son recueillement, et marcha au bruit des tambours qui ne cessaient de battre. « Il n’y eut personne, » dit encore Armand de La Chapelle, « qui ne lût sur le visage de ce saint confesseur la sérénité profonde, la piété sincère et le zèle ardent de son âme. Les Jésuites eux-mêmes en parlèrent avec éloge, et diverses personnes de la communion romaine ne purent s’empêcher d’en paraître attendries. Après avoir fait sa prière à genoux au bas de l’échelle, il monta les échelons avec le même air de confiance modeste qu’il avait eu jusque-là. On jeta le corps de Jacques Roger dans l’Isère, après l’avoir laissé vingt-quatre heures au gibet.
Le troisième, celui qui excita les plus ardentes sympathies, fut exécuté le 2 février 1746. Il se nommait Matthieu Majal, et portait, selon la coutume des pasteurs du désert, le surnom de Désubas. Il n’avait aussi que vingt-six ans.
Surpris à Saint-Agrève, dans le Vivarais, on le conduisit à Vernoux. La nouvelle de son arrestation répandit une douleur universelle. Au moment où il passait dans un village, quelques paysans désarmés supplièrent le commandant de relâcher leur pasteur, et l’un d’eux, s’élançant vers Désubas, le tint étroitement embrassé, en demandant qu’il fût remis en liberté. Pour toute réponse, le commandant fit tirer sur ces paysans, et en tua six.
Le lendemain, jour d’exercice religieux, un rassemblement plus considérable, mais également sans armes, pénètre dans la bourgade de Vernoux. L’officier craint un soulèvement ; il ordonne de tirer du haut des maisons contre cette troupe qui ne voulait combattre que par ses gémissements et ses prières. Trente de ces malheureux tombent morts, deux à trois cents autres sont blessés.
Alors les montagnards du Vivarais se jettent sur leurs armes, et se préparent à venger le meurtre de leurs frères. Heureusement les pasteurs accourent, s’interposent, les supplient au nom de leur foi, de leurs familles, de leur patrie, au nom du salut commun, de s’arrêter. « Ce n’est qu’à cette condition, leur dit le plus vénéré de ces pasteurs, que je continuerai mon ministère au milieu de vous. »
Désubas lui-même leur écrit ce billet du fond de sa prison : « Je vous prie, messieurs, de vous retirer. Les gens du roi sont ici en grand nombre. Il n’y a eu déjà que trop de sang répandu. Je suis fort tranquille, et entièrement résigné aux volontés divines. »
Les paysans cèdent ; ils laissent tomber leurs armes. Mais de Vernoux à Montpellier, le long de la route où passait le pasteur, ils se tiennent debout, mornes, consternés, les yeux en pleurs, ayant peine à retenir leurs bras frémissants. Tous leurs ministres sont là, cachés dans cette multitude, et tâchant de l’apaiser par les saintes paroles de l’Évangile.
Désubas arrive à Montpellier au moment de la tenue des Etats. Tout le corps du clergé s’empresse autour de lui, ne sollicitant qu’un mot, un seul mot d’abjuration. Vains efforts ! le pasteur du désert est plus ferme devant les séductions de ses persécuteurs que devant les larmes de son peuple : il s’était depuis longtemps dévoué à la mort.
L’intendant Lenain lui demande, non pour s’en instruire personnellement, mais pour l’acquit de sa charge, si les protestants n’ont pas une caisse commune, s’ils n’ont pas fait un amas d’armes, s’ils ne sont pas en correspondance avec l’Angleterre. « Rien de tout cela n’est vrai, » répond le prisonnier ; « les ministres ne prêchent que la patience et la fidélité au roi. — Je le sais, monsieur, » dit l’intendant d’une voix émue.
L’arrêt de mort de Désubas est prononcé. Les juges pleuraient, l’intendant aussi. « C’est avec douleur que nous vous condamnons, lui dit-il, mais ce sont les ordres du roi. — Je le sais, monsieur, répond à son tour le pasteur du désert. »
L’instrument du supplice est dressé sur l’esplanade de Montpellier. Désubas y est conduit, tête nue, pieds nus, au milieu d’un immense concours de spectateurs. On brûle sous ses yeux les papiers et les livres qu’on avait trouvés sur lui. Le bruit de quatorze tambours étouffe sa voix. Il garde une contenance calme, repousse les Jésuites qui lui présentaient un crucifix, prononce une courte prière, monte d’un pas ferme l’échelle fatale, et rend son âme à Dieu.
On put reconnaître ici la profonde opposition qui existait déjà entre les lois et les mœurs. Les magistrats ne frappaient qu’en se révoltant contre le texte légal, et leur cœur ne trouvait qu’un innocent dans celui qu’ils étaient forcés de traiter en coupable. Tous les catholiques de quelque éducation intellectuelle et morale furent consternés du supplice de Désubas. Les protestants, au contraire, bénissaient Dieu de leur avoir donné un si héroïque martyr, et son nom retentit longtemps dans les légendes populaires, sous le chaume des paysans du Vivarais et du Languedoc.
Néanmoins ce redoublement de persécutions avait lassé la patience de beaucoup de réformés. A défaut de la liberté religieuse, ils demandèrent la permission de vendre leurs propriétés pour s’exiler du royaume. « Ne nous étant pas possible, écrivirent-ils à Louis XV, de vivre sans l’exercice de notre religion, nous sommes réduits malgré nous à supplier Votre Majesté, avec l’humilité et le respect les plus profonds, qu’il lui plaise de nous permettre de sortir du royaume avec nos femmes, nos enfants et nos effets, pour nous retirer dans les pays étrangers, où nous puissions librement rendre à la Divinité le culte que nous croyons indispensable, et duquel dépend notre bonheur ou notre malheur pour l’éternité. »
Au lieu d’accorder cette autorisation, le conseil répondit par une aggravation de rigueurs, surtout après la paix d’Aix-la-Chapelle, en 1748. Les troupes manquaient d’emploi ; la cour avait du loisir ; elle se souvint des inquiétudes que les hérétiques lui avaient fait éprouver pendant la guerre, et résolut de tenter encore un coup décisif pour en finir, s’il était possible, avec ce peuple de proscrits.
Il est pénible de découvrir continuellement la main du clergé dans ces scènes de violence, de spoliation et de mort. Le vénérable Malesherbes, le baron de Breteuil, Rulhières, Joly de Fleury, Gilbert de Voisins, Rippert de Monclar, les hommes d’Etat les plus graves, les magistrats les plus éminents qui ont écrit sur les affaires religieuses de cette époque, n’ont qu’une voix là-dessus. Ils s’accordent à signaler l’action des prêtres, action opiniâtre, incessante, tantôt hautaine, tantôt souple et humble, mais demandant toujours l’emploi des derniers moyens de contrainte et de sévérité pour le rétablissement de l’unité religieuse.
Ce qui est encore plus intolérable, c’est que dans le temps même où il réclamait la stricte exécution des horribles ordonnances de 1724 et de 1745, le clergé ne manquait pas de dire que l’Église ne veut user que de moyens charitables et paternels. Peut-on concevoir, imaginer, rêver la possibilité d’une si flagrante contradiction ?
Quoi donc ? Frapper à toutes les portes, assiéger les bureaux de tous les ministères, s’adresser au prince, menacer, solliciter, prier, offrir même de l’argent : et dans quel but ? Pour opprimer la conscience de plus d’un million de protestants ; pour les persécuter jusque dans le sanctuaire du culte domestique ; pour les contraindre à faire baptiser leurs enfants par un prêtre sous peine de bâtardise ; pour forcer les époux à demander la bénédiction catholique sous peine de n’avoir plus d’état civil ; pour lancer enfin des soldats contre les assemblées, des geôliers et des bourreaux contre les pasteurs : et tout cela n’était qu’une œuvre de douceur, de charité, d’amour fraternel !
Il y eut un évêque de Castres qui demanda un régiment de dragons afin de dissoudre les assemblées, en ayant soin d’ajouter que les soldats ne feraient aucun mal à ses ouailles, parmi lesquelles il comptait les frères réunis. L’évêque d’Aire fit des plaintes sur ce que l’usage de constater le refus des sacrements au lit de mort des hérétiques était tombé en désuétude, et il voulait recommencer les procès intentés aux cadavres. Le comte de Saint-Florentin, secrétaire d’Etat pour les affaires religieuses, quelle que fût sa complaisance envers le clergé, se crut obligé d’adresser de sévères admonestations à ce prélat.
Au reste, l’idée de liberté religieuse, ou même de simple tolérance, paraît avoir été absolument étrangère aux ecclésiastiques romains du temps ; ils ne la comprenaient point ; et s’ils l’entrevoyaient chez d’autres, ils la combattaient comme une impiété. Nous en avons la preuve dans une lettre qui fit beaucoup de bruit en 1751. Elle portait la signature de Chabannes, évêque d’Agen.
Un papier lui était tombé entre les mains contenant ce qui suit : « C’est l’intention de M. le contrôleur général que l’on accorde toutes sortes de protection au sieur Frontin, marchand huguenot, et qu’il soit si bien traité que la connaissance qui en parviendra aux négociants de cette espèce les engage à revenir dans ce royaume. » Il s’agissait donc uniquement de rouvrir les portes de la France à quelques réfugiés industrieux, en les laissant vivre en paix.
Aussitôt l’évêque prend la plume pour exprimer au contrôleur général Machault son étonnement et sa douleur. La lettre de Chabannes est longue et habilement composée. Il ne parle guère du dogme, sachant bien que ce genre d’arguments toucherait peu des incrédules ; mais il développe à sa manière le côté politique de la question. Les calvinistes, à l’entendre, sont ennemis des rois, rebelles par principe, républicains par système ; ils ont mis plusieurs fois le royaume à deux doigts de sa perte, et le feraient encore s’ils étaient rappelés. Louis XIV a eu la sagesse de délivrer le corps de l’Etat de ces humeurs vicieuses et peccantes qui ont fait tant de ravages (nous copions textuellement) ; Louis XV marchera dans la même voie. Quant à la pensée de permettre aux ministres huguenots de fonctionner en France, c’est une énormité à laquelle l’évêque ne s’arrête même pas. « Le ciel, qui a toujours protégé cette monarchie, dit-il en terminant, le ciel qui a uni jusqu’à présent la religion avec elle par des liens qui n’ont pas été rompus, m’inspire cette confiance. Nous ne serons pas témoins du libre exercice du calvinisme. Non, le fils, l’héritier, l’imitateur de Louis le Grand, ne rétablira pas les huguenots. »
Le contrôleur général, qui n’aimait pas les prêtres, mais qui craignait leurs intrigues et leurs dénonciations, s’empressa de désavouer le papier plus ou moins apocryphe qui avait causé tant d’humeur à l’évêque d’Agen, et l’affaire en demeura là. On doit encore noter ici la différence des opinions et des temps. Aujourd’hui un prélat qui tiendrait le langage de Chabannes semblerait atteint de folie ; au milieu du dix-huitième siècle, l’évêque Chabannes était taxé par ses confrères d’une excessive indulgence : il passait pour trop modéré.
Monclus, évêque d’Alais, portait effectivement ses exigences beaucoup plus loin. Tout en avouant que la persécution ne change pas les cœurs et que la conversion n’est qu’une œuvre de la grâce, il sollicita publiquement, en 1751, une nouvelle déclaration royale contre les protestants. Il ne voulait plus de formalités judiciaires. Les huguenots qui refuseraient d’accomplir les actes de catholicité devaient être, selon ce prélat, sommairement jugés par le commandant de la province ou par l’intendant. Il accusait les magistrats de s’être relâchés de la sévérité des ordonnances, infidélité d’où étaient sortis tous les maux du royaume. Plus d’intervention des parlements ; omnipotence militaire ou administrative ; jugements arbitraires et absolus.
Le procureur général au parlement d’Aix, Rippert de Monclar, défendit la religion, la justice, la morale et l’humanité outragées par ce prêtre. Il répondit dans un Mémoire théologique et politique publié en 1755, que les sentiments du prélat étaient aussi irréligieux qu’inhumains, et tendaient au renversement total de la société. « Si les évêques ont raison de se plaindre, ajoute-t-il, de la profanation des sacrements de la part des protestants, et de l’inutilité des épreuves qu’ils exigent depuis soixante et dix ans, pourquoi veulent-ils donc les forcer à continuer les mêmes actes de catholicisme, en sollicitant contre eux l’exécution continue et rigoureuse des ordonnances royales ? Pourquoi les mettre par là dans la nécessité de renouveler ces horribles impiétés dont on se plaint ? Est-ce donc qu’il vaudrait mieux fouler aux pieds notre sainte religion que de ne la point professer du tout ? Qui a jamais ouï dire qu’on pouvait forcer quelqu’un, malgré son inclination et sa croyance, à recevoir des mystères redoutables, dont la foi seule aussi bien que l’amour et l’ardeur doivent nous faire approcher, et dont on doit éloigner les catholiques eux-mêmes, tant soit peu froids et indifférents ? Les profanations passées ont fait frémir le ciel et la terre, et on se prépare cependant à nous en renouveler le spectacle affreux » (p. 9, 45, 46).
Rippert de Monclar dit que ces hérétiques, après tout, ne sont pas de pire condition que les juifs, à qui l’on accorde bien, non seulement la faculté de se marier hors de l’Église, mais encore le libre exercice de leur religion. Il demande si l’on doit envelopper dans une même condamnation, avec les cent cinquante mille pères et mères qui ont contracté des mariages clandestins, toute la multitude des enfants nés ou à naître. « Quel mal ont-ils fait, s’écrie-t-il, pour les rendre l’opprobre de toute la terre ? »
Il prouve d’ailleurs que les persécutions demandées par l’évêque d’Alais ne seraient pas plus efficaces qu’elles ne l’avaient été. « Si l’on donnait à ce prélat, dit-il, une liste exacte de tous les ministres protestants qu’on a mis à mort ; de toutes les personnes de tout âge et de tout rang qu’on a envoyées aux galères ; de toutes les taxes, amendes et autres contributions qu’on a exigés ; de tous les enfants qu’on a enlevés à leurs parents : de tous les mariages qu’on a cassés et déclarés concubinages publics ; de tous les biens qu’on a adjugés en conséquence aux collatéraux ; de toutes les personnes qu’on a emprisonnées et retenues dans une longue captivité ; de tous les décrets qu’on a portés contre une infinité d’autres ; de tous les excès même, et de tous les meurtres affreux commis par les troupes du roi, et contre les intentions de Sa Majesté : hélas ! cette liste, formerait des volumes entiers. Tous les coins de la France retentissent des cris de ces malheureux ; ils attirent même la compassion de tous ceux qui se font gloire, je ne dis pas d’être chrétiens, mais d’être hommes, et un évêque y est insensible, et cherche même à les redoubler ! Ne lui siérait-il pas mieux, après avoir planté et arrosé en leur faveur, de gémir pour eux entre le vestibule et l’autel ? » (p. 48, 49.)
Cette leçon de morale et de pudeur publique, donnée par la magistrature au clergé, était aussi méritée que sévère : elle ne fut pas seule, comme nous aurons lieu de le montrer.