« Il y a en général trois phases dans l'œuvre de Dieu, disait Hudson Taylor. D'abord impossible, puis difficile ; enfin accompli. » Le projet d'atteindre les provinces chinoises encore fermées à l'Évangile n'avait pas encore franchi la première phase. Selon toute apparence, c'était impossible. Malgré les stipulations du Traité de Tientsin, ratifié en 1860 déjà, l'intérieur du pays était aussi inaccessible que jamais. Les passeports, presque toujours refusés d'ailleurs, étaient de peu d'utilité et l'Européen qui se hasardait à sortir des chemins battus devait avoir fait le sacrifice de sa vie. La preuve en était qu'après soixante-dix ans de travail les missions protestantes en Chine ne comptaient, au total, que trente-neuf stations.
D'aucuns trouveront incroyable, écrivait Hudson Taylor dans un des premiers numéros du China's Millions, qu'en dehors des trente-neuf localités mentionnées ci-dessus l'on ne trouve aucun missionnaire protestant dans les milliers de grandes cités, dans les dizaines de milliers de villes et dans les centaines de milliers de villages peuplés de millions d'êtres qui meurent... Hélas, c'est pourtant le cas.
Et, chose étrange, depuis que l'appel pour obtenir les Dix-huit avait été lancé, la situation était devenue plus difficile encore... En effet, l'expédition anglaise chargée d'ouvrir les communications avec la Chine occidentale avait eu une fin tragique. À la frontière montagneuse du Yünnan, un membre de l'expédition, M. Auguste Margary, avait été assassiné de connivence avec les autorités chinoises, qui n'avaient présenté aucune excuse ni offert aucune réparation. Les négociations traînaient à Peiping ; les rapports officiels étaient de plus en plus tendus et les étrangers de moins en moins tolérés dans toute la Chine. À vues humaines, le moment d'avancer dans l'intérieur n'était certainement pas venu. Et pourtant, les Dix-huit pionniers demandés étaient là, et dans beaucoup de cœurs chrétiens, la conviction s'était enracinée que l'heure de Dieu avait sonné.
Dans le premier numéro du China's Millions (juillet 187.5) Hudson Taylor avait écrit :
Il y a eu neuf ans le 26 mai que le Lammermuir faisait voile vers la Chine. Au cours de ce temps nous avons fait de précieuses expériences ; un corps d'ouvriers indigènes a été recruté ; nous occupons environ cinquante stations et annexes dans cinq provinces. Mais nous croyons que le temps est venu d'obéir plus complètement à l'ordre du Maître, et, avec Sa grâce, nous sommes décidés de le faire. Je n'ai pas dit d'« essayer » (ce mot n'est point dans la Bible). Le mot « essayer » est constamment sur les lèvres des incrédules. « Nous devons faire ce que nous pouvons », disent-ils. Trop souvent l'enfant de Dieu prend la même attitude. Essayer signifie en général échouer. Le Seigneur a dit : « Faites, faites ce que je vous commande. » Nous le ferons donc, sans précipitation, mais aussi sans délai non indispensable.
Pendant l'année de ses plus lourdes épreuves, en 1870, Hudson Taylor avait trouvé, dans son Nouveau Testament grec, un passage qui lui fut un trait de lumière et qui allait demeurer un vrai trésor pour son âme durant toute sa vie. Dans Marc 11.22, il fut arrêté par trois mots qu'il lui sembla n'avoir jamais vus auparavant : Ehete pistin Theou traduits généralement ainsi : Ayez foi en Dieu. Or, d'après Hudson Taylor, il ne s'agit pas ici de foi en Dieu, mais de fidélité de Dieu (cf. Rom. 3.3) ; et quant au verbe ekete, des passages Comme Matt. 21.26, Marc 11.32 et le passage correspondant de
Cinq ans plus tard, ces mêmes pensées remplissaient son esprit alors qu'il envisageait la situation inextricable de la Mission. Il était persuadé que la difficulté n'était qu'apparente. Pour ses articles de fond dans le nouveau périodique, il avait choisi comme titre : « La Chine pour Christ ». Dans le numéro de novembre 1875, il écrivait :
C'est le manque de confiance qui est la racine de presque tous nos péchés et de toutes nos faiblesses. Comment y échapperons-nous, sinon en regardant à Lui et en considérant Sa fidélité ? L'homme qui compte la fidélité de Dieu sera prêt pour toutes les circonstances. Il osera obéir, quand même cette obéissance paraîtra tout à fait hors de saison. Abraham compta sur la fidélité de Dieu et offrit Isaac. Moïse compta sur la fidélité de Dieu, et il conduisit les millions d'Israélites à travers le désert aride. Josué connaissait bien Israël et n'ignorait ni les fortifications des Cananéens ni leur ardeur guerrière, mais il compta sur la fidélité de Dieu et traversa le Jourdain... Les apôtres de même. Et que dirai-je encore, car le temps manquerait si je voulais parler de ceux qui, comptant sur la fidélité de Dieu, eurent la foi et par elle ont « conquis des royaumes... de faibles sont devenus forts... et ont mis en fuite les armées des étrangers ».
Satan aussi a son credo : « Doutez de la fidélité de Dieu. — Dieu aurait-il dit ? — Vous exagérez ; vous prenez ces paroles dans un sens trop littéral, etc. »
Combien de gens affrontent leurs difficultés avec leurs propres ressources !... Tous les géants de Dieu ont été des hommes faibles, qui ont fait de grandes choses pour Lui, parce qu'ils ont compté sur Sa présence auprès d'eux.
Oh ! amis bien-aimés, s'il y a un Dieu vivant, fidèle et véritable, tenons ferme à Sa fidélité... Et alors nous pourrons aller dans toutes les provinces de la Chine. Nous pourrons regarder avec une paisible confiance toutes les difficultés et tous les dangers, certains de la victoire et du succès. Ne donnons pas à Dieu une confiance partielle, mais servons Dieu en comptant, de jour en jour, d'heure en heure, sur Sa fidélité.
Telle avait été l'attitude de la Mission durant les dix années écoulées. Au printemps de 1876, cet anniversaire fut célébré avec quelque solennité dans la salle de conférences de Mildmay, en présence d'une assemblée considérable, pleine d'une ardente sympathie pour l'œuvre. Hudson Taylor était en état de marcher en s'aidant d'une forte canne et il pouvait raconter les expériences qu'il avait faites de l'amour et de la fidélité de Dieu. Les statistiques ont leur éloquence, et les chiffres qu'il eut la joie de présenter étaient de nature à exciter chez tous les amis de l'œuvre un vif enthousiasme. Sur une grande carte, il montra, dans cinq provinces, vingt-huit stations dans lesquelles des Églises avaient été fondées. Six cents convertis avaient été baptisés depuis les débuts de la Mission. De ce nombre, plus de soixante-dix consacraient leur vie à répandre l'Évangile, et ils constituaient la plus solide espérance pour l'avenir, spécialement en vue de l'évangélisation des provinces de l'intérieur. Soixante-huit missionnaires étaient partis pour la Chine et sur ce nombre cinquante-deux étaient restés attachés à la Mission. Jamais les ressources matérielles n'avaient manqué, bien que jamais non plus n'eût manqué ce qui est « plus précieux que l'or », l'épreuve de la foi. Sans aucun appel, sans aucune collecte, cinquante-deux mille livres avaient été reçues, et la Mission n'avait jamais contracté aucune dette1.
Le rapport ne révélait pas combien de prières et de renoncements se cachaient derrière ces faits et ces chiffres, mais les candidats qui avaient séjourné à la rue de Pyrland auraient pu fournir des détails qui n'auraient pas manqué d'intérêt. Se préparant eux-mêmes à affronter les dangers et les sacrifices inséparables de leur vocation, c'était pour eux le plus puissant encouragement que d'être soutenus par l'exemple de leur chef. Ils découvraient en lui une foi qui n'était pas un vain mot ou un trésor acquis sans peine, mais une attitude constante, fruit d'une expérience mûrie, par une pratique toujours plus grande. Ils pouvaient voir comment il saisissait par la foi les promesses divines et à quel prix il avait obtenu sa puissance spirituelle et ses succès dans l'œuvre du Maître.
C'était un vrai délice d'être en sa compagnie, disait l'un d'eux. Il nous faisait venir dans sa chambre, parlait longtemps avec nous de la Chine et des expériences qu'il avait faites, et nous donnait des conseils en vue de notre tâche de pionniers.
Un autre, parlant de sa première visite à la rue de Pyrland, alors qu'Hudson Taylor était encore invalide, écrivait :
On ne saurait oublier son accueil souriant et bienveillant qui vous avait bientôt conquis. Rien de plus modeste que cette petite chambre qui lui servait de cabinet, de bureau, de magasin d'expédition, etc... Devant le foyer, à la place généralement occupée par un garde-feu, était un lit en fer, bas, étroit, sur lequel était étendue une grossière couverture. C'était là que M. Taylor se reposait la nuit comme le jour. Je ne sais s'il y avait le moindre tapis sur le parquet ; en tout cas rien qui eût le moindre rapport, avec la recherche du confort ou du luxe.
M. Taylor, sans chercher à s'excuser de cette simplicité, s'étendit sur son lit et commença une conversation qui reste un des plus beaux souvenirs de ma vie. Toutes mes idées de grandeur étaient renversées. Je n'avais pas devant moi un « grand homme » d'après l'opinion courante, mais il y avait certainement là l'idéal de grandeur préconisé par Christ. Je pense que, par l'influence qu'il exerçait inconsciemment, M. Taylor a fait plus qu'aucun homme de son temps pour obliger le peuple chrétien à réviser ses idées de grandeur...
Je mentionne ces détails, parce qu'ils mettent en lumière quelques-uns des principes fondamentaux sur lesquels M. Taylor basait sa vie et son activité. Il était profondément persuadé que, pour évangéliser efficacement les millions de la Chine, l'esprit de renoncement et de sacrifice chez les chrétiens d'Europe devait être considérablement accru. Mais comment demander et attendre des autres ce qu'il n'aurait pas lui-même pratiqué ? Il résolut, en conséquence, de retrancher de sa manière de vivre tout ce qui pouvait ressembler à la recherche de soi-même et à l'amour de ses aises.
Et en Chine il agissait de même. Il n'aurait pas demandé à ses collaborateurs de supporter des privations qu'il ne se serait pas imposées à lui-même. Il n'entendait pas que sa position de directeur de la Mission lui procurât, de ce point de vue, lie moindre avantage. Aussi, quelque rude que fût leur existence, tous les missionnaires savaient que M. Taylor avait enduré ces souffrances avant eux, et était prêt à les endurer encore. Ainsi aucun missionnaire ne pouvait alléguer que, pendant qu'il portait la croix, le directeur de la Mission, placé dans des circonstances plus favorables, en était dispensé. Cela expliquait l'attachement profondément affectueux dont il était l'objet de la part de tous les membres de la Mission.
Maintenant, il retournait en Chine pour aider et encourager ses jeunes compagnons à s'avancer dans l'intérieur du pays. Dieu avait rendu son départ possible en exauçant une prière qu'il Lui avait présentée pendant des années, c'est-à-dire en décidant sa sœur bien-aimée et son beau-frère, Mme et M. Broomhall, de se charger de l'œuvre en Angleterre. Il leur fallait une foi peu ordinaire pour se joindre à la Mission, alors qu'ils avaient une famille de dix enfants (garçons et filles) à élever. Mais le fait même d'avoir à se dépenser pour leurs nombreux enfants les avait préparés à ouvrir leurs cœurs aux autres et à s'oublier eux-mêmes en allant au secours de leurs frères. Ils s'installèrent au numéro deux de la rue de Pyrland, et leur demeure, où l'on respirait une atmosphère si bienfaisante d'amour désintéressé, devint et resta pendant bien des années le centre aimé de la Mission. Le numéro six était l'habitation d'Hudson Taylor, et ces deux maisons n'en faisaient pratiquement qu'une seule, le numéro quatre qui les séparait étant occupé par les bureaux et par les chambres des candidats. La petite chambre d'Hudson Taylor avait été remplacée par un cabinet plus confortable et un secrétaire y fut installé en la personne de M. William Soltau qui se chargea d'une grande part du travail.
Hudson Taylor attendit à peine de voir cette nouvelle installation complétée et, dès que tout fut prêt pour le départ des huit personnes qui devaient être ses compagnons de voyage, il partit, au début de septembre 1876, malgré les menaces de guerre qui, semblables à un nuage, obscurcissaient l'horizon de l'Orient lointain.
En effet, les négociations qui suivirent le meurtre de M. Margary, et qui traînèrent si longtemps à Peiping, étaient arrivées au point mort. Le gouvernement chinois ne voulait accorder aucune satisfaction, et l'ambassadeur anglais, après avoir épuisé toutes les ressources de la diplomatie, était sur le point de partir pour la côte et de remettre l'affaire entre les mains de l'Amiral. La guerre paraissait inévitable, et beaucoup d'amis de la Mission pressaient fortement Hudson Taylor de ne pas quitter le pays. « Vous devrez bientôt revenir tous, lui disaient-ils, et quant à envoyer des pionniers dans les provinces plus éloignées, il ne saurait plus en être question. »
La situation, évidemment, était critique. Après des années de prières et de préparation, les évangélistes demandés pour les nouvelles provinces avaient été donnés par Dieu. Ils étaient déjà en Chine, prêts à s'élancer en avant. Était-il possible que la porte de fer, qui s'était entr'ouverte, se refermât, et que la prière de la foi demeurât inexaucée ? Hudson Taylor ne le pensait pas. Aussi vrai que les hommes lui avaient été donnés, aussi sûr il était que l'heure de Dieu avait sonné. Il savait bien qu'en cas de guerre, non seulement les pionniers aux avant-postes, mais encore tous ses compagnons d'œuvre, auraient à abandonner leurs stations. Les perspectives étaient aussi menaçantes que possible. Déjà avant l'embarquement d'Hudson Taylor, bien que celui-ci l'ignorât sans doute, l'ambassadeur avait quitté Peiping et la guerre, fermant entièrement le pays à tout effort missionnaire, était virtuellement commencée.
Mais, la prière n'avait pas échoué. Dans une cabine de troisième classe du vaisseau français, comme dans les réunions de prières de la rue de Pyrland, d'ardentes supplications montaient vers Dieu pour Lui demander de diriger les événements et de les faire contribuer à la réalisation de Ses grands desseins. Pour Lui, il n'est jamais trop tard. Au dernier moment, un revirement inattendu se produisit au ministère des Affaires étrangères de Peiping. Plus sage et plus clairvoyant que ses collègues, le vice-roi Li-Hung-Chang accourut à la côte pour y devancer l'ambassadeur anglais juste à temps et pour rouvrir les négociations. Là, à Chefoo, fut signé le mémorable Traité qui, enfin, ouvrait toutes grandes les portes de la Chine jusque dans les provinces les plus lointaines. Cette nouvelle attendait Hudson Taylor à son arrivée à Shanghaï. Le Traité avait été signé huit jours après son départ d'Angleterre et déjà les Dix-huit, répartis en trois petites colonnes, avançaient dans l'intérieur.
Au moment précis où nos frères furent prêts, put écrire Hudson Taylor, pas un moment trop tôt, pas un moment trop tard, la porte si longtemps verrouillée s'ouvrit d'elle-même devant eux.
1 Nous n'avons jamais eu à laisser une porte ouverte sans y entrer à cause du manque de fonds, mentionnait le rapport d'Hudson Taylor. Quoique, bien souvent, le dernier penny ait été dépensé, pas un de nos missionnaires ou de nos ouvriers indigènes n'a jamais manqué du « pain quotidien » promis. Les temps d'épreuve ont toujours été des temps de bénédiction et les secours qui nous étaient nécessaires n'ont jamais manqué et ne sont jamais arrivés trop tard.