On a vu plus haut qu’Origène avait émis sur la pénitence une doctrine déjà détaillée et fort précise. Cette bonne semence ne fut pas perdue, et la crise novatienne, qui atteignit l’Orient comme l’Occident, la fit encore se développer. On peut distinguer dans cette question des principes généraux et des détails pratiques qu’il sera utile, pour plus de clarté, d’étudier successivement.
Le premier principe est le droit et le pouvoir de l’Église et, plus particulièrement, de l’évêque, de juger les chrétiens pécheurs et de leur remettre leurs péchés. La Didascalie y revient à plusieurs fois :
« Sache, ô évêque, que tu tiens la place de Dieu tout-puissant et que tu as le pouvoir de remettre les péchés ; car c’est à vous, évêques, qu’il a été dit : Tout ce que vous lierez sur la terre sera lié dans le ciel, et tout ce que vous délierez sera délié. Ayant donc le pouvoir de délier, connais-toi toi-même » (vii.18.2-3). « Toi donc, évêque, juge d’abord avec sévérité, puis plus tard, reçois le pécheur avec miséricorde et pitié, pourvu qu’il témoigne se repentir, réprimande-le, punis-le, persuade-le et purifie-le » (vi.13.4) ». [Et voyez encore v.11 ; vi.18.1 ; vii.20.9 ; ix.34.4 ; S. Methodius, De la lèpre, vii.4-7. Quelques expressions de Firmilien (Epist. LXXV, 4) paraissent supposer que l’évêque ne remet pas les péchés, et incite seulement les pénitents à satisfaire à Dieu. Nul doute cependant qu’en Cappadoce, comme ailleurs, les pénitents ne fussent réconciliés par l’évêque. Firmilien veut dire sans doute que le pouvoir de l’évêque est seulement ministériel.]
Le second principe est que tout péché est rémissible par l’évêque, pourvu que celui qui s’en est rendu coupable soit en état d’être pardonné. Tertullien, on s’en souvient, avait excepté de cette rémissibilité les trois péchés capitaux : même en Occident sa voix n’avait trouvé que peu d’écho. Mais, en Orient, au moment où nous sommes, le novatianisme faisait échec aux décisions de l’Église concernant les lapsi. L’évêque d’Antioche, contemporain de Corneille, Fabius, inclinait vers le schisme ; les Églises d’Asie Mineure et de Cappadoce étaient profondément troublées. Aussi voyons-nous, dans nos documents, les protestations se multiplier contre cette doctrine impitoyable qui condamnait les lapsi, même repentants, aux châtiments divins. Denys écrit à Fabius, à Novatien lui-même, pour tâcher de les ramener ; à diverses personnes et Églises, pour les prémunir contre l’erreur. Il veut qu’on accueille avec bonté les pénitents et qu’on les réunisse aux autres fidèles ; qu’on absolve les malades bien disposés en danger de mort, et, s’ils reviennent à la santé, que l’on tienne pour valide cette absolution. Mêmes sentiments dans Firmilien, mais surtout dans la Didascalie qui ne cesse de recommander de se défier des rigoristes et de pratiquer envers les pécheurs la douceur et la miséricorde (vi.12.1 ; 14.3,10-11 ; 15.1,3 ; vii.21). Au reste, dans aucun des documents disciplinaires de cette époque, il n’est question de refus d’absolution. On y trouve bien que les meurtriers volontaires et certains impudiques d’un genre spécial sont soumis à une pénitence qui dure toute la vief ; mais nulle part il n’est réglé qu’ils ne seront pas absous. Pour l’apostasie, la pénitence prévue ne va pas au delà de dix ans.
f – Concile d’Ancyre (314), can. 16, 17, 22.
Voilà donc les principes : l’évêque peut pardonner les péchés, et tous les péchés quels qu’ils soient. L’unique condition requise est que les coupables en fassent pénitence ; et c’est pourquoi l’évêque a le devoir de les appeler, de les presser, de les amener à cette pénitence.
Comment, pratiquement, s’accomplit-elle, et quels en sont les éléments ?
Très souvent, s’il s’agit de fautes publiques, l’évêque prendra l’initiative de réprimander les délinquants et de les interroger sur leur conduite. Mais, d’autres fois, le pécheur vient de lui-même confier à l’évêque l’état de son âme afin d’être guéri. Dans le premier cas, on vient de le dire, la Didascalie veut que l’évêque, trouvant le pécheur dans l’église, lui adresse des reproches et le fasse mettre dehors. « Quand il sort dehors… qu’on l’interroge et qu’on le maintienne en dehors de l’église, puis, que l’on rentre et que l’on intercède pour lui… Alors, évêque, fais-le entrer et demande-lui s’il se repent ; s’il est digne d’être reçu dans l’église, impose-lui des jours de jeûne d’après son péché, deux semaines ou trois ou cinq ou sept, puis laisse-le aller » (vi.16.1-2).
La pénitence proprement dite ou satisfaction suit donc l’aveu. Pour certaines fautes publiques elle était déterminée d’avance par des canons pénitentiels. On en a des exemples dans les lettres canoniques de saint Grégoire le Thaumaturge, de Pierre d’Alexandrie et des conciles d’Ancyre (314) et de Néocésarée (314-325).
Pour les autres fautes, elle était fixée par l’évêque suivant la culpabilité du pénitent. En général, la discipline de l’Orient nous apparaît à ce point de vue plus douce que celle de l’Occident, surtout que celle de l’Espagne, et les canons 21 et 23 du concile d’Ancyre montrent qu’on avait tendance encore à l’adoucirg. C’est dans l’épître canonique du Thaumaturge, qui date de 254-258 environ, que l’on rencontre mentionnées pour la première fois les quatre stations de la pénitence telle que la pratiquaient les Églises du Pont et de la Cappadoce : la station des pleurants (προσκλαύσις), qui restaient hors de l’église, à la porte ; celle des auditeurs (ἀκρόασις), qui se tenaient dans le vestibule intérieur, et sortaient après la prédication avec les catéchumènes ; celle des prosternés (ὑπόπτωσις), placés sous le narthex, et qui sortaient aussi en même temps que les catéchumènes ; enfin celle des consistants (σύστασις), qui assistaient avec les fidèles à tout le service divin, mais sans y communier. Cette communion aux saints mystères (μέϑεξις τῶν ἁγιασμάτων) mettait fin à la pénitence (canon 11). On a cru longtemps que ce type de pénitence avait été celui de toute l’Église. Il n’en est rien. C’était un type local que ni l’Église latine ni les Églises de Syrie et d’Égypte ne paraissent avoir connu. La Didascalie dit seulement que le pénitent devra sortir de l’église avec les catéchumènes, après la prédication, et n’assistera pas au service liturgique proprement dit (x.39.5-6 ; 40.1). Avec cela, il devra jeûner, prier, se lamenter, s’imposer les mortifications ordinaires. Dans le cas des lapsi, nous voyons, à Alexandrie, les confesseurs intervenir en leur faveur pour obtenir leur pardon, et cette intervention était considérée comme légitime et efficace.
g – Le canon 21 réduit à dix ans la pénitence des prostituées infanticides, qui auparavant était de toute la vie ; le canon 23 réduit à cinq ans celle des homicides involontaires, qui antérieurement était de sept ans.
La pénitence une fois accomplie et jugée suffisante, le pécheur était absous et réconcilié par l’évêque. L’évêque lui imposait la main pendant que les fidèles priaient pour lui, et lui permettait d’assister désormais au service divin. La Didascalie remarque expressément que, par cette imposition de la main, qui est comme un second baptême, le pénitent recevait le Saint-Esprit, témoignage non équivoque de la purification intérieure qu’opérait l’absolution, et de son caractère sacramentel.
[« Puis, quand l’un d’eux (des pécheurs) se sera converti et montrera des fruits de pénitence, recevez-le à la prière comme (on le fait) pour un païen. Comme donc tu baptises le païen pour le recevoir ensuite, de même tu imposeras la main à celui-ci, tandis que chacun priera pour lui, puis tu le feras entrer, et l’associeras à l’Église ; il aura cette imposition des mains en place du baptême, car soit par l’imposition des mains, soit par le baptême, on reçoit communication du Saint-Esprit (x.41.1-2 ; voir encore vii.17.7). La traduction latine est concordante.]
On a déjà dit la place absolument centrale et prépondérante attribuée à l’évêque dans l’Église par les textes du iiie siècle. Il est naturel dès lors que, à la suite de saint Paul, ils insistent aussi sur les garanties que devait présenter l’élu et sur les vertus dont il devait donner l’exemple. La Didascalie veut qu’il ait au moins cinquante ans ; toutefois, en cas de nécessité, elle est moins exigeante : l’essentiel est qu’il possède les qualités de sa charge. Il est bon, disent les Canons ecclésiastiques (xvi), que l’évêque ne soit pas marié ; s’il l’est, qu’il soit au moins unius uxoris. L’évêque est désigné par l’assemblée locale, mais ordonné et établi, par l’imposition des mains, prêtre par excellence et chef dans le sacerdoce.
Cependant, comme il serait impossible à l’évêque de suffire par lui seul à tout le ministère de l’Église, « il se fera des prêtres, ses conseillers et ses assesseurs, ainsi que des diacres et des sous-diacres autant qu’il en aura besoin ». C’était un titre à être promu dans les rangs du clergé que d’avoir confessé sa foi dans la persécution. En revanche, la digamie, le baptême des cliniques étaient des irrégularités qui normalement s’opposaient à cette promotion. De plus, un prêtre ou un diacre convaincus d’avoir commis, avant leur ordination, un péché charnel grave devaient, le premier, cesser d’offrir le saint sacrifice tout en continuant ses autres fonctions, le second ne remplir que les fonctions de l’ordre inférieur.
[Conc. de Néocésarée, can. 8, 12. Le concile remarque à cette occasion que « suivant l’opinion de beaucoup, les autres péchés (autres que l’impureté) sont éteints (ἁφιέναι) par l’ordination sacerdotale (can. 9). Remarquer le mot ἄφεσις : les suites mêmes sont effacées.]
Cette disposition montre l’incompatibilité que l’on sentait exister entre les rapports sexuels au moins illégitimes et le service de l’autel. En vertu du même sentiment, les prêtres et les diacres ne pouvaient se marier après leur ordination, bien qu’il leur fut permis d’user du mariage antérieurement contracté. Et même encore ici, les Canons ecclésiastiques (xviii) émettent le vœu que les prêtres s’abstiennent dans une certaine mesure (τρόπῳ τινί) des relations conjugales.
C’est par l’imposition des mains (χειροϑεσία) qu’étaient conférés le presbytérat et le diaconat. Par leur ordre les prêtres étaient sans doute supérieurs aux diacres. Néanmoins ceux-ci, grâce à leur ministère plus actif, obtenaient souvent en fait une influence supérieure, dont témoignent les documents.
On vient de voir qu’après les diacres, la Didascalie mentionne les sous-diacres. C’est la première fois que l’on rencontre en Orient ce genre de ministres qui y fut fort peu connu ; mais comme d’ailleurs la Didascalie mentionne aussi les lecteurs (ix.28.5), on ne peut la soupçonner de confondre les deux ordres. Les lecteurs constituent en effet les seuls ministres inférieurs que possédât l’ensemble des Églises grecques à cette époque. Les Canons ecclésiastiques (i, xix) les nomment après les diacres. La Didascalie suppose qu’il n’y en avait pas partout (ix.28.5). En tout cas, nous n’avons aucune indication sur le rite de leur ordination.
A la fin du iiie siècle, il existait encore en Orient des sectes qui niaient la bonté morale du mariage, gnostiques attardés ou manichéens du début. La Didascalie les dénonce avec horreur (xxiii.10.2 ; xxvi.20). Leur négation dépendait d’un système dualiste qui regardait la matière comme mauvaise. Ce n’était pas le cas d’Hiéracas que saint Épiphane accuse d’avoir été un contempteur du mariage. Son point de vue était purement religieux et chrétien. Hiéracas pensait que le mariage, permis sous l’ancienne Loi, ne l’était plus sous la nouvelle ; que cette prohibition était la grande nouveauté apportée par Jésus-Christ à la terre dans son incarnation ; que la parole de saint Paul dans 1Cor.7. 2, devait s’entendre d’une pure tolérance, propter fornicationem, par crainte d’un plus grand mal ; mais que, d’ailleurs, on ne pouvait, sans la continence, obtenir la vie ni entrer dans le royaume des cieux.
Ces erreurs et ce rigorisme furent repoussés par l’Église. La Didascalie insiste sur le caractère moral et saint du mariage. Les époux qui ont commerce entre eux sont et restent purs, et ils peuvent, sans purification, se présenter à l’église (xxvi.22.8,10 ; xxii.11.6 ; xxiv.12.1-2). Saint Methodius regarde aussi le mariage comme légitime. En Orient cependant, les secondes noces, sans être prohibées, étaient généralement mal vues, surtout pour les femmes, et les digames étaient soumis à une pénitence. Pour la Didascalie, les troisièmes noces sont une vraie prostitution (xiv.2.2).
Quant à la supériorité de l’état de continence sur celui du mariage, on sait que Methodius l’a magnifiquement proclamée dans son Banquet des dix vierges, La virginité s’y trouve exaltée comme la plus belle des vertus, τὸ κορυφαιότατον ἐπιτήδευμα, comme la vertu par excellence de Jésus-Christ l’ἀρχιπαρϑένος.