Pendant que la communauté des Frères obtenait en Saxe et en Angleterre toutes les garanties d’existence qu’elle avait désirées, la catastrophe que nous avons vue se préparer dans la Wetterau était sur le point d’éclater. Après bien des efforts, Zinzendorf était parvenu, en 1747, à faire consentir à un arrangement provisoire, valable pour cinq ans, la communauté de Herrnhaag et le comte de Büdingen ; mais la mort de celui-ci, en octobre 1749, changea la direction des affaires. Son fils, qui lui succéda, homme d’un caractère faible et déjà indisposé contre les Frères, s’abandonna aux inspirations de leurs ennemis. On n’eut pas de peine à lui faire accroire que la communauté tendait à usurper ses droits, et que, pour peu que cela continuât, le véritable seigneur du pays ne serait plus le comte de Büdingen, mais le comte de Zinzendorf. Il résolut donc de mettre à profit la première occasion qui se présenterait, pour se débarrasser de ce rival incommode. Le jour même où les habitants de Herrnhaag devaient lui promettre fidélité, comme à leur nouveau seigneur, il prétendit exiger d’eux qu’ils s’engageassent par serment à n’avoir d’autre supérieur que lui et à se délier de toute dépendance envers leurs chefs et spécialement envers Zinzendorf. Ceux qui refuseraient de souscrire à cet engagement devraient quitter le pays. Toutefois, comme le compromis de 1747 était encore en vigueur, il leur restait trois ans pour effectuer leur émigration.
Cette prétention inouïe fut repoussée unanimement par les habitants de Herrnhaag. Tous refusèrent de prêter hommage à leur seigneur dans les termes qu’on voulait leur prescrire. Leur droit était incontestable et la mesure du comte de Büdingen un coup d’État, en opposition directe au contrat primitif en vertu duquel ils s’étaient établis sur ses terres en 1743. Les Frères pouvaient donc en appeler à une autorité supérieure ; c’est ce que leur conseillaient des jurisconsultes habiles. Mais Zinzendorf, consulté, écrivit de Londres : « Les choses en étant où elles en sont, ce qu’il y a de mieux à faire, c’est de souffrir en silence. » On fit une dernière tentative d’accommodement ; elle échoua. Le gouvernement de Büdingen se flattait encore que les Frères finiraient par céder ; il ne pouvait se figurer qu’ils se décidassent à quitter leurs foyers, leur industrie, toutes leurs ressources. Mais ils furent unanimes à persister dans leur refus : l’exil et la pauvreté n’étaient point pour eux choses nouvelles. Trois jours ne s’étaient pas écoulés, que quatre-vingt-dix Frères s’étaient déjà mis en route pour se rendre en Pensylvanie ; les autres allèrent grossir les communautés de Saxe, de Silésie, de Hollande et d’Angleterre. Les établissements d’éducation furent transférés en Lusace.
Cette décision et la promptitude avec laquelle elle s’exécuta déconcertèrent le comte de Büdingen, qui ne s’y était point attendu. La dépopulation de Herrnhaag était un désastre pour ses États ; ses sujets, oubliant qu’ils avaient partagé son animosité contre les Frères, se plaignaient hautement de cette mesure dont ils sentaient le contrecoup. Le comte, ne voulant pas s’avouer sa faute, chercha à se persuader que la résolution des Frères n’était pas spontanée et qu’ils étaient poussés malgré eux à l’émigration par ceux qui les dirigeaient ; il s’efforça de les gagner individuellement ; on interrogea chacun d’eux en particulier ; on mit en œuvre sollicitations, flatteries, promesses ; ce fut en vain. De 973 habitants que comptait Herrnhaag, la moitié avaient émigré avant la fin de l’année, les autres suivirent de près, et avant même le terme prescrit toute cette florissante colonie était à jamais dispersée. Elle n’avait eu que douze ans d’existence.
La comtesse de Zinzendorf et son gendre Jean de Watteville se trouvaient à Herrnhaag au moment où commença la persécution : ils se rendirent bientôt à Londres, pour mettre le comte au fait de ce qui s’était passé. Il en éprouva d’abord une vive douleur et s’occupa immédiatement de pourvoir aux premiers besoins des émigrants. Il ne tarda pas à sentir que cette dispensation du Seigneur, si dure en apparence, était une bénédiction pour les Frères. « L’émigration de Herrnhaag », écrivit-il à la fin de cette année-là (1750), « nous met à l’abri de toute éventualité. Il est vrai que l’affaire s’est présentée d’abord sous un jour assez sombre, mais il est certain que c’était là pour nous un poste dangereux. Je mettrai toute ma vie cet événement au nombre des grâces particulières qui nous ont été accordées. Ce n’a point été un de ces coups dont on se ressent encore après. Il n’y a eu de pénible que le moment même de l’épreuve ; mais elle a produit ensuite et produira encore un fruit paisible de justice pour ceux qui l’ont endurée, et nous en retirerons tous quelque avantage. Je ne parle pas de tous les serviteurs et de toutes les servantes que le Sauveur a équipés en ce lieu-là pour son service. Mais n’est-ce pas là aussi que sont venus au jour ces défauts ignorés et ces dangers cachés qui nous ont poussés à la repentance et qui, tout en exerçant une influence critique sur toutes les communautés, ont pourtant eu l’avantage de nous faire connaître plus complètement notre propre cœur ?