Histoire des Protestants de France – Tome 1

4.11.
Nouvelles requêtes. – Aggravation des poursuites de 1750 à 1755. – L’intendant Guignard de Saint-Priest. – Projet de rebaptisation générale. – Excès des troupes. – Résistance armée dans les Cévennes. – Craintes du gouvernement. – Martyre de François Bénezet. – Abjuration et repentir du pasteur Jean Molines.

Le gouvernement n’obéissait pas non plus de tout point aux évêques : il ne l’osait ni ne le voulait. Néanmoins il leur accordait beaucoup, et d’autant plus qu’il avait besoin de réparer ses finances épuisées par la guerre. Les prélats consentaient à augmenter leurs dons gratuits, mais sous la condition expresse que l’extirpation de l’hérésie se poursuivrait avec plus de rigueur.

Les protestants, de leur côté, ne se lassaient pas de réclamer par toutes les voies pacifiques le redressement de leurs griefs. Sept pasteurs du désert adressèrent à Louis XV, le 21 décembre 1750, une nouvelle et respectueuse requête dans laquelle, après avoir exposé que le culte en commun, les baptêmes, les mariages et les sacrements de leur communion étaient pour eux une affaire de conscience, ils disaient : « Vos troupes nous poursuivent dans les déserts comme si nous étions des bêtes féroces ; on confisque nos biens ; on nous enlève nos enfants ; on nous condamne aux galères ; et quoique nos ministres nous exhortent sans cesse à remplir nos devoirs de bons citoyens et de fidèles sujets, on met leur tête à prix, et lorsqu’on peut les arrêter, on leur fait subir les derniers supplices. »

Louis XV et son conseil ne tinrent pas plus compte de cette pétition que des autres. Les protestants étaient au fond des provinces ; ils n’avaient pas de dons gratuits à offrir, pas de haute protection à invoquer. On les regardait comme suspects par cela seul qu’on les avait proscrits, et le mal qu’on leur avait fait était la meilleure raison de leur en faire encore davantage.

Ces détails sur les sentiments de la cour, et les incessantes provocations du clergé, servent à expliquer le redoublement de persécutions que les protestants eurent à subir de 1750 à 1755. L’intendant Lenain, homme rigide, mais qui s’était adouci en apprenant à mieux connaître les religionnaires, fut remplacé dans le Languedoc par le vicomte Guignard de Saint-Priest, qui, sans avoir ni fanatisme ni dureté de caractère, se fit l’exécuteur des mesures les plus violentes. On attaqua de nouveau des assemblées près du Cayla, du Vigan et d’Anduze. Dans la dernière rencontre, trois hommes furent tués, d’autres blessés, d’autres menés en prison. Les poursuites devinrent si acharnées qu’il fallut renoncer à faire des exercices religieux le dimanche.

L’intendant reçut l’ordre de procéder à une rebaptisation générale des enfants, et à une rebénédiction des mariages de toute la population réformée : les mots sont aussi barbares que la chose même. Il convoqua donc les notables à Nîmes et ailleurs, en 1751, et leur enjoignit de faire porter leurs enfants aux églises paroissiales dans un délai de quinze jours : à défaut de quoi ils seraient punis selon la rigueur des ordonnances. Les curés et les consuls catholiques étaient chargés de dresser la liste des récalcitrants. Guignard de Saint-Priest prit la peine, assez ridicule, en pareille circonstance, d’entamer un chapitre de controverse, comme aurait fait un docteur de Sorbonne, et d’établir que le baptême catholique étant reconnu valable par les religionnaires, le rejeter serait un entêtement sans objet.

Les protestants répondirent à ce controversiste armé que les curés entendaient tout autrement la question, qu’ils exigeaient la promesse de faire élever les enfants dans la foi romaine, qu’ils traitaient et faisaient punir les baptisés comme relaps s’ils ne restaient pas catholiques, et que le clergé avait posé la maxime suivante : « L’Église a tout pouvoir sur ceux qui ont reçu le baptême, ni plus ni moins que le roi a un plein droit sur la monnaie qu’il a faite à son coin. »

Se voyant à bout de bonnes raisons, le vicomte de Saint-Priest reprend un rôle qui lui va mieux, et prononce contre les opiniâtres les plus terribles menaces. Les opprimés s’épouvantent. Ils abandonnent maisons, champs, ateliers, fabriques, et se sauvent dans les bois et les cavernes.

L’intendant s’en irrite ; et le 1er septembre 1751, il écrit à l’un de ses subdélégués : « Ils se font illusion s’ils espèrent que le roi changera de sentiment, ou que je négligerai l’exécution des ordres précis que Sa Majesté m’a donnés à ce sujet. Je veux bien cependant leur accorder encore un délai. » Mais la désertion alla en augmentant, et Saint-Priest recommença les dragonnades par des billets de logement ainsi conçus : « Le sieur N., cavalier de la maréchaussée, demeurera en garnison chez, jusqu’à ce qu’il ait fait porter ses enfants à l’église pour leur faire suppléer les cérémonies du baptême par le curé du lieu ; et il se fera payer 4 livres par jour jusqu’à parfaite obéissance, lui déclarant que la garnison sera renforcée. »

Un commandant, du nom de Pontuan ou Pontual, criait dans les rues du Cayla : « Que personne ne se flatte, il faut que tous les huguenots obéissent ou qu’ils périssent, dussé-je périr moi-même ! » Les soldats, aidés de quelques-uns des catholiques, et souvent accompagnés des prêtres du lieu, traquèrent les enfants dans toute la contrée, mirent la main sur eux comme sur des malfaiteurs, et les traînèrent à l’église.

« Il y en avait, dit Antoine Court, de dix, douze, quatorze ans, qui ne voulaient point absolument se laisser mener à l’église, et qu’il fallait traîner à force de bras ; d’autres perçaient les cœurs et les airs des cris les plus touchants ; des troisièmes se jetaient en lions sur ceux qui voulaient les saisir, et leur déchiraient avec les mains la peau et l’habit. D’autres, n’ayant pas de meilleurs moyens de se venger, tournaient en ridicule la cérémonie qu’on allait faire sur eux. On les avait déjà couverts d’un linge blanc, et on apportait de l’eau pour la répandre sur leur tête lorsque tout à coup, élevant la voix, ils s’écrièrent : Est-ce qu’on veut nous faire la barbe ? Le curé et la garnison de Lussan tourmentèrent si fort les enfants du village, en les traînant à l’église, où on les enferma sous clé, qu’il y en eut qui dirent au curé qu’en le voyant il leur semblait voir le diable, et d’autres, plus désespérés encore, lui crachaient au visage[a]. »

[a] Mémoire historique, p. 65-66.

Et dans un pareil état, au milieu de ces scènes brutales et ignobles, on leur administrait de force le baptême ! Si l’on nous disait que de tels actes ont été commis par une horde de sauvages, nous ne voudrions pas le croire, et il y a un siècle à peine qu’ils se sont passés au milieu de la France !

Après avoir achevé la rebaptisation au Cayla, le commandant Pontual, qui déployait d’autant plus de zèle qu’on lui donnait des gratifications pour les prises d’enfants, continua ses expéditions dans toute la Vaunage, le long du littoral, dans les plaines, mettant chez les absents et les opiniâtres des garnisaires, jusqu’au nombre de quinze ou vingt, qui brisaient, saccageaient, démolissaient tout.

La cour de Versailles, se réjouissant de voir tant d’enfants rebaptisés, ordonna de poursuivre l’œuvre dans les montagnes. Mais là fut le terme des exploits de Pontual. Les vieux souvenirs des camisards se réveillèrent. Quelques paysans, plutôt encouragés que retenus par leur ministre Coste, reprirent le mousquet, en déclarant qu’au premier acte de violence contre leurs enfants, il y aurait du sang répandu. Ni les curés ni les soldats n’en tinrent compte. Alors les Cévenols se mirent en embuscade ; et voyant passer quelques prêtres qui servaient de guides à la maréchaussée, ils firent feu sur eux, aux environs de Lédignan, sur les bords du Gardon, le 10 août 1752. Trois curés furent blessés, dont deux mortellement.

Ces coups de fusil produisirent un effet extraordinaire. Les soldats évacuèrent la montagne ; l’intendant s’arrêta court ; Versailles s’émut et s’inquiéta ; on se ressouvint de la guerre des camisards ; l’entreprise des rebaptisations fut abandonnée, et cette fois pour toujours. S’il y avait eu du fanatisme dans le cœur des ministres d’Etat, la guerre civile se serait rallumée avec toutes ses fureurs ; mais ce n’étaient que des incrédules qui parodiaient, en se jouant, les passions des générations éteintes, et aux premiers symptômes d’un conflit sérieux, ils en eurent assez.

L’émigration, qui s’était renouvelée sur une large échelle, contribua encore à calmer leur factice emportement. On avait dû faire garder les passages comme en 1685, et les protestants s’étaient servis des mêmes moyens pour échapper à la vigilance de la maréchaussée. Le Languedoc, le Dauphiné, la Saintonge, déjà si appauvris par l’édit de révocation, menaçaient de perdre les derniers restes de leur industrie. Devant cette perspective la frivolité de Versailles recula.

Peu de semaines après ce commencement d’insurrection, le marquis de Paulmy, ministre de la guerre, visita les forteresses du Languedoc. Homme prudent et intègre, il accueillit avec bonté les plaintes des protestants, et défendit aux officiers subalternes de les maltraiter.

Un pasteur, François Bénezet, avait été condamné au dernier supplice pendant les persécutions ; il fut exécuté à Montpellier, le 27 mars 1752. Importuné des obsessions d’un abbé qui ne cessait de lui dire : « Vous êtes damné, vous n’aurez que l’enfer pour partage, si vous n’abjurez pas, » il lui répondit : « Si vous étiez persuadé qu’il y a un enfer, me persécuteriez-vous comme vous faites ? et aurais-je été condamné à perdre la vie sur un gibet par cela seul que j’ai adressé quelques exhortations à mes frères ? »

Il voulut parler au pied de la potence : le bruit des tambours étouffa sa voix. Il mourut en chantant le psaume cinquante et unième. Bénezet laissait un enfant de deux ans et une femme enceinte. Comme Louis Ranc et Désubas, il n’avait que vingt-six ans.

Un autre pasteur, Jean Molines, dit Fléchier, n’eut pas le même courage. Il abjura en face de l’échafaud ; mais jusqu’à son dernier soupir il en fut inconsolable Retiré en Hollande, et réintégré dans la communion des fidèles après avoir donné les marques du plus profond repentir, il ne put se pardonner à lui-même d’avoir failli. Un témoin oculaire raconte que sa figure, sillonnée de rides, portait l’empreinte du désespoir. Son regard s’était éteint dans les larmes ; sa tête retombait sur sa poitrine. Devenu insensible à tout ce qui l’entourait, il ne se comptait plus parmi les vivants. Molines mourut trente ans après, en regrettant la couronne du martyre.

Pendant qu’il était en prison, quelques prêtres publièrent sous son nom une Lettre et abjuration du sieur Molines. Les protestants répondirent à cette œuvre de fraude pieuse : « On ne comprend pas comment ses convertisseurs lui ont laissé dater son abjuration de la citadelle de Montpellier. Une citadelle ne fut jamais une école de lumière, ni un moyen de convaincre les gens de la vérité d’une religion. Toute rétractation qui part d’une main enchaînée est si fort suspecte qu’on n’oserait la faire valoir devant aucun tribunal. »

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