Quelles étaient donc les clauses de ce fameux Traité, signé à Chefoo le 13 septembre 1876 ? Voici celles qui intéressaient les pionniers : les étrangers obtenaient le droit de circuler dans tous les états de l'Empereur, sous sa haute protection. On devait les respecter et ne les gêner en rien dans leurs voyages. Dans toutes les villes, ces arrangements devaient être publiés et affichés. Pendant deux ans, des agents officiels britanniques avaient le droit de parcourir tout le pays, spécialement pour s'assurer de l'exécution de cette clause. En fait, les représentants de la Mission à l'Intérieur de la Chine furent les premiers, et, pendant des années, presque les seuls étrangers à profiter de cette grande liberté. Ils allèrent au loin, parcoururent en tous sens les provinces de l'intérieur, et pénétrèrent jusque dans le Tibet oriental. En dix-huit mois, ils couvrirent cinquante mille kilomètres, vendant et distribuant partout des portions de la Bible et des traités et entretenant avec le peuple des relations presque constamment amicales. L'on croyait, au début, qu'ils étaient des agents du gouvernement, et leur arrivée produisait quelque effarement dans le monde officiel. L'on ne s'était guère hâté de faire les publications promises et plus d'un mandarin imagina d'occuper les visiteurs au moyen d'une hospitalité obséquieuse, pour se donner le temps de faire placarder la proclamation négligée.
Tout, cependant, n'était pas aisé pour les pionniers. Bien que l'attitude du gouvernement fût favorable, les préjugés des lettrés demeuraient les mêmes, ainsi que les difficultés du voyage. Remarquables furent à beaucoup d'égards les expériences des voyageurs qui se lançaient dans l'inconnu. Nombreux furent les périls ; mais admirables leur patience, leur amour des âmes, leur foi en Dieu. Ce qui les impressionna le plus, ce fut l'empressement du peuple à écouter et l'écho éveillé dans les âmes par les questions spirituelles. Tant M. Judd dans le Hunan qu'Henry Taylor dans le Honan ou Easton et Parker en route vers le lointain Nord-Ouest, ils trouvèrent tous le même désir d'entendre l'Évangile et, ici et là, une soif intense de lumière chez ceux qui cherchaient la Vérité.
Comme nous parlions de Jésus et de Ses souffrances pour nos péchés, écrivait du Honan Henry Taylor, nous voyions des larmes couler sur bien des visages.
Ce premier voyage dans le Honan, fait soit à pied, soit en chariot ou en brouettes, dura cinquante-six jours. Les routes étaient cahoteuses et la nourriture frugale. Les missionnaires, partis à la pointe du jour, marchaient souvent jusqu'à la nuit, prêchant le long du chemin ou dans les rues encombrées des villes, racontant la joyeuse nouvelle de l'amour rédempteur1.
Parmi les cas de conversion les plus intéressants, citons, dans la ville et le district de Juning : Wang, le jeune instituteur ; Hu, le dévot végétarien ; le vendeur de médecine qui n'avait point de remède pour un cœur corrompu ; le vieux lettré qui, la première fois qu'il entendit parler de Jésus, s'agenouilla humblement pour demander que ses péchés fussent placés sur le divin sacrifice, et qui parut surpris que quelqu'un pût être indifférent à la bonne nouvelle d'un tel Sauveur ; et un M. Mu, homme de lettres lui aussi, dans le cœur duquel se poursuivait l'œuvre évidente de l'Esprit de Dieu. Plusieurs de ceux-là venaient chaque jour chez le missionnaire, pour lire et prier avec lui et son compagnon chinois. M. Mu demandait avec insistance d'être baptisé. Pour le convaincre d'ajourner son baptême jusqu'à ce qu'il eût mieux appris ce qu'est un chrétien, il fallut lui promettre de revenir, si Dieu le permettait, dans peu de mois.
À côté de ces faits encourageants et de la persévérance dans la foi de beaucoup de ces nouveaux chrétiens, l'on pouvait enregistrer des délivrances vraiment providentielles. Ainsi, lors d'un voyage subséquent, Henry Taylor, certain qu'il devait abréger sa visite à Kaifeng, capitale de la province, partit un jour ou deux plus tôt qu'il n'en avait l'intention. Longtemps après, il apprit qu'une foule d'étudiants étaient venus à son auberge et ne le trouvant pas, avaient détruit l'enseigne et auraient mis le feu à la maison si les autorités n'étaient intervenues. Ils s'étaient mis en embuscade dans diverses parties de la ville. Quand ils surent que leur attente était vaine, leur rage ne connut plus de bornes.
Dans une autre occasion, Henry Taylor, à court d'argent, envoya son aide en chercher à Hankow et attendit son retour dans une auberge. À sa vive surprise, une proclamation parut, défendant, sous peine des plus sévères châtiments, de vendre quoi que ce soit à l'étranger. Le propriétaire de l'auberge n'osait plus, dès lors, lui procurer aucune nourriture. Ne sachant que faire, le missionnaire priait, un soir, dans sa chambre, lorsqu'il entendit derrière les volets un léger bruit. Non sans quelque crainte, car dans le Honan les voleurs sont généralement armés, il s'approcha de la fenêtre et vit un individu qui, apparemment, cherchait à s'introduire. Avant qu'il pût donner l'alarme, l'homme lui fit signe de se taire, et, fouillant dans sa ceinture, il en tira un petit pain semblable à un pouding cuit à la vapeur, puis un second, un troisième, ainsi jusqu'à six. Il les lui tendit par la fenêtre et, sans un mot, disparut dans l'obscurité. Le lendemain soir, il revint et fit de même. Le missionnaire voulut lui offrir le peu de monnaie qui lui restait. « Inutile », dit-il avec décision. Il n'osait pas engager une conversation, mais renouvela fidèlement ses visites jusqu'à l'arrivée du secours attendu permettant à Henry Taylor de partir pour la côte.
Les pionniers auraient pu raconter bien des incidents et des exaucements. Des lettres venues des contrées les plus reculées parlaient de baptêmes pratiqués dans quelque clair ruisseau de montagne et même de petites assemblées réunies pour célébrer la Cène. Cette activité itinérante avait pour but de faire connaître en tous lieux la vérité, avant de songer à établir une œuvre plus stable là où la porte s'ouvrirait. Il faut du temps pour que des enseignements nouveaux pénètrent l'esprit des individus ou des foules. En renouvelant les visites, les premières impressions laissées pouvaient être approfondies et les personnes intéressées instruites peu à peu. En attendant, l'on se documentait et l'on cherchait l'indication relative aux endroits propices à l'installation d'une station. Une œuvre permanente, solidement établie, était bien le but visé. Mais il fallait les signes d'une action réelle du Saint-Esprit ; alors suivraient, éventuellement, une maison missionnaire et une église. C'était la raison pour laquelle les voyages devaient être poursuivis avec persévérance. Et, lors même que des personnes intéressées pouvaient être groupées, et qu'une localité semblait pleine de promesses, il s'écoulait souvent beaucoup de temps encore avant que l'on pût songer à s'y fixer. Ainsi, dans le Honan, le district de Juning paraissait spécialement indiqué pour l'un de ces postes. Lorsqu'ils y revinrent, les missionnaires trouvèrent une trentaine de personnes semblant avoir reçu l'Évangile. Ils en baptisèrent deux, le jeune Wang et M. Mu qui, par son témoignage fidèle, avait été le moyen d'attirer la plupart de ses autres compatriotes.
Une maison fut louée dans une petite ville au pied des collines, et six heureuses semaines s'écoulèrent au milieu du peuple. Mais les lettrés fomentèrent des troubles qui durèrent plusieurs jours et mirent en danger la vie des missionnaires. Ceux-ci durent enfin quitter la place.
Heureusement Hudson Taylor, qui avait passé jadis par plus d'une épreuve du même genre, était arrivé d'Angleterre et pouvait encourager et guider ses jeunes collaborateurs.
Pour lui-même, pendant les premiers mois qui suivirent son arrivée, il ne put réaliser que très peu des projets qu'il avait formés. Un refroidissement, contracté dans la Mer de Chine, dégénéra en une sérieuse maladie. Il eut juste la force de remonter le fleuve jusqu'à Chinkiang et, là, eut à apprendre de nouvelles leçons de patience. Bien que sa présence fût réclamée dans presque toutes les stations, il ne pouvait à nouveau faire autre chose que de prier et d'écrire des lettres.
J'ai peine à réaliser que je ne puis aller çà et là comme autrefois, écrivait-il en novembre à Mme Taylor... La faiblesse qui m'empêche de me surmener est peut-être pour moi une très grande bénédiction.
Mais comment ne pas se surmener ? J'ai peine à réaliser? M. Fishe, malade, avait dû revenir en Europe en congé, et il n'y avait personne pour le remplacer comme secrétaire de la Mission en Chine. Cela impliquait pour Hudson Taylor de longues heures de travail de bureau chaque jour, en plus de sa tâche de directeur de l'œuvre et de la rédaction du China's Millions, dont il demeurait l'éditeur.
Pendant des mois, il dut vivre séparé de sa femme, et cet isolement prolongé fut pénible à l'un et à l'autre ; mais ils trouvèrent dans l'amour de leur Dieu une douce compensation. Ce fut grâce à ce séjour forcé à Chinkiang qu'il put y accueillir de jeunes pionniers revenus tout tristes de régions inhospitalières et qui trouvèrent auprès de lui la tendre sympathie et le réconfort dont ils avaient besoin, ainsi Henry Taylor qui revenait, accablé, du Honan et Georges Nicoll qu'une émeute avait chassé d'Ichang.
Malgré l'absence de sa famille et les entraves douloureuses résultant de sa mauvaise santé, Hudson Taylor continuait à se décharger sur le Seigneur de tous ses fardeaux, au point qu'il pouvait écrire à M. Hill, en février 1877 : « Je puis me réjouir sept jours par semaine. » Quand il avait un moment de repos, il avait l'habitude de jouer sur un petit harmonium et de chanter les cantiques qu'il aimait, mais surtout celui qui exprime la douceur du repos, du repos en Jésus. Plusieurs, dans son entourage, ne comprenaient pas cette joie et ce repos alors que ses collaborateurs couraient de grands dangers. Un jour, des lettres arrivèrent annonçant de sérieuses émeutes dans deux stations différentes. Hudson Taylor, debout devant son bureau, lut ces lettres, en dit le contenu à son ami M. Nicoll et déclara qu'un secours immédiat était nécessaire. Son jeune collègue allait se retirer par discrétion quand, à sa grande surprise, il entendit quelqu'un siffler la mélodie du cantique bien connu Parlant du repos en Jésus.
Se retournant aussitôt, M. Nicoll ne put s'empêcher de s'écrier : « Comment pouvez-vous siffler, quand nos amis sont en si grand danger ? » « Voudriez-vous me voir anxieux et troublé ? répondit Hudson Taylor. Cela ne leur servirait à rien, et me rendrait incapable de faire mon travail. Je n'ai pas autre chose à faire qu'à me décharger de ce fardeau sur le Seigneur. »
C'était là le secret duquel il vivait jour et nuit, et, souvent, dans la petite maison de Chinkiang, ceux qui étaient éveillés à deux ou trois heures du matin pouvaient entendre le doux refrain du cantique favori d'Hudson Taylor. Il avait appris que, pour lui, la seule vie possible était la vie bénie de celui qui, en toutes circonstances, peut se reposer et se réjouir dans le Seigneur, en Lui laissant le soin de résoudre toutes les difficultés intérieures ou extérieures, grandes ou petites.
Si son plus ardent désir était de porter l'Évangile aux provinces de l'intérieur, il souhaitait ardemment que la Conférence des missionnaires qui devait avoir lieu à Shanghaï fût bénie et marquée par un réel esprit d'unité. Jamais les occasions n'avaient été aussi nombreuses pour l'évangélisation. Jamais non plus n'avait été plus urgent le besoin de puissance spirituelle pour les utiliser judicieusement. Hudson Taylor soupirait après une avance sur un large front, non seulement de la Mission à l'Intérieur de la Chine, mais aussi de toutes les sociétés missionnaires, et songeait à lancer un énergique appel aux Églises d'Angleterre pour obtenir des renforts. Pour cela il ne fallait pas moins qu'un merveilleux exaucement de prières. Il régnait, en effet, un fort esprit de parti quant à l'épineuse « question du terme »2, et de nombreux missionnaires se proposaient de ne point participer à cette Conférence, pressentant qu'elle serait l'occasion de controverses, sinon de disputes. Cependant la Chine était ouverte comme jamais auparavant, et c'était sur une petite troupe de cinq cents missionnaires que reposait la tâche écrasante de l'évangéliser. Quel besoin de puissance, de la vraie puissance du Saint-Esprit répandue dans des cœurs bien disposés et unis !
Non seulement Hudson Taylor priait, mais il agissait aussi et faisait tout ce qu'il était possible pour écarter les malentendus. Il savait que les méthodes et l'œuvre de la Mission à l'Intérieur de la Chine étaient, dans beaucoup de milieux, l'objet de très vives critiques. On lui reprochait d'employer comme pionniers des hommes jeunes dont l'ignorance et l'inexpérience pouvaient sérieusement compromettre la cause de l'Évangile. Hudson Taylor le comprenait lui-même, et nul plus que lui n'eût vu avec joie d'anciens missionnaires entreprendre cette œuvre de défrichement. Hélas ! tous étaient retenus par les devoirs pressants de leur ministère dans les anciennes stations, et aucun d'eux ne s'était levé pour s'élancer en avant. Fallait-il donc se résoudre à laisser inutilisé le fait que la Chine était maintenant ouverte d'une extrémité à l'autre ? Après avoir demandé si longtemps à Dieu d'envoyer les ouvriers nécessaires et après les avoir reçus de Lui, fallait-il se désister ? Il ne le pensait pas, mais s'efforçait d'adjoindre aux jeunes évangélistes quelques hommes plus âgés ou même des chrétiens chinois expérimentés et dignes de confiance. D'ailleurs, n'était-ce pas en travaillant que ces jeunes gens acquerraient l'expérience qui leur manquait encore, et cette lacune n'était-elle pas compensée par leur vigueur physique, intellectuelle et morale, et par l'ardeur de leur zèle, de leur amour et de leur foi ? Si ceux qui les critiquaient pouvaient les voir à l'œuvre et les entendre raconter les grandes choses que Dieu se plaisait à accomplir par leur moyen, leurs objections feraient bientôt place à une cordiale sympathie. Il n'avait aucun doute à ce sujet.
Un chef moins humble, ou moins attentif aux directives divines, aurait pu négliger des critiques dépourvues d'amour et s'absorber dans l'œuvre qu'il avait créée. Mais il avait appris a ne pas se rechercher soi-même, et son désir était d'employer sagement et pour la gloire de Dieu les occasions magnifiques dans lesquelles il voyait un exaucement aux prières de la moitié de sa vie. Il savait que les frères dont les vues étaient les plus éloignées des siennes pouvaient avoir, autant que lui, un sincère désir de l'avancement du Royaume de Dieu. Il avait un sentiment profond de l'unité du corps de Christ et comprenait que tous les membres de ce corps sont solidaires et ont besoin les uns des autres. Le travail de pionnier de la Mission à l'Intérieur de la Chine, comparable à la main, pouvait atteindre à une certaine distance avant les autres membres, mais, pour obtenir davantage, il était nécessaire que le corps tout entier avançât Une grande partie de sa tâche, et non la plus aisée, consistait donc à s'efforcer, en toute humilité et patience, d'entraîner ses frères dans le nouveau mouvement en avant auquel il se sentait appelé par Dieu. Sans doute il lui eût été beaucoup plus facile de marcher seul sans s'inquiéter des autres ; mais comment, dans un organisme vivant où chaque membre est relié au tout, une telle indépendance pourrait-elle être pratiquée ?
Plein de ces pensées, Hudson Taylor, dès que sa santé le lui permit, alla de Chinkiang au nouveau centre de la Mission, à Wuchang. M. Judd venait de partir avec un des pionniers pour la lointaine capitale du Kweichow, et il fallait le remplacer. Il y avait aussi plusieurs questions importantes à examiner, entre autres le moyen de rester en contact avec les ouvriers les plus éloignés, de façon à leur procurer les ressources nécessaires.
Pendant plusieurs semaines, Hudson Taylor put bénéficier de l'expérience et des conseils de M. McCarthy, qui se préparait à entreprendre un des plus remarquables voyages accomplis en Chine. Bien qu'il fût difficile de se passer de lui, Hudson Taylor se réjouit de son projet, presque autant que s'il eût dû l'exécuter lui-même, et nombreuses furent les heures consacrées par les deux amis à des entretiens et à la prière en faveur de cette tentative hardie3.
Se souvenant de leurs propres épreuves spirituelles, ils désiraient aider leurs jeunes collaborateurs dans leur tâche difficile et périlleuse. Hudson Taylor avait à cœur depuis longtemps de réunir le plus grand nombre possible de jeunes missionnaires pour une Convention d'une semaine. En fixant le départ des derniers groupes, il avait fait en sorte qu'ils revinssent à une date déterminée. Tout en considérant ces choses avec M. Mc Carthy, ils virent, dans cette Convention, l'occasion d'un rapprochement souhaitable avec les missionnaires des autres Sociétés. À Hankow, de l'autre côté du fleuve, en face de Wuchang, il y avait une nombreuse communauté missionnaire et, si des rencontres en commun pouvaient avoir lieu, un grand pas serait fait au-devant d'une bonne entente, ce qui serait une excellente préparation a la conférence plus générale de Shanghaï.
Les missionnaires wesleyens et ceux de la Mission de Londres firent à cette suggestion une réponse si cordiale qu'Hudson Taylor y vit déjà un exaucement de ses prières. Il résolut de profiter de toutes les occasions pour nouer des relations avec ses collègues des autres Missions et surtout avec ceux dont il connaissait les dispositions peu bienveillantes à l'égard de la Mission, à l'Intérieur de la Chine. Ses occupations absorbantes ne lui laissaient pas beaucoup de temps pour cela, mais il comprit qu'il y avait là, pour lui, un appel du Seigneur Lui-même.
Un soir donc qu'il se trouvait à Hankow, il fut heureux d'être retenu jusqu'à une heure trop avancée pour retraverser le fleuve. Avant qu'il pût atteindre l'autre rive, les portes de la ville seraient fermées et, sans ses effets de nuit, il lui était difficile d'aller coucher dans une auberge. Il n'avait d'autre ressource que d'aller demander l'hospitalité chez un collègue. Il alla frapper à la porte de l'un d'entre eux, qu'il connaissait très peu, mais qu'il savait mal disposé à son égard et à l'égard de la Mission. Très simplement, il lui exposa son cas et demanda si l'on voulait bien le recevoir pour la nuit. La courtoisie chrétienne n'admettait qu'une réponse et la voie fut ouverte ainsi à des relations amicales. Hudson Taylor savait écouter aussi bien que parler, et la conversation qui s'engagea et s'orienta bientôt vers les choses spirituelles fut très bienfaisante. Le missionnaire, conquis par l'amabilité de son hôte, saisit la première occasion de, dire « qu'il n'eût jamais cru que M. Taylor fût un homme aussi excellent ».
La même expérience se répéta lorsque Hudson Taylor descendit le Yangtze pour visiter les stations et faire certains arrangements concernant le district de M. McCarthy. Là où il rencontrait des missionnaires appartenant à d'autres sociétés, il s'intéressait à leur travail. Il passa notamment un dimanche avec M. David Hill à Wusueh. À Kiukiang, il noua d'heureuses relations avec les missionnaires américains, et logea, semble-t-il, dans une maison indigène.
Le vent est violent et froid, écrivait-il à Mme Taylor au cours de cette visite. J'écris près d'une fenêtre dans un grenier obscur. Ma chaise n'a pas trente centimètres de hauteur et, cependant, bien qu'assis, ma tête touche les tuiles. Les grêlons qui ont traversé le toit cette nuit forment un tas d'un demi-mètre carré. J'ai écrit jusqu'à trois heures du matin avec les doigts tout engourdis. L'homme naturel ne jouit pas de ces choses, mais mon cœur se réjouit de ce que permet mon Père, et je ne puis m'empêcher de chanter : « Quel ami nous avons en Jésus », car c'est vrai, n'est-ce pas ?
J'ai écrit au Missionary Recorder, continuait-il quelques jours plus tard, pour demander que l'on prie d'une façon toute spéciale pour que nous recevions une effusion de l'Esprit de Dieu, non seulement à la Conférence, mais auparavant, afin que nous nous y rendions tous déjà enrichis, et non seulement dans l'espérance d'une bénédiction.
Le sol est dur, disait-il encore, et pour réussir, il faut des hommes complètement consacrés. La recherche de ses aises n'est pas permise ici. L'on a besoin d'hommes aimant la Croix. Où les trouvera-t-on ? Hélas, où ? Oh ! que Dieu nous donne, à toi et à moi, cet esprit, et que notre prière soit : « Seigneur, que veux-tu que moi je fasse ?... »
Il y a en ce moment, en Chine, des perspectives si favorables que jamais il n'y en a eu ou il n'y en aura de semblables. Aussi longtemps que dure l'effet des proclamations impériales (et dans très peu de mois cet effet s'atténuera), des semaines suffiront pour un travail qui nécessitait jadis des mois ou des années.
Les portes longtemps fermées s'ouvraient en effet de toutes parts. Vers le Nord et jusque vers le lointain Nord-Ouest, les pionniers s'avançaient. M. McCarthy approchait déjà de la province occidentale du Szechwan, plus grande à elle seule que toute la France et beaucoup plus peuplée. MM. Judd et Broumton avaient réussi à louer un immeuble dans la capitale du Kweichow4, à mille trois cents kilomètres au sud-ouest de la station missionnaire la plus proche, tandis que, de Bhamo, MM. Stevenson et Soltau avaient fait de lointaines tournées dans les collines de Kahchen, d'où une descente de deux ou trois heures aurait suffi pour les amener en territoire chinois5. À son ami intime M. Berger, dont les prières s'étaient si longtemps unies aux siennes pour obtenir les développements mêmes dont il était le témoin, Hudson Taylor avait écrit récemment :
Ce sera pour vous une joie peu ordinaire d'apprendre que nos prières sont exaucées déjà au point que l'œuvre est commencée dans six des neuf provinces visées. Vous aurez appris que Stevenson et Soltau n'ont pas obtenu la permission de pénétrer dans le Yünnan. J'espère que ce retard n'est que momentané et que le chemin s'ouvrira d'autant plus dans la suite. Quel repos de savoir que Dieu sait comment poursuivre Son œuvre ! Risquons-nous de nous tromper en nous confiant en Lui pour obtenir ce qui Lui est si facile : fournir les hommes et les moyens nécessaires à la poursuite et à l'extension de cette œuvre ? Mon cœur répond avec joie : « Non », bien que je Le connaisse encore trop peu ; et, de plus, Sa Parole déclare : « Celui qui n'a point épargné son propre Fils... ne nous donnera-t-il pas toutes choses librement avec lui ? »
Ainsi, plein de reconnaissance et d'espoir, Hudson Taylor retourna à Wuchang pour recevoir les pionniers venus pour la petite Convention. Dix-sept membres de la Mission à l'Intérieur de la Chine arrivèrent des stations les plus éloignées, comme aussi des stations sur le fleuve, et une douzaine de missionnaires de Hankow se joignirent à eux. La responsabilité des réunions incombait tout entière à Hudson Taylor. Comme toujours dans les moments de besoins urgents, un jour fut mis à part pour la prière et pour le jeûne. Lui-même et ses compagnons de travail étaient à l'unisson pour appeler une effusion de la vie divine qui balayât de leur propre cœur toute froideur, tout esprit de critique et toute mésintelligence. Tous aspiraient à être revêtus de la puissance d'En-haut pour la grande œuvre à accomplir.
Admirable fut la réponse à ces prières dans les jours qui suivirent. Dans la serre de M. Judd, située au flanc de la colline, et dans la chapelle de la Mission de Londres, de l'autre côte du fleuve, la présence de Dieu se fit sentir d'une manière évidente. « Prenez le temps d'être saint », tel fut, en résumé, le message du Dr Griffith John, suivi d'allocutions d'Hudson Taylor et d'autres participants sur les problèmes essentiels, les problèmes intérieurs, spirituels, de la vie missionnaire. Beaucoup de temps fut consacré à la prière, surtout en faveur des provinces inoccupées. Les récits des jeunes évangélistes, faits avec une grande simplicité, provoquèrent la plus profonde sympathie. Ces jeunes gens étaient sans doute encore inexpérimentés, mais leur joyeux optimisme et leur confiance entière au Dieu qui se plaît à réaliser l'impossible, étaient aussi contagieux que bienfaisants.
Je remercie Dieu pour M. Taylor ; je remercie Dieu pour la Mission à l'Intérieur de la Chine ; je remercie Dieu pour ces frères plus jeunes, dit le Dr John à la réunion de clôture, et, ajouta-t-il, je suis sûr d'exprimer le sentiment de tous les missionnaires de Hankow.
Trois semaines plus tard devait avoir lieu la Conférence générale de Shanghaï, et Hudson Taylor, après avoir renvoyé à leur tache les jeunes pionniers pleins d'une force et d'un courage renouvelés, se disposa à se rendre à la côte, ou il pensait bien que des difficultés l'attendaient. Il avait à lire un travail sur l'itinérance au loin et auprès, comme moyen d'évangélisation. Ce sujet, plus que tout autre, lui tenait à cœur, mais il savait qu'après la « question du terme », son travail provoquerait les plus grandes divergences de vues, sinon des sentiments d'amertume. Son hymne favori, célébrant le repos en Jésus, fut souvent chanté dans la petite maison où s'entassait le contingent de la Mission à l'Intérieur de la Chine et, en dépit de la gravité des circonstances, son esprit fut gardé en paix.
Une fois de plus la prière de la foi triompha, et ce qui semblait impossible s'accomplit. La « question du terme » fut, d'un consentement unanime, laissée en dehors des délibérations, et le travail d'Hudson Taylor, comme le constatait le journal The Celestial Empire, « éveilla le plus profond intérêt chez ses auditeurs ». Depuis le discours d'ouverture du Dr John, qui fit un plaidoyer pressant et puissant en faveur d'une vie inspirée tout entière par le Saint-Esprit, jusqu'à l'appel unanime de la Conférence « à tous les comités de mission, aux universités et aux Églises du monde entier », tout fut un sujet d'actions de grâces.
C'est une conférence riche en bénédictions pour le peuple chinois, écrivait Hudson Taylor, le pas le plus important que les missions en Chine aient jamais fait.
Après deux semaines de communion fraternelle6 on se sépara « comme des membres d'une même famille qui ne se trouveront plus réunis sur la terre ». Aucune note discordante ne se fit entendre. Même le vêtement chinois d'Hudson Taylor et de ses collègues ne choquait plus, et le mouvement en avant qu'ils représentaient avait conquis la confiance, la sympathie et les prières de la plupart des assistants, sinon de tous.
1 Ce voyage, ainsi qu'un autre fait en 1875, quelques mois après le meurtre de Margary, montrent que les pionniers qui étaient prêts n'attendirent pas la signature du Traité de Chefoo ou la protection du Gouvernement, bien que la conclusion du Traité les remplît de reconnaissance.
2 Cette question si troublante consistait dans le choix du terme chinois à adopter pour représenter de la façon la plus exacte et la plus claire la notion biblique de Dieu.
3 Il s'agissait de traverser toute la Chine, depuis le Yangtze jusqu'à l'Irrawaddy. Disons tout de suite que M. McCarthy réussit dans son entreprise. Il mit sept mois à traverser ces contrées immenses, prêcha abondamment l'Évangile en beaucoup d'endroits, fonda la première station missionnaire dans la province du Szechwan, peuplée d'environ soixante-dix millions d'âmes, et arriva épuisé à Bhamo où MM. Stevenson et Soltau lui réservèrent une chaude bienvenue. Il fut frappé surtout du misérable sort réservé aux femmes et s'employa activement dans la suite à développer l'œuvre féminine dans les provinces de l'intérieur.
<4 Ainsi fut ouverte en février 1877 la première station missionnaire permanente dans l'une des neuf provinces non encore occupées à ce moment-là.
5 Ce fut une dure épreuve pour MM. Stevenson et Soltau d'être empêchés d'exécuter le projet qu'ils avaient formé en allant à Bhamo, non à cause des autorités chinoises ou birmanes, mais à cause de l'attitude du Gouvernement indien qui refusa de donner les passeports nécessaires.
6 Du 10 au 24 mai 1877 : Hudson Taylor écrivait à sa femme le 12 mai : Dieu m'a grandement aidé dans la présentation de mon travail ; l'atmosphère est maintenant très favorable à notre égard.