On s’est occupé, sous le règne de Charlemagne, de la question du Filioque à deux points de vue différents. D’un côté, l’empereur et roi adopte l’usage de faire réciter à la messe, dans ses états, le symbole de Constantinople avec l’addition du Filioque, et presse le pape, qui s’y refuse, d’adopter pour l’Église romaine le même usage. Le pape et le prince sont d’accord sur le fond doctrinal : ils ne sont séparés que par une question de formule et d’opportunité. D’un autre côté, on commence à discuter contre les Grecs sur la doctrine même de la procession du Saint-Esprit a Filio. Le débat ne porte plus sur une formule, il porte sur la vérité que cette formule traduit : le prince et le pape sont unis contre un adversaire commun. Il est essentiel de distinguer ces deux aspects de la question, qui n’ont pas, comme on peut le voir, la même importance dogmatique. Et c’est pourquoi, pour plus de clarté, j’en traiterai séparément, bien que l’histoire les ait parfois mêlés.
Nous avons dit plus haut que, dès le ve et le vie siècle, à la suite de saint Augustin, la doctrine de la procession du Saint-Esprit a Patre et Filio était universellement admise dans l’Église latine. Non seulement les docteurs l’enseignaient, mais elle avait pénétré dans certaines professions de foi particulières, comme celle de Pastor de Galice, et dans le symbole Quicunque vult dont l’autorité devait être si grande. Restait qu’elle fût introduite dans le symbole officiel et dans la liturgie : Ce fut l’œuvre des Espagnols d’abord, puis de Charlemagne et enfin des papes.
C’est en 589, au concile assemblé à Tolède pour l’abjuration solennelle de l’arianisme par Récarède et ses sujets, que nous trouvons pour la première fois le symbole de Constantinople récité avec l’addition (équivalente) du Filioque. Dans cette réunion, le roi lut d’abord une déclaration de foi composée par lui-même. Il y ajouta les symboles de Nicée et de Constantinople, ce dernier avec la formule : « Credimus et in Spiritum sanctum dominum et vivificantem, ex Patre et Filio procedentem. » Puis, les évêques goths nouvellement convertis émirent vingt-trois anathèmes, dont le troisième définissait encore la même doctrine ; et enfin le synode, sur la demande de Récarède, ordonna que, dorénavant, le symbole de Constantinople serait, à l’imitation des Grecs, récité à la messe avant le Pater — avec l’addition faite par le roi évidemment. Du même coup, la doctrine du Filioque entrait dans le formulaire officiel de l’Église et dans la liturgie.
Un siècle après, au plus tard, elle pénétrait encore dans la liturgie gallicane par une autre voie, la préface de la messe. Mais, en dehors de l’Espagne, on se montra moins empressé à l’admettre dans les symboles. Elle ne se trouve ni dans la profession de foi du concile de Latran de 649 sous Martin Ier, ni dans celle du synode de Milan de 679, ni dans celle du concile de Rome tenu sous Agathon en 680. Seul, entre les synodes préparatoires au VIe concile général, un concile anglo-saxon de Heathfield, en 680, termina sa lettre synodale par les mots : « glorificantes Deum Patrem… et Spiritum sanctum procedentem ex Patre et Filio inenarrabilitera ». Ce n’était point là, en toute hypothèse, le symbole de Constantinople.
a – Le piquant est que le concile était présidé par l’archevêque de Cantorbéry, Théodore, l’ancien moine grec de Tarse.
L’usage espagnol de réciter ou de chanter à la messe le symbole de Constantinople avec l’addition dut être adopté à la cour de Charlemagne aux environs de l’an 780. Dans le mémoire extrait des Livres carolins et envoyé en 794 au pape Hadrien, en effet, un des reproches que Charles adressait au VIIe concile général de Nicée était celui-ci : « Quod Tarasius non recte sentiat qui Spiritum sanctum non ex Patre et Filio, secundum nicaeni symboli fidem, sed ex Patre per Filium procedentem in suae credulitatis lectione profiteatur. » Le roi faisait grief au patriarche de Constantinople, Tarasius, de n’avoir pas, dans la profession de foi lue par lui au VIIe concile, confessé la procession du Saint-Esprit ex Patre et Filio, comme le dit le symbole de Nicée. C’est donc qu’à ce moment, c’est-à-dire en 794, le symbole de Nicée — entendez de Nicée-Constantinople — se récitait à la cour du roi avec l’addition espagnole. Etait-il chanté déjà à la messe ? Le témoignage précédent ne le dit pas ; mais comme nous savons sûrement qu’il l’était en l’an 808, on peut croire raisonnablement que Charlemagne avait adopté au même moment et l’addition au symbole et le chant du symbole à la messe. Cette dernière circonstance est d’ailleurs secondaire.
L’addition du Filioque au symbole de Constantinople prenait donc pied en France en 794. Deux ou trois ans après, en 796 ou 797, elle était officiellement reçue dans la Haute-Italie par un concile de Forumiulii (Frioul), présidé par Paulin d’Aquilée. La question y fut clairement et expressément posée et résolue. Paulin, dans son discours inaugural, avoua que les anciens conciles avaient défendu que l’on composât de nouveaux symboles de la foi. Mais, ajouta-t-il, ce n’était pas en composer de nouveaux que de commenter et d’expliquer les anciens, comme avaient fait les Pères de Constantinople pour le symbole de Nicée. On pouvait donc, sans changer le symbole de Constantinople, y ajouter l’explication du Filioque. Paulin approuve cette addition devenue nécessaire « propter eos videlicet haereticos qui susurrant Spiritum sanctum solius esse Patris et a solo procedere Patre » (vii). Il en justifie la doctrine par l’Écriture et la raison théologique (viii) ; et enfin récite le symbole en y comprenant l’addition : « Et in Spiritum sanctum Dominum et vivificantem, qui ex Patre Filioque procedit » (xii).
Restait à gagner à cette nouveauté le pape et l’Église romaine. Une première tentative fut faite par Charlemagne à l’occasion des troubles palestiniens de l’an 808. Des moines latins, établis à Bethléem, ayant chanté à la messe le symbole de Constantinople avec l’addition du Filioque, furent traités d’hérétiques par les Grecs et menacés d’expulsion. Ils résistèrent, protestèrent de leur orthodoxie, et en écrivirent au pape Léon III, en le priant de faire faire sur la question du Filioque une enquête patristique, et d’instruire dé l’incident l’empereur Charles, dans la chapelle de qui ils avaient entendu chanter le Filioque avec le symbole.
Le pape accéda au désir des moines. Il leur envoya d’abord une profession de foi adressée aux églises d’Orient, et qui affirmait la procession du Saint-Esprit a Patre et Filio, mais sans insister d’ailleurs outre mesure sur ce point, et sans faire allusion à aucune controverse. Puis il informa Charlemagne de l’affaire. C’est en conséquence de cet incident que l’empereur chargea Théodulphe d’Orléans d’écrire son traité De Spiritu sancto, et réunit le concile d’Aix-la-Chapelle (novembre 809). Le concile approuva l’écrit de Théodulphe, se prononça pour la doctrine du Filioque et probablement aussi pour le maintien de l’addition dans le symbole. C’est du moins ce qui paraît résulter de ce que nous allons dire.
A la suite du concile en effet, Charles envoya au pape une ambassade comprenant l’évêque de Worms, Bernhard, Adélard abbé de Corbie et Smaragde abbé de Saint-Mihiel, et qui lui portait, avec les actes du synode, un écrit de Smaragde en faveur de la doctrine du Filioque. Les envoyés devaient solliciter du pape l’autorisation formelle de chanter le symbole de Constantinople avec l’addition incriminée par les Grecs. Une relation de l’entrevue de Léon III et des ambassadeurs a été conservée par Smaragde. Le pape approuva complètement la doctrine de la procession du Saint-Esprit a Filio ; mais il fut inflexible sur l’addition du Filioque au symbole et le chant du symbole avec cette addition. Il n’aurait pas approuvé ces innovations, dit-il, si on l’eût consulté d’avance ; mais, puisque le mal était fait, il n’y voyait qu’un remède : c’était de laisser la chose tomber dans l’oubli en cessant complètement de chanter le symbole dans la chapelle impériale, puisque aussi bien on ne le chantait pas à Rome.
Cette solution ne pouvait satisfaire l’empereur. Il n’en tint aucun compte, et, sous son règne et celui de ses successeurs, non seulement le chant du symbole avec l’addition fut continué dans la chapelle du palais, mais il se répandit peu à peu dans les Églises de France et d’Allemagne. On en a pour témoins Walafrid Strabon († 849) et Énée de Paris, qui écrivait entre 867 et 870.
Le pape n’eut d’autre ressource que de protester. Léon III le fit d’une façon originale, en ordonnant de suspendre à la confession de saint Pierre deux écus d’argent qui portaient, l’un en grec, l’autre en latin, le texte du symbole de Constantinople tel qu’on le récitait à Rome, sans l’addition. Ses successeurs persistèrent dans son attitude et, jusqu’au xie siècle, le chant du symbole n’entra pas, à Rome, dans l’ordo de la messe. Il n’y fut reçu qu’en l’an 1014, à la suite des instances faites par l’empereur Henri II le Saint (1002-1024) auprès du pape Benoît VIII (1012-1024). L’usage espagnol finissait par triompher.
Si les papes s’étaient si énergiquement refusés à introduire dans le symbole l’expression d’une doctrine que d’ailleurs ils approuvaient, ce n’était pas seulement chez eux fidélité à la tradition, c’était aussi précaution de prudence contre les récriminations des Grecs, dont l’opposition à la doctrine comme à la formule du Filioque commençait à se faire jour. On a vu plus haut que saint Maxime avait déjà dû disculper aux yeux de ses compatriotes le pape Martin Ier pour une formule analogue, et plaider l’équivalence des deux façons de parler ἐξ υἱοῦ et δι᾽ υἱοῦ. L’incident n’eut pas de suite. On a supposé pourtant, non sans vraisemblance, que l’insistance avec laquelle saint Jean Damascène rejette la procession du Saint-Esprit ἐκ τοῦ υἱοῦ n’allait pas sans quelque intention de protester contre le langage des Latins, dont il saisissait imparfaitement la portée.
Quoi qu’il en soit, le heurt inévitable sur ce point entre les deux Églises se produisit pour la première fois à Gentilly. En 767 il s’y tint un concile auquel assistaient quelques envoyés grecs de Constantin Copronyme à Pépin. L’objet principal du concile était la question des images, mais on sait par Adon que la question de la procession du Saint-Esprit y fut aussi discutée : « Facta est tune temporis synodus, anno incarnationis Domini septingentesimo sexagesimo septimo, et quaestio ventilata inter Graecos et Romanos de Trinitate, et utrum Spiritus sanctus, sicut procedit a Patre, ita procedat a Filio. »
Nous ne sommes pas davantage renseignés sur cette discussion ni sur la conclusion qui lui fut donnée ; mais elle eut, en toute hypothèse, pour résultat de faire ressortir le dissentiment au moins verbal des deux Églises, et sans doute de les rendre soupçonneuses vis-à-vis l’une de l’autre. Ce dissentiment cependant pouvait s’atténuer par une sage réserve dans les affirmations, et une exégèse intelligente et large, comme celle de saint Maxime, pouvait le rendre inoffensif. C’était, semble-t-il, la pensée des papes ; et aussi voit-on les-envoyés d’Hadrien au VIIe concile général accepter sans difficultés comme orthodoxe la profession de foi de Tarasius qui déclarait croire en la procession du Saint-Esprit ἐκ τοῦ πατρὸς δι᾽ υἱοῦ. Mais Charlemagne n’était pas l’homme de la diplomatie théologique. Puisque saint Augustin avait enseigné que le Saint-Esprit procède du Fils, toutes les Églises le devaient enseigner avec lui ; et puisque les Grecs semblaient adopter un langage différent, il fallait hautement proclamer contre eux, et par une addition au symbole, qu’ils étaient dans l’erreur. Les Livres carolins (iii, 3, 8) attaquèrent donc vivement cette même profession de foi de Tarasius, et la déclarèrent inacceptable. Hadrien la défendit, en faisant remarquer la façon de parler des anciens Pères, grecs et latins. La réponse du roi fut la décision du concile de Frioul (706 ou 707), adoptant l’addition du Filioque « propter eos videlicet haereticos qui susurrant Spiritum sanctum solius esse Patris, et a solo procedere Patre ».
On peut dire que le coup était droit, contre les Grecs, bien qu’ils ne fussent pas nommés. A leur tour, ils prirent l’offensive dans les troubles de Bethléem de 808, et accusèrent d’hérésie les moines latins qui chantaient le Credo avec le Filioque. On sait, la suite, et comment le pape Léon III, tout en, approuvant la foi des Latins et la doctrine que ces mots supposent, refusa de les admettre dans le symbole officiel ; comment au contraire, de son côté, Charles fit définir la doctrine et adopter l’addition du Filioque par le concile d’Aix-la-Chapelle (809).
L’incident de Bethléem ne paraît pas avoir suscité d’autre émoi en Orient, et la controverse entre Grecs et Latins, dont le règne de Charlemagne n’avait vu que les débuts, s’assoupit, jusqu’à l’éclat de Photius de Constantinople en 867. Mais elle entra dès lors dans une période aiguë dont on peut dire qu’elle n’est plus sortie. Plusieurs fois réunie, depuis à l’Église latine, l’Église grecque ne l’a jamais été que d’une façon lâche et éphémère, et à chaque rupture, le différend du Filioque a été invoqué par elle comme une cause d’obligatoire séparation.