Il nous reste encore à traverser une époque de persécutions générales, surtout dans la province du Languedoc : heureusement elle dura peu, et ce fut la dernière.
L’auteur de ces nouvelles poursuites était un seigneur célèbre par ses aventures galantes, le plus brillant épicurien du dix-huitième siècle, un incrédule qui protégeait Voltaire et que Voltaire encensait, le maréchal de Richelieu en un mot. Assurément, de tous les rôles qu’il pouvait jouer, aucun ne lui convenait moins que celui d’inquisiteur de la foi.
Il avait depuis longtemps, comme gouverneur du Languedoc, témoigné quelque bienveillance pour les religionnaires, lorsque tout à coup, au mois de février 1754, il fit afficher dans les principales villes ou bourgades des diocèses de Montpellier, Nîmes, Uzès et Alais un ban, ou instruction aux commandants militaires, qui réveilla toutes les alarmes des protestants. Le maréchal ne parlait plus de rebaptisation ; cette affaire avait trop mal réussi ; mais il s’en prenait aux assemblées du désert, et prétendait leur appliquer les plus rigoureuses dispositions de l’édit de 1724.
L’ordre était donné d’arrêter les nouveaux convertis, réfugiés ou gens suspects, qui viendraient des pays étrangers sans une autorisation expresse. Les assemblées devaient être soumises à la plus stricte surveillance, et dispersées par la force. On devait faire autant de prisonniers qu’on pourrait, s’emparer surtout des prédicants, tirer sur eux s’ils tentaient de fuir, et ne relâcher personne avant d’avoir reçu de nouvelles instructions. Une récompense de mille écus était promise à qui ferait prendre un ministre, et l’on ordonnait d’arrêter tous ceux qui se trouveraient dans la même maison que lui.
Quand ce ban parut, chacun demanda ce qui l’avait provoqué. Une tolérance tacite s’était établie depuis l’affaire de Lédignan. Les réformés avaient repris confiance. Ils se réunissaient paisiblement, sans trop de mystère et sans ostentation, au fond de quelque vallée, ou sur les sommets de leurs montagnes. Leurs relations avec les catholiques devenaient plus faciles ; l’agriculture, l’industrie, le commerce, les revenus de l’Etat, tout y gagnait. Pourquoi donc ce nouvel appel à la force brutale ?
On ne l’a jamais bien su. La mauvaise humeur d’un ministre d’Etat, quelques lettres pressantes du clergé, le caprice ou la vanité d’un gouverneur, qui se flattait peut-être de terminer par d’ingénieuses combinaisons une lutte qui subsistait depuis quatre-vingts ans : cela suffisait, dans ce temps-là, pour commencer la persécution. Mais si le duc de Richelieu avait espéré d’en venir à bout au moyen d’un plan de stratégie, il y fut trompé. Le courtisan de Louis XV avait trop jugé de la conscience des protestants par la sienne.
Quelques assemblées furent momentanément suspendues, d’autres attaquées. Les prisons se remplirent ; la tour d’Aigues-Mortes compta dans son enceinte quelques pauvres femmes de plus ; pourtant le grand nombre ne se soumit point. Richelieu fit part de ses embarras à Versailles et le comte de Saint-Florentin lui répondit : « Le roi juge qu’il faut absolument leur faire perdre le goût et l’habitude de s’assembler. » C’était facile à écrire dans une dépêche ; mais le goût de s’assembler, inhérent à toute foi sincère, était bien autrement fort que la volonté de Louis XV.
Les protestants redoublèrent seulement de précautions dans leurs exercices religieux. On connaissait les jours de sortie des troupes, la direction qu’elles prenaient, le nombre des soldats mis en campagne, le caractère plus ou moins emporté des chefs. Les fidèles étaient avertis, même par des catholiques qui avaient honte de ces violences, et au premier signal d’alarme, ils se dispersaient. Que si, malgré leurs mesures de sûreté, ils étaient surpris, leur cœur acceptait la souffrance.
Ce fut dans une de ces attaques d’assemblées qu’un protestant de Nîmes, Jean Fabre, supplia le chef du détachement de le conduire en prison à la place de son père, vieillard de soixante et dix-huit ans. Le gouverneur de la province envoya la piété filiale au bagne de Toulon, jugeant apparemment que les huguenots n’appartenaient plus à la race humaine. Il fallut que le drame de l’Honnête criminel vînt avertir la cour, les ministres, la France, l’Europe, de cet acte de lèse-humanité. Jean Fabre avait porté sept ans les chaînes du forçat ; il fut rendu à sa famille au mois de mars 1762.
De toutes les autres surprises d’assemblées qui offriraient la répétition des mêmes attentats, nous ne citerons que celle qui eut lieu dans le bas Languedoc, le 8 août 1756. On devait y consacrer trois jeunes gens au ministère de l’Évangile. Cette solennité avait réuni plusieurs pasteurs, et attiré une affluence extraordinaire. Dix à douze mille fidèles étaient venus de toute la contrée. Ils chantaient un psaume, lorsqu’on aperçut un détachement de quinze à dix-huit hommes accourant, l’arme au bras. La multitude, bien que désarmée, aurait pu, de son seul poids, écraser cette poignée d’assaillants. Mais les pasteurs prêchaient toujours la soumission et la patience. Les assistants se lèvent, se précipitent, fuient dans toutes les directions. La troupe tire sur eux ; tous les coups portent ; les uns tombent morts ; d’autres sont blessés ; le reste s’échappe en poussant des cris de douleur ; quelques-uns seulement ramassent à la fin des pierres pour défendre les enfants et les femmes. Les meurtriers restent maîtres du champ de bataille, et une longue traînée de sang marque le lieu de cette assemblée de prière. Est-ce une scène du siècle de Louis XV que nous racontons, ou de celui d’Innocent III et de Simon de Montfort ?
Il périt encore un pasteur dans cette déplorable époque. Etienne Teissier, dit Lafage (car tous les ministres du désert avaient un surnom), fut arrêté près de Castres, dans la métairie d’un protestant nommé Jacques Novis. Averti de l’approche des troupes, il essaya de se sauver par le toit. Un coup de feu lui fracassa le bras et le blessa au menton. Toutes les personnes de la maison furent arrêtées avec lui, entre autres une femme et deux jeunes filles. Les prisonniers suivirent les gardes en chantant les psaumes des assemblées du désert.
On mena Lafage dans la prison d’Alais. « L’abbé Ricard, chanoine à Alais, après avoir fait les plus grandes politesses au prisonnier, jugea à propos d’entamer les discussions de controverse. Il fallut que l’infortuné ministre déclarât qu’il était sans force pour disputer, qu’il était déjà atteint d’une blessure presque mortelle, et qu’il ne pouvait plus songer qu’à faire une heureuse fin. Cependant on admit plusieurs fidèles à la consolation de visiter le martyr. Son père même et l’un de ses frères furent admis auprès de lui ; il les supplia de prier Dieu pour lui, de se soumettre avec une sainte résignation aux ordres de la Providence ; il les assura en outre qu’il était disposé à tout souffrir pour la cause de l’Évangile… Arrivé à Montpellier, le procès de ce ministre fut instruit et consommé avec une rapidité barbare… Cet infortuné, déjà dangereusement blessé par le feu des troupes, fut attaché au gibet sans que les apprêts ni l’instant du supplice eussent altéré la sérénité de son âme. Les soldats qui entouraient l’échafaud ne purent retenir leurs larmes à l’aspect du dernier sacrifice d’une foi si intrépide. L’arrêt de mort fut prononcé par Guignard de Saint-Priest, intendant[b]. »
[b] M. C. Coquerel, Histoire des Églises du désert, t. II, p. 168-170.
Cet administrateur condamna aussi, de sa seule autorité, Jacques Novis, contumace, aux galères perpétuelles, confisqua les deux tiers de ses biens, fit raser de fond en comble sa maison (une maison rasée en 1754 pour avoir abrité un pasteur !), et renvoya la femme et les trois enfants à peu près réduits à mendier leur pain. Tout cela sans l’intervention d’aucun juge ; c’était la sentence d’un commissaire, d’un seul commissaire : la forme de la justice n’y était pas moins outragée que la justice même.
Et ce fait, qui soulèverait aujourd’hui d’indignation de la France entière, n’était pas une iniquité isolée ni exceptionnelle. Les autres provinces, bien que plus ménagées que le Languedoc, parce qu’elles ne renfermaient pas tant de religionnaires, eurent leur part de souffrances et de victimes.
Dans la Saintonge, les protestants se réunissaient dans des granges ou bâtiments écartés, parce que l’intempérie du climat leur eût difficilement permis de célébrer leur culte en plein champ. Or, un jour, l’intendant ordonna de démolir ces lieux d’exercice jusqu’au dernier, et condamna aux galères perpétuelles un pauvre homme pour avoir ouvert aux assemblées la porte de sa maison. Une femme fut condamnée à la réclusion perpétuelle, avec confiscation de biens, quoiqu’elle fût simplement soupçonnée d’avoir donné un asile au pasteur Gibert ; et ce pasteur même, heureusement contumace, avait été condamné, par sentence de l’intendant, à être suspendu au gibet, après avoir fait amende honorable devant la grande porte d’une église catholique. Son neveu devait assister à l’exécution, puis aller aux galères, ainsi que d’autres protestants, convaincus d’avoir accompagné nuitamment le ministre dans ses excursions. Cela se passait en 1756.
Dans la contrée de Montauban, les soldats commirent des violences qui ne se terminaient pas toujours sans effusion de sang, et le parlement de Toulouse imagina d’enjoindre à toutes les personnes mariées au désert de se séparer immédiatement sous peine d’amende et de punition corporelle. C’était dissoudre d’un seul coup des milliers de famille ou les contraindre à payer la bénédiction du prêtre par des actes sacrilèges de catholicité. On ne s’y soumit point, mais il y eut du trouble et de l’angoisse au foyer des religionnaires. L’arrêt du Parlement fit des malheureux, non des catholiques.
La province du Béarn, autrefois si opprimée, la première des provinces où Louis XIII avait réinstallé de force le catholicisme, et Louvois organisé les dragonnades, éprouva de nouvelles calamités en 1757 et 1758. Le gouverneur y mit ses troupes à la disposition du clergé. Les protestants d’Orthez, de Salies, de Bellocq s’enfuirent dans les montagnes, et plus de cent personnes furent décrétées de prise de corps. Les curés y étaient, en général, d’une exigence extrême dans les épreuves qu’ils faisaient subir aux religionnaires. Ceux d’Orthez, outre des dons considérables qu’il fallait leur garantir par-devant notaire, faisaient attendre les époux un an, deux ans, avant de bénir leur mariage. Il s’en rencontra un qui imposa un délai de douze ans.
Dans la Guyenne, les réformés de Sainte-Foy, Bergerac, Tonneins, Clairac, et autres lieux, eurent des dragons à loger, des amendes à payer, des vexations de toute nature à subir. Les idées de rebaptisation et de rebénédiction n’y étaient pas encore abandonnées en 1758.
Le parlement de Bordeaux (Montesquieu, il est vrai, n’y était plus) fît réimprimer la déclaration de 1724, l’envoya à tous les curés du ressort pour en faire lecture publique, et rendit, au mois de novembre 1757, un arrêt ordonnant à ceux qui avaient été mariés par les ministres, ou même par des ecclésiastiques autres que leurs propres curés, de se séparer aussitôt ; leur défendant de se fréquenter à peine de punition exemplaire ; flétrissant leur cohabitation du nom de concubinage ; déclarant leurs enfants illégitimes, et comme tels incapables de toute succession directe ; enjoignant enfin à tous les pères, mères, tuteurs, d’envoyer les enfants aux écoles et catéchismes catholiques jusqu’à l’âge de quatorze ans, et aux instructions des dimanches et fêtes jusqu’à l’âge de vingt ans.
[Un mot d’explication sur la restriction faite pour les ecclésiastiques autres que les propres curés : c’est qu’il y avait déjà des prêtres, ou complaisants ou cupides, qui bénissaient les mariages des réformés à un prix convenu, et sans aucune épreuve. Leur nombre s’accrut à mesure que les mœurs furent plus en désaccord avec les lois. Cela devint une sorte de marché public ; mais les riches seuls pouvaient en profiter. Beaucoup de protestants, d’ailleurs, par, un honorable motif de conscience, ne voulaient pas même accepter l’apparence de l’hypocrisie en demandant l’inscription de leur mariage sur les registres du prêtre.]
Pour surcroît de procédés tyranniques, cet arrêt fut publié pendant plusieurs jours à l’hôtel de la Bourse de Bordeaux, où les plus notables des protestants étaient réunis : « circonstance, » dit une requête que nous avons sous les yeux, « qui d’un côté les abattit si fort que le trouble qu’elle mit dans leurs opérations de commerce faillit à faire chanceler leur crédit, et qui, de l’autre, ne servit qu’à les rendre un objet de haine ou de mépris au menu peuple, toujours extrême dans ses sentiments et étourdi dans ses démarches. »
« Ce ne sont point, » disaient encore les pétitionnaires, « les charges et les honneurs que nous regrettons ; il dépend de Votre Majesté de les dispenser à qui il lui plaît ; mais nous réclamons des droits que la nature nous accorde, et qui doivent être sacrés pour toutes les religions. Il ne faut plus vous le cacher : il y a, sire, dans les ressorts du parlement de Bordeaux, plus de cinquante mille mariages qui sont dans le cas de l’arrêt, et parmi ces mariages il y en a de si anciens qu’un grand nombre a donné naissance à dix ou douze enfants. Voyez, sire, quelle foule de citoyens réduits en un instant au dernier désespoir ! »
Les protestants abordaient enfin la question politique : « Quand un Etat voisin, jaloux de la prospérité de vos armes, tenta vainement, au mois de septembre dernier, de pénétrer en Saintonge et en Aunis, lesquels de vos sujets montrèrent plus de zèle que les protestants pour repousser un ennemi orgueilleux et téméraire ? Vos généraux leur rendirent justice à cet égard. Vos armées de terre et de mer ne sont-elles pas actuellement remplies de soldats, d’officiers et de matelots religionnaires, qui se signalent par leur bravoure et leur fidélité à toute épreuve ? » (3 janvier 1758.)
Cette requête n’empêcha pas l’arrêt du parlement de Bordeaux d’être suivi de cruelles iniquités. Le sénéchal de Nérac condamna cinq protestants aux galères : l’un d’eux était un vieillard de quatre-vingts ans. D’autres, en plus grand nombre, furent enfermés dans les prisons de la Guyenne, du Périgord et de l’Agenois. Les réformés de Sainte-Foy et de Bergerac, outre les dégâts commis par les garnisaires, durent payer au delà de 40 000 livres. On n’osa pas, cependant, exécuter l’arrêt jusqu’au bout : les riches négociants de Bordeaux avaient prononcé le mot d’émigration dans leurs plaintes, et l’intérêt du trésor fit accorder ce que refusaient le fanatisme des prêtres et le despotisme de la cour.