Dans deux endroits, placés très près l’un de l’autre dans la seconde épître de saint Paul aux Corinthiens, l’apôtre affirme qu’il n’est pas « comme plusieurs qui frelatent (καπηλεύοντες) la Parole de Dieu. » (2 Corinthiens 2.17) ; et bientôt après il répudie la société de ceux qu’on peut accuser de « falsifier la parole de Dieu » (δολοῦντες, 2 Corinthiens 4.2) : ni l’un ni l’autre de ces mots ne reparaissent dans le N. T. Il est évident, d’après le contexte, aussi bien que d’après le caractère des mots eux-mêmes, que les idées qu’ils expriment doivent être bien rapprochées les unes des autres ; souvent on affirme ou l’on prétend que ces vocables sont absolument identiques ; c’est l’opinion de tous les traducteurs qui n’ont qu’un terme pour les deux mots ; la Vulgate, par exemple, traduit par « adultérantes » dans les deux endroits : Chrysostome explique καπηλεύειν par νοθεύειν. Mais il y a certainement erreur. En y regardant de plus près on trouvera que καπηλεύειν parcourt tout le champ de δολοῦν, mais qu’il va encore un peu plus loin : et cela soit dans le sens littéral, soit dans le sens figuré que lui communique saint Paul en l’employant.
Il n’est pas difficile de faire l’histoire de καπηλεύειν. Le κάπηλος est proprement le regrattier ou petit marchand en tant qu’opposé à l’ἔμπορος ou marchand qui vend ses produits, non en détail, mais en gros ; les deux mots se trouvent unis, Siracide 26.29 ; mais, tandis que κάπηλος peut exprimer un colporteur quelconque, il désigne surtout le vendeur de vin en détail (Lucian., Hermot. 58). Exposés à de si fortes et de si nombreuses tentations, dans lesquelles il était facile à ces marchands de tomber (Siracide 26.29), comme de mêler de l’eau à leur vin (Ésaïe 1.22), de donner une mesure insuffisante, ces vendeurs se laissaient prendre si généralement à ces pièges, que κάπηλος et καπηλεύειν, comme « caupo » et « cauponari », devinrent des termes de mépris. Καπηλεύειν marque ainsi un honteux trafic quelconque, comme fait κάπηλος (Plato, Rep. 7.525.d ; Protag. 313.d ; Becker, Charikles, 1840, p. 256). Mais il est d’emblée évident que δολοῦν n’est qu’une partie de καπηλεύειν, n’exprimant que l’action de frelater le vin en y mêlant une matière étrangère, et qu’il ne présente pas l’idée que cette fraude s’opère avec l’intention de réaliser un gain déshonnête. Il y a plus, on pourrait dire que le mot n’exprime qu’en partie l’action de frelater, à en juger par l’extrait suivant de Lucien (Hermot. 59) : οἱ φιλόσοφοι ἀποδίδονται τὰ μαθήματα ὥσπερ οἱ κάπηλοι κερασάμενοί γε οἱ πολλοί καὶ δολώσαντες καὶ κακομετροῦντες ; car ici δολοῦν n’est qu’une partie de la tromperie à laquelle se livre le κάπηλος par les produits qu’il vend.
Mais que cela vaille ou non la peine d’être signalé, il est bien certain que, tandis que dans δολοῦν il n’y a rien de plus que la simple falsification, il y a dans καπηλεύειν, outre la falsification, l’intention de réaliser, par son moyen, un gain déshonnête. Assurément voilà dans le péché des faux docteurs, un fait dont saint Paul, en répudiant leur καπηλεύειν, avait l’intention de se séparer pour son compte. En autant de mots et de la manière la plus énergique, il répudie encore ce fait, dans la même épître (2 Corinthiens 12.14 ; cf. Actes 20.33), et cela avec d’autant plus de force que cette fraude est le trait par lequel l’Écriture caractérise continuellement les faux prophètes et les faux apôtres (car c’est ainsi que l’être le plus vil s’attache à celui qui est plus élevé et que l’infidélité dans les choses les plus hautes expose aux plus basses tentations), comme des gens qui, par leurs convoitises, trafiquent des âmes ; ainsi que saint Paul lui-même le déclare, Tite 1.11 ; Philippiens 3.19 ; cf. 2 Pierre 3.14-15 ; Jude 1.11, 16 ; Ézéchiel 13.19 ; voy. Ignace (Ad. Magnes ch. 9, dans la plus longue recension), où, sans doute, à propos de notre passage, et pour montrer de quelle manière il le comprenait, ce Père décrit les faux docteurs comme χρηματολαιλαπες, et comme χριστέμποροι τὸν Ἰησοῦν πωλοῦντες καὶ καπηλεύοντες τὸν λόγον τοῦ εὐαγγελίου. Certes, nous avons ici une différence qu’il vaut bien la peine de ne pas passer sous silence. On aurait sans doute pu accuser les faux docteurs chez les Galates d’être des δολοῦντες τὸν λόγον, mêlant, comme ils le faisaient, de vaines traditions humaines à la pure parole de l’Evangile ; bâtissant sur le foin, la paille et le chaume avec l’argent de cet Evangile, avec son or et ses pierres précieuses, mais il n’y a rien qui nous justifierait d’accuser ces hommes d’être des καπηλεύοντες τὸν λόγον τοῦ Θεοῦ, d’accomplir le mal pour l’amour d’un gain déshonnête (voyez Deyling, Obss. Sac. vol. 4, p. 636).
Je ne puis m’empêcher de citer ici un passage remarquable du sermon de Bentley, Sur le Papisme (Works, vol. 3, p. 242), dans lequel il maintient avec force la distinction que j’ai essayé de tracer : « Dans 2 Corinthiens 2.17 καπηλεύοντες renferme une idée complexe et un sens étendu ; καπηλεύειν comprend toujours δολοῦν ; mais δολοῦν ne va jamais aussi loin que καπηλεύειν, qui, outre la signification de falsifier, comprend l’idée accessoire d’un lucre injuste, de gain, de profil, d’avantage. Cela est clair d’après le mot κάπηλος, appellation toujours infâme et qui désigne l’avarice, l’escroquerie ; « perfidus hic caupo », dit le poète comme caractère général du mot. De là καπηλεύειν, par une métaphore facile et naturelle, en vint à signifier tromper et gagner dans un mauvais sens ; καπηλεύειν τὸν λόγον, dit l’apôtre ici ; les anciens Grecs avaient : καπηλεύειν τὰς δίκας τὴν εἰρήνην τὴν σοφίαν τὰ μαθήματα, corrompre et vendre la justice, acheter la paix, prostituer la science et la philosophie pour du gain. Tromper et falsifier font, on le voit, partie de la notion de καπηλεύειν, mais l’idée essentielle est un vil lucre. Ainsi « cauponari » a ce sens dans le fameux, passage d’Ennins, où Pyrrhus refuse l’offre d’une rançon pour ses captifs et les restitue gratuitement :
Non mihi auruin posco, nec mihi pretium dederitis,
Non cauponanti bellum, sed belligeranti.
C’est encore ainsi que les Pères expliquent notre passage. En sorte, qu’en résumé, ce que saint Paul dit des καπηλεύοντες τὸν λόγον, pourrait se rendre par un mot classique λογέμποροι, ou λογοπρᾶταιa, où l’idée de gain et de profit est l’idée principale. Aussi, pour rendre justice à notre texte, ne devons-nous pas traduire timidement : « falsifiant la parole de Dieu », mais nous devons y ajouter, pour compléter la pensée : « falsifiant la parole de Dieu pour un vil lucre. »
a – Ainsi λογοπῶλοι dans Philon, Cong. Erud. Grat. 10.