Farel avait plus de travail qu'il n'en pouvait exécuter, non seulement dans Genève qui lui tenait si fort à cœur, mais dans plusieurs autres endroits on réclamait sa présence. Christophe Fabri, qui combattait à Thonon, le suppliait de venir à son aide. Farel s'y rendit, mais il fut bientôt rappelé par le Conseil de Genève qui assurait que personne ne pouvait le remplacer dans la ville. Il y aurait eu place, là et ailleurs, pour des armées d'évangélistes et de docteurs.
Durant le cours de ce printemps, Farel avait lu un livre écrit en français et intitulé : « L'Institution de la religion chrétienne. » L'auteur était un jeune Picard, cousin de Robert Olivétan. Jean Calvin s'était converti à Dieu et Farel avait lu son livre avec grand plaisir.
Un soir de juillet 1536, un jeune Français habitant Genève arriva en toute hâte vers Guillaume Farel et lui dit : « Jean Calvin est ici, il vient de descendre de la diligence ; il passe la nuit à l'hôtel, mais il repart demain pour Strasbourg. » Farel se rendit immédiatement à l'hôtel indiqué ; il y trouva un jeune homme de vingt-sept ans, pâle, maigre, à l'air grave et maladif, c'était Jean Calvin. « N'allez pas à Strasbourg, lui dit Farel, restez ici pour m'aider. »
Le jeune homme refusa d'abord, alléguant sa mauvaise santé et son désir de repos. D'ailleurs, il avait besoin d'étudier plutôt que d'enseigner ; il était timide et ne vaudrait rien pour le service public. Farel, regardant l'étranger avec sévérité, lui dit : « Jonas aussi voulut fuir le Seigneur, mais l'Éternel le jeta dans la mer. » Calvin répliqua qu'il ne pouvait pas rester, qu'il avait besoin de repos et d'étude, qu'à Genève il serait sans cesse dérangé et ne pourrait étudier.
Alors Farel, fixant ses yeux étincelants sur le jeune homme, et plaçant les mains sur sa tête, lui dit de sa voix de tonnerre : « Que Dieu maudisse votre repos et vos études, si vous leur sacrifiez l'œuvre que Dieu vous appelle à faire. »
Calvin était muet et tremblant ; il raconta plus tard qu'il lui sembla que la main de Dieu s'appesantissait sur lui du ciel et qu'elle le fixait malgré lui dans cette ville qu'il était si impatient de quitter. Enfin il dit : « Eh bien, je resterai à Genève, que la volonté de Dieu soit faite. »
Farel agit-il entièrement selon Dieu en cette affaire ? Si c'était vraiment la pensée du Seigneur que Calvin restât à Genève, les malédictions et les menaces de Farel étaient-elles nécessaires pour arriver à ce but ? Et si c'était la volonté de Farel qui retenait Calvin, il eût bien mieux valu que son jeune compatriote allât s'ensevelir dans l'étude, à Strasbourg ou ailleurs.
Farel s'était confié en Dieu pour délivrer Genève des armées de Savoie, et il crut ne pouvoir se passer de Calvin pour combattre le péché, le monde et le diable dans la ville qui lui était chère.
Peut-être Genève avait-elle pris dans le cœur de Farel une place trop grande ? Depuis plusieurs années, après Christ, c'était Genève qui occupait le plus ses pensées. Il avait prié, travaillé, risqué sa vie à plusieurs reprises, supporté l'opprobre et la persécution pour sa bien-aimée ville.
Souvent, même l'œuvre que nous faisons pour le Seigneur devient un piège et une pierre d'achoppement pour nos âmes. Nous ne sommes guère disposés à accomplir les commandements du Seigneur sans voir le fruit de notre travail et à dire comme le Serviteur par excellence : « J'ai travaillé en vain, j'ai consumé ma force inutilement et sans fruit ; toutefois, mon droit est avec l'Éternel et mon œuvre est auprès de mon Dieu. »
L'erreur commise par Farel doit être signalée surtout à ceux qui s'occupent du salut des pécheurs. Lorsque nous sommes prêts à donner nos vies pour le bien des âmes, il faut une foi bien grande pour demeurer tranquille en nous confiant à l'Éternel.