Un prince étranger – Conseil des politiques – Conférence entre le confesseur et le chancelier – Inutilité de ces manœuvres – Activité d’Aléandre – Paroles de Luther –Charles se rend au pape
Mais tout cela importait peu aux politiques. Quelle que fût la haute idée que Charles se faisait de la dignité impériale, l’Allemagne n’était point le centre de ses intérêts et de sa politique. Il ne comprenait ni la langue ni l’esprit allemand. Il fut toujours un duc de Bourgogne, qui à plusieurs autres sceptres joignait la première couronne de la chrétienté. Chose remarquable ! au moment de sa transformation la plus intime, l’Allemagne se donnait pour chef un prince étranger, aux yeux duquel les besoins et les tendances de la nation n’avaient qu’une importance secondaire. Le mouvement religieux n’était point sans doute indifférent au jeune Empereur, mais il n’avait de signification pour lui qu’en tant qu’il menaçait le pape. La guerre entre Charles et la France ne pouvait être évitée ; cette guerre devait avoir lieu principalement en Italie. L’alliance du pape devenait donc toujours plus nécessaire aux projets de Charles. Il eût voulu ou détacher Frédéric de Luther, ou satisfaire le pape sans blesser Frédéric. Plusieurs de ceux qui l’entouraient montraient, dans l’affaire du moine augustin, cette froideur dédaigneuse que les hommes politiques affectent d’ordinaire quand il s’agit de religion. « Rejetons les partis extrêmes, disaient-ils. Enlaçons Luther par des négociations, et réduisons-le au silence en lui cédant quelque chose. Étouffer, et non attiser, voilà la vraie marche à suivre. Si le moine se prend au filet, nous sommes vainqueurs ! En acceptant une transaction, il se sera interdit et perdu lui-même. On décrétera pour l’apparence quelques réformes extérieures ; l’Électeur sera satisfait ; le pape sera gagné ; et les choses reprendront leur cours ordinaire. »
Tel est le projet que formèrent les intimes de l’Empereur. Les docteurs de Wittemberg paraissent avoir deviné cette politique nouvelle. Ils essayent en cachette de gagner les esprits, dit Mélanchthon, et travaillent dans les ténèbresv. » Le confesseur de Charles-Quint, Jean Glapion, homme considéré, courtisan habile, moine plein de finesse, se chargea de l’exécution du projet. Glapion possédait toute la confiance de Charles, et ce prince, suivant en cela les mœurs espagnoles, lui remettait presque entièrement le soin des affaires qui se rapportaient à la religion. Dès que Charles eut été nommé empereur, Léon X s’était empressé de gagner Glapion par des faveurs auxquelles le confesseur avait été très sensiblew. Il ne pouvait mieux répondre aux grâces du Pontife qu’en réduisant l’hérésie au silence, et il se mit à l’œuvrex.
v – « Clanculum tentent etexperiantur… » (Corp. Reform., I, p. 281, 3 février.)
w – « Benignis officiis recens a Pontifice delinitus. (Pallavicini, I, p. 90.)
x – « Et sane in eo toto negotio singulare probitatis ardorisque specimen dedit. » (Ibid.)
Parmi les conseillers de l’Électeur se trouvait le chancelier Grégoire Bruck, ou Pontanus, homme plein de lumières, de décision, de courage, qui en savait plus en théologie que tous les docteurs, et dont la sagesse pouvait tenir tête à la ruse des moines de la cour de Charles-Quint. Glapion, connaissant l’influence du chancelier, lui demanda un entretien, et s’approchant de lui, comme s’il eût été l’ami du réformateur : « Je fus rempli de joie, lui dit-il avec un air de bienveillance, quand, en lisant les premiers écrits de Luther, je reconnus en lui un arbre vigoureux, qui avait poussé de beaux rameaux et qui promettait à l’Église les fruits les plus précieux. Plusieurs, il est vrai, ont reconnu avant lui les mêmes choses ; toutefois nul, si ce n’est lui, n’a eu le noble courage de publier sans crainte la vérité. Mais quand je lus son livre sur la Captivité de Babylone, il me sembla qu’on me rouait de coups et qu’on me brisait de la tête aux pieds. Je ne crois pas, ajouta le moine, que le frère Martin s’en déclare l’auteur ; je n’y trouve ni son style ni sa science… » Après quelque discussion, le confesseur poursuivit : « Introduisez-moi auprès de l’Électeur, et je lui exposerai en votre présence les erreurs de Luther. »
Le chancelier répondit que les occupations de la Diète ne laissaient pas de loisir à Son Altesse, qui d’ailleurs ne se mêlait point de cette affaire. Le moine se vit avec peine débouté de sa demande. « Au reste, lui dit le chancelier, puisque vous dites vous-même qu’il n’y a pas de mal sans remède, expliquez-vous. »
Prenant alors un air confidentiel, le confesseur répondit : « L’Empereur désire ardemment voir un homme tel que Luther réconcilié avec l’Église ; car ses livres (avant la publication du traité sur la Captivité de Babylone) ont passablement plu à Sa Majestéy… La colère que la bulle causait à Luther lui a seule sans doute dicté ce dernier écrit. Qu’il déclare n’avoir point voulu troubler le repos de l’Église, et les savants de toutes les nations se rangeront avec lui — Procurez-moi une audience de Son Altesse. »
y – « Es haben dessen Bücher Ihro Majestät… um etwas gefallen… » (Archives de Weimar. Seckend., p. 315.)
Le chancelier se rendit auprès de Frédéric. L’Électeur savait bien qu’une rétractation quelconque était impossible : « Dites au confesseur, répondit-il, que je ne puis condescendre à sa requête, et continuez la conférence. »
Glapion reçut ce message avec de grandes démonstrations de respect, et, changeant de batteries, il dit : Que l’Électeur nomme quelques hommes de confiance pour délibérer sur cette affaire.
le chancelier
L’Électeur ne prétend point défendre la cause de Luther.
le confesseur
Eh bien, vous, du moins, traitez-en avec moi… Jésus-Christ m’est témoin que je fais tout cela par amour pour l’Église et pour Luther, qui a ouvert tant de cœurs à la véritéz.
Le chancelier, ayant refusé de se charger d’une tâche qui était celle du réformateur, se disposa à se retirer. « Restez, » lui dit le moine.
z – « Der andern das Hertz zu vielem Guten eröffnet… » (Seckend., p. 315.)
le chancelier
Qu’y a-t-il donc à faire ?
le confesseur
Que Luther nie d’être l’auteur de la Captivité de Babylone.
le chancelier
Mais la bulle du pape condamne tous ses autres ouvrages.
le confesseur
C’est à cause de son opiniâtreté. S’il rétracte son livre, le pape, dans sa toute-puissance, peut facilement le remettre en grâce. Quelles espérances ne pouvons-nous pas concevoir maintenant, que nous avons un si excellent Empereur !…
S’apercevant que ces paroles faisaient quelque effet sur le chancelier, le moine se hâta d’ajouter : « Luther veut toujours argumenter d’après la Bible. La Bible… elle est comme de la cire, et se laisse étendre et plier comme l’on veut. Je me fais fort de trouver dans la Bible des opinions plus étranges encore que celles de Luther. Il se trompe quand il change en commandements toutes les paroles de Jésus-Christ. » Puis, voulant agir aussi par la crainte sur son interlocuteur, il ajouta : « Qu’arriverait-il si aujourd’hui ou demain l’Empereur en venait aux armes ?… Pensez-y. » Il permit ensuite à Pontanus de se retirer.
Le confesseur préparait de nouveaux pièges. « Quand on aurait vécu dix ans avec lui, disait Érasme, on ne le connaîtrait pas encore. »
« Quel excellent livre que celui de Luther sur la liberté du chrétien ! dit-il au chancelier quand il le revit quelques jours après ; que de sagesse ! que de talent ! que d’esprit ! C’est ainsi que doit écrire un vrai savant… Qu’on choisisse de part et d’autre des hommes irréprochables, et que le pape et Luther s’en remettent à leur jugement. Nul doute que Luther n’ait le dessus sur plusieurs articlesa. J’en parlerai avec l’Empereur lui-même. Croyez-moi : ce n’est pas de mon chef que je vous dis ces choses. J’ai dit à l’Empereur que Dieu le châtierait, ainsi que tous les princes, si l’Église, qui est l’épouse de Christ, n’était pas lavée de toutes les taches qui la souillent. J’ai ajouté que Dieu lui-même avait suscité Luther, et lui avait ordonné de reprendre vivement les hommes, se servant de lui comme d’une verge pour punir les péchés du mondeb. »
a – « Es sey nicht zu zweifeln dass Lutherus in vielen Artickeln werde den Sieg davon tragen… » (Seck., p. 319.)
b – « Dass Gott diesen Mann gesandt… dass er eine Geissel eeye umder Sünden willen. » (Weymar. Archiv — Seckend., p.320.)
Le chancelier, entendant ces paroles (qui reproduisent les impressions du temps, et qui montrent quelle opinion on avait alors de Luther, même parmi ses adversaires), crut devoir exprimer son étonnement de ce qu’on ne témoignait pas plus d’égards à son maître. On délibère chaque jour chez l’Empereur sur cette affaire, dit-il, et l’Électeur n’y est pas invité. Il lui semble étrange que l’Empereur, qui lui doit quelque reconnaissance, l’exclue de ses conseils.
Je n’ai assisté qu’une seule fois à ces délibérations, et j’ai entendu l’Empereur résister aux sollicitations des nonces. D’ici à cinq ans on aura vu ce que Charles aura fait pour la réformation de l’Église.
« L’Électeur, répondit Pontanus, ignore les intentions de Luther. Qu’on le fasse venir et qu’on l’entende. »
Le confesseur répondit en soupirant profondémentc : « Je prends Dieu à témoin de l’ardent désir qui m’anime de voir s’accomplir la réformation de la chrétienté. »
c – « Glapio that hierauf einen tiefen Seufzer, und rufte Gott zum Zeugen… » (Seckend., p. 321.)
Traîner l’affaire en longueur, fermer en attendant la bouche à Luther, voilà tout ce que se proposait Glapion. En tout cas, que Luther ne vienne pas à Worms. Un mort revenant de l’autre monde, et apparaissant au milieu de la Diète, eût moins effrayé les nonces, les moines et toute l’armée du pape, que la vue du docteur de Wittemberg.
« Combien de jours faut-il pour se rendre de Wittemberg à Worms ? » demanda le moine au chancelier, en affectant un air indifférent ; puis, priant Pontanus de présenter à l’Électeur ses très humbles salutations, il le quitta.
Telles furent les manœuvres des courtisans. La fermeté de Pontanus les déjoua. Cet homme juste fut inébranlable comme un roc dans toutes les négociations. Au reste, les moines romains tombaient eux-mêmes dans les pièges qu’ils tendaient à leurs ennemis. « Le chrétien, disait Luther dans son langage figuré, est comme l’oiseau que l’on attache près d’une trappe. Les loups et les renards tournent autour et s’élancent pour le dévorer ; mais ils tombent dans le trou et périssent, tandis que l’oiseau timide demeure en vie. C’est ainsi que les saints anges nous gardent, et que les loups dévorants, les hypocrites et les persécuteurs ne peuvent nous faire aucun mald. » non seulement les artifices du confesseur furent inutiles, mais encore ses aveux affermirent Frédéric dans la pensée que Luther avait raison, et que son devoir était de le défendre.
d – « Luth. Op. (W.), XXII, p. 1635.
Les cœurs inclinaient toujours plus vers l’Évangile. Un prieur des dominicains proposa que l’Empereur, les rois de France, d’Espagne, d’Angleterre, de Portugal, de Hongrie et de Pologne, le pape et les électeurs nommassent des représentants auxquels on confierait la décision de cette affaire. « Jamais, disait-il, on ne s’en est rapporté au pape seule. » Les dispositions des esprits devenaient telles, qu’il semblait impossible de condamner Luther sans l’entendre et le convaincref.
e – « Und niemals dem Papstallein geglaubt. » (Seck., p. 323.)
f – « Spalatinus scribit tantum favoris Evangelio esse istic, ut me inauditum et inconvictum damnari non speret. » (Luth. Ep. I, p. 556, du 9 février.)
Aléandre s’en inquiéta, et déploya une énergie toute nouvelle. Ce n’est plus seulement à l’Électeur et à Luther qu’il doit tenir tête. Il voit avec horreur les négociations secrètes du confesseur, la proposition du prieur, le consentement des ministres de Charles, l’extrême froideur de la piété romaine chez les amis les plus dévoués du pontife, « en sorte qu’on eût cru, dit Pallavicini, qu’un torrent d’eau glacée avait passé par-dessusg. » Il avait enfin reçu de Rome de l’or et de l’argent ; il avait en main les brefs énergiques adressés aux hommes les plus puissants de l’Empireh. Craignant de voir échapper sa proie, il comprit que c’était le moment d’un coup décisif. Il remit les brefs ; il répandit l’or et l’argent à pleines mains ; il distribua les promesses les plus attrayantes ; et armé de cette triple industrie, dit l’historien cardinal, il s’efforça d’incliner de nouveau en faveur du pape l’assemblée chancelante des électeursi. » Mais ce fut surtout l’Empereur qu’il entoura de ses pièges. Il profita des dissensions des ministres belges avec les ministres espagnols. Il obséda le prince. Tous les amis de Rome, réveillés par sa voix, sollicitèrent le jeune Charles. Chaque jour, écrit l’Électeur à son frère Jean, on délibère contre Luther ; on demande qu’il soit mis au ban par le pape et par l’Empereur ; on s’efforce de toutes manières de lui nuire. Ceux qui font parade de leurs chapeaux rouges, les Romains, avec toute leur secte, déploient pour cette œuvre un zèle infatigablej. » En effet, Aléandre pressait la condamnation du réformateur avec une violence que Luther appelle une merveilleuse furiek. Le nonce apostatl, comme le nomme Luther, entraîné par la colère au delà des bornes de la prudence, s’écria même un jour : « Si vous prétendez, ô Germains ! secouer le joug de l’obéissance romaine, nous ferons en sorte que, levant les uns contre les autres un glaive exterminateur, vous périssiez tous dans votre propre sangm. — Voilà comment le pape paît les brebis de Christ, » ajoute le réformateur.
g – « Hinc aqua manabat, quæ succensæ pietatis æstum restinguebat. » (Pallavicini, I, p. 96.)
h – « Mandata, pecuniæ diplomata. » (Pallavicini, I, p. 95.)
i – « Triplici hac industria nunc Aleander… » (Ibid.)
j – « Dass thum die in rothen Hütten prangen… » (Seck., 364.)
k – « Mirofurore Papiste moliuntur mihi mala… » (Luth. Ep. I, p. 556.)
l – « Nuntius apostaticus (jeu de mots pour apostolicus) agit summis viribus. » (Ibid., p. 569.)
m – « Ut, mutuis cædibus absumpti, vestro cruore pereatis. » (Luth. Ep. I, p. 556.)
Mais ce n’est pas ainsi qu’il parlait lui-même. Il ne demandait rien pour sa personne. « Luther est prêt, disait Mélanchthon, à acheter au prix de sa vie la gloire et l’avancement de l’Évangilen. » Mais il tremblait en pensant aux désolations dont sa mort pourrait être le signal. Il voyait un peuple égaré venger peut-être son martyre dans le sang de ses adversaires, et surtout des prêtres. Il repoussait une si terrible responsabilité. « Dieu, disait-il, arrête la furie de ses ennemis ; mais si elle éclate — alors on verra fondre sur les prêtres un orage semblable à celui qui a ravagé la Bohême.… J’en suis net, car j’ai demandé avec instance que la noblesse germanique arrêtât les Romains par la sagesse, et non par le glaiveo. Faire la guerre contre des prêtres, peuple sans courage et sans force, c’est la faire contre des femmes et des enfants. »
n – « Libenter etiam morte sua Evangelii gloriam et profectum emerit. » (Corp. Ref., I, p. 285.)
o – « Non ferro, sed consiliis et edictis. » (Luth.Ep. I, p. 563.)
Charles-Quint ne résista pas aux sollicitations du nonce. Sa dévotion belge et espagnole avait été développée par son précepteur, Adrien, qui occupa plus tard le trône pontifical. Le pape lui avait adressé un bref pour le supplier de donner force légale à sa bulle par un édit impérial. « C’est en vain, lui disait-il, que Dieu vous aurait revêtu du glaive de la puissance suprême, si vous ne vous en servez, soit contre les infidèles, soit contre les hérétiques, qui sont bien pires qu’eux. » Un jour donc, au commencement de février, au moment où tout s’apprêtait dans Worms pour un brillant tournoi, et où la tente de l’Empereur était déjà dressée, les princes qui se préparaient à assister à la fête furent invités à se rendre au palais impérial. Là, après leur avoir lu la bulle du pape, on leur présenta un édit sévère, qui ordonnait son exécution. « Si vous savez quelque chose de mieux, ajoutait l’Empereur, suivant la coutume, je suis prêt à vous entendre. »
Alors commencèrent en Diète des débats animés. « Le moine, écrivait un député d’une ville libre d’Allemagne, nous donne beaucoup à faire. Les uns voudraient le mettre en croix, et je pense qu’il n’y échappera pas ; seulement il est à craindre qu’il ressuscite le troisième jour. » L’Empereur avait cru qu’il pourrait publier son édit sans opposition de la part des états ; mais il n’en fut pas ainsi. Les esprits n’y étaient point préparés. Il fallait gagner la Diète. « Convainquez cette assemblée, » dit le jeune monarque au nonce. C’était tout ce que désirait Aléandre ; on lui promit qu’il serait admis en Diète le 13 février.