Histoire de la Réformation du seizième siècle

7. La diète de Worms

1521 (janvier – mai)

7.1

Victoire de la Parole de Dieu – La Diète à Worms – Difficultés – Charles demande Luther –L’Électeur à Charles-Quint – État des esprits – Frayeur d’Aléandre – L’Électeur part sans Luther – Aléandre réveille Rome – Excommunication du pape et communion de Christ – Fulmination de la bulle – Les motifs de Luther dans la Réforme

La Réformation, commencée par les luttes d’une âme humble, dans une cellule d’un couvent d’Erfurt, n’avait cessé de grandir. Un homme obscur, portant en sa main la Parole de vie, s’était tenu debout en présence des grandeurs du monde, et elles avaient chancelé. Il avait opposé cette Parole, d’abord à Tetzel et à sa nombreuse armée : et ces vendeurs avides, après quelques instants de lutte, s’étaient enfuis ; ensuite au légat de Rome, à Augsbourg : et le légat, interdit, avait laissé échapper sa proie ; plus tard, aux champions de la science dans les salles de Leipzig : et les théologiens, étonnés, avaient vu les armes du syllogisme se briser en leurs mains ; enfin, il l’avait opposée au pape, quand celui-ci, troublé dans son sommeil, s’était levé sur son trône pour foudroyer le moine importun : et cette Parole avait paralysé toute la puissance du chef de la chrétienté. Il lui restait une dernière lutte à soutenir. Elle devait triompher de l’empereur d’Occident, des rois et des princes de la terre ; et alors, victorieuse de toutes les grandeurs du monde, s’élever dans l’Église et y régner comme la Parole même de Dieu.

La nation entière était agitée. Princes et nobles, chevaliers et bourgeois, ecclésiastiques et laïques, villes et campagnes, tout était en lutte. Une puissante révolution religieuse, dont Dieu même était le premier moteur, mais qui avait aussi de profondes racines dans la vie du peuple, menaçait de renverser le chef si longtemps vénéré de la hiérarchie romaine. Une génération nouvelle, d’un esprit grave, profond, actif, énergique, remplissait les universités, les villes, les cours, les châteaux, les campagnes et même souvent les cloîtres. Le sentiment qu’une grande transformation de la société était proche animait tous les esprits d’un saint enthousiasme. Dans quels rapports se trouverait le nouvel Empereur avec ce mouvement du siècle ? et où devait aboutir la redoutable impulsion par laquelle tous se sentaient ensemble entraînés ?…

Une diète solennelle allait s’ouvrir : c’était la première assemblée de l’Empire que devait présider le jeune Charles. Nuremberg, où elle eût dû se tenir, en vertu de la bulle d’or, étant désolée par la peste, c’est à Worms qu’on l’avait convoquée pour le 6 janvier 1521a. Jamais tant de princes ne s’étaient trouvés à la diète ; chacun avait voulu assister à ce premier acte du gouvernement du jeune Empereur ; chacun se plaisait à étaler sa puissance. Le jeune landgrave Philippe de Hesse, entre autres, qui devait plus tard jouer un si grand rôle dans la Réformation, arriva à Worms au milieu de janvier, avec six cents cavaliers, parmi lesquels se trouvaient des hommes célèbres par leur vaillance. Cependant, un plus puissant motif portait les électeurs, les ducs, les archevêques, les landgraves, les margraves, les comtes, les évêques, les barons et les seigneurs de l’Empire, ainsi que les députés des villes et les ambassadeurs des rois de la chrétienté, à couvrir en ce moment de leurs brillants cortèges les chemins qui conduisaient à Worms. On avait annoncé qu’on s’occuperait en diète de la nomination d’un conseil de régence, pour gouverner l’Empire pendant les absences de Charles, de la juridiction de la chambre impériale, et d’autres questions graves ; mais l’attention publique se portait surtout sur une autre affaire, que l’Empereur avait aussi mentionnée dans sa lettre de convocation : c’était celle de la Réformation. Les grands intérêts de la politique pâlissaient devant la cause du moine de Wittemberg. C’était d’elle principalement que s’entretenaient les nobles personnages qui arrivaient à Worms.

a – Sleidan, tome Ier, p. 80.

Tout annonçait que la diète serait difficile et orageuse. Charles, à peine âgé de vingt ans, pâle, d’une santé faible, sachant pourtant monter à cheval avec élégance et rompre une lance tout comme un autre ; d’un caractère peu développé, d’un air grave, mélancolique, quoique d’une expression bienveillante, ne faisait point encore preuve d’un esprit éminent, et semblait n’avoir pas adopté une marche bien arrêtée. L’habile et actif Guillaume de Croï, seigneur de Chièvres, son grand chambellan, son gouverneur et son premier ministre, qui jouissait à la cour d’une autorité absolue, mourut à Worms. De nombreuses ambitions étaient en présence ; beaucoup de passions se heurtaient ; les Espagnols et les Belges cherchaient à l’envi à s’insinuer dans les conseils du jeune prince ; les nonces multipliaient leurs intrigues ; les princes de l’Allemagne parlaient avec courage. On pouvait prévoir une lutte où les sourdes menées des partis joueraient le principal rôleb.

b – Es gieng aber auf diesem Reichstag gar schlüpferig zu… (Sechend., p. 326.)

Au-dessus de toutes ces agitations planait une volonté terrible. La papauté romaine, aussi inflexible que le destin de l’antiquité, n’avait cessé de frapper depuis des siècles les docteurs, les rois, les peuples qui s’étaient opposés à sa marche dominatrice. Une lettre écrite de Rome par un Romain, dans ce mois de janvier 1521, nous révèle quels étaient alors ses desseins. « On ne s’occupera dans votre diète que de Luther, qui nous cause bien plus de dommage que le Turc, dit-il. On s’efforcera de gagner le jeune Empereur par des prières, et les Allemands par des présents et des promesses. Si cela ne nous réussit pas, nous déposerons l’Empereur nous délierons les peuples de l’obéissance qui lui est due ; nous élirons à sa place un prince qui nous convienne ; nous susciterons des guerres civiles entre les Allemands, comme nous venons d’en susciter entre les Espagnolsc ; nous appellerons aux armes le roi de France, le roi d’Angleterre et tous les rois de la terred. Probité, honnêteté, piété, foi, Christ même ; rien ne nous coûtera, pourvu que notre tyrannie soit sauvee. » Il est impossible d’être un peu familier avec l’histoire de la papauté sans reconnaître dans ces paroles hardies le fidèle tableau de sa politique.

cHist. de Charles-Quint, par Robertson, liv. III.

d – Cæsarem deponemus ; populos a subjectione debita liberabimus ; seditionem inter Germanos quemadmodum nunc inter Hispanos concitabimus… Gallum, Anglum et omnes terræ reges ad arma convocabimus. (Riederer Nachrichten, I, 179.)

e – Tantum ut voti compotes evadere valeamus, nihil pensi apud nos erit : non Christus, neque fides, pietas, honestas, probitas, dummodo tyrannis nostra sit salva.(Ibid.)

Charles ouvrit la diète le 28 janvier 1521, fête de Charlemagne. Son âme était pleine de la haute importance de la dignité impériale. Il dit, dans son discours d’ouverture, qu’aucune monarchie ne pouvait se comparer à l’empire romain, auquel l’univers presque entier avait jadis été soumis ; que malheureusement cet empire n’était plus que l’ombre de ce qu’il avait été ; mais qu’au moyen de ses royaumes et de ses alliances puissantes, il espérait le rétablir dans son antique gloire.

Mais aussitôt de nombreuses difficultés se présentèrent au jeune Empereur. Que fera Charles, placé entre le nonce du pape et l’Électeur auquel il doit sa couronne ? Comment ne pas mécontenter Aléandre ou Frédéric ? Le premier sollicitait l’Empereur de faire exécuter la bulle du pape, et le second le suppliait de ne rien entreprendre contre le moine sans l’avoir entendu. Voulant satisfaire ces deux partis opposés, le jeune prince, pendant un séjour à Oppenheim, avait écrit à l’Électeur d’amener Luther à la diète, en l’assurant qu’on ne commettrait à son égard aucune injustice, qu’on n’userait envers lui d’aucune violence, et que des hommes savants y conféreraient avec lui.

Cette lettre de Charles, accompagnée de lettres de Chièvres et du comte de Nassau, jeta l’Électeur dans une grande perplexité. A chaque instant l’alliance du pape pouvait devenir nécessaire au jeune et ambitieux Empereur, et alors c’en était fait de Luther. Si Frédéric conduit à Worms le réformateur, c’est peut-être à l’échafaud qu’il le mène. Et pourtant les ordres de Charles sont précis. L’Électeur ordonna à Spalatin de communiquer à Luther les lettres qu’il avait reçues. « Les adversaires, lui dit le chapelain, mettent tout en œuvre pour hâter cette affairef. »

f – « Adversarios omnia moliri ad maturandum id negotii (Luth. Ep.,1, p. 534.)

Les amis de Luther tremblèrent, mais lui ne trembla pas ; sa santé était alors très faible ; n’importe ! Si je ne puis aller à Worms en santé, répondit-il à l’Électeur, je m’y ferai porter malade. Car si l’Empereur m’appelle, je ne puis douter que ce ne soit l’appel de Dieu même. S’ils veulent employer contre moi la violence, comme cela est vraisemblable (car ce n’est certes pas pour s’instruire qu’ils me font comparaître), je remets la chose entre les mains du Seigneur, Il vit et règne encore, celui qui conserva les trois jeunes hommes dans la fournaise. S’il ne veut pas me sauver, c’est peu de chose que ma vie. Empêchons seulement que l’Évangile ne soit exposé aux railleries des impies, et répandons pour lui notre sang, de peur qu’ils ne triomphent. Sera-ce ma vie ou ma mort qui contribuera le plus au salut de tous ? Ce n’est pas à nous à le décider. Prions Dieu seulement que notre jeune Empereur ne commence pas son règne en trempant ses mains dans mon sang. J’aimerais mieux périr par le glaive des Romains. Vous savez de quels châtiments l’empereur Sigismond fut frappé après le meurtre de Jean Huss. Attendez tout de moi… sauf la fuite et la rétractationg. Fuir, je ne puis, et me rétracter, moins encore. »

g – « Omnia de me prœsumas, præter fugam et palinodiam. (Luth. Ep., I, p. 336.)

Avant de recevoir cette lettre de Luther, l’Électeur avait déjà pris une résolution. Ce prince, qui avançait dans la connaissance de l’Évangile, mettait alors plus de décision dans sa marche. Il comprenait que la conférence de Worms ne pouvait avoir une heureuse issue. « Il me paraît-difficile, écrivit-il à Charles-Quint, d’amener Luther à Worms avec moi ; déchargez-moi de ce souci. Au reste, je n’ai jamais voulu prendre sa doctrine sous ma protection, mais seulement empêcher qu’on ne le condamnât sans l’entendre. Les légats, sans attendre vos ordres, se sont laissés aller à une démarche déshonorante pour Luther et pour moi ; et je crains fort qu’ils n’aient ainsi entraîné Luther à un acte imprudent, qui pourrait l’exposer à de grands dangers s’il paraissait à la diète. » C’était au bûcher qui avait consumé la bulle du pape que l’Électeur faisait allusion.

Mais déjà le bruit de l’arrivée de Luther s’était répandu à Worms. Les hommes avides de nouveauté s’en réjouissaient ; les courtisans de l’Empereur s’en effrayaient ; mais nul ne s’en indigna comme le légat du pape. Aléandre avait pu voir sur la route à quel point l’Évangile annoncé par Luther avait retenti dans toutes les classes de la société. Les lettrés, les jurisconsultes, les nobles, le bas clergé, les ordres réguliers, le peuple, étaient gagnés à la Réformationh. Ces amis de la nouvelle doctrine marchaient la tête levée ; leur parole était hardie ; une invincible terreur glaçait les partisans de Rome. La papauté était encore debout, mais ses soutiens chancelaient ; c’est que leurs oreilles discernaient déjà un bruit de ruine, semblable à ce sourd craquement qui se fait entendre au moment où des montagnes vont s’écrouleri. Aléandre, pendant son voyage à Worms, était souvent hors de lui. S’agissait-il de faire un repas, de coucher quelque part, ni lettrés, ni nobles, ni prêtres, même parmi les amis supposés du pape, n’osaient le recevoir ; et le superbe nonce était obligé de chercher un asile dans des hôtelleries du dernier rangj. Aléandre, effrayé, ne doutait pas que sa tête ne courût de grands périls. Ce fut ainsi qu’il arriva à Worms, et à son fanatisme romain se joignit dès lors le sentiment des injures personnelles qu’il avait reçues. Il mit aussitôt tout en œuvre pour prévenir l’audacieuse comparution du redoutable Luther. « Ne serait-ce pas un scandale, dit-il, que de voir des laïques soumettre à un nouvel examen une cause que le pape a déjà condamnée ? » Rien n’épouvante un courtisan de Rome comme un examen ; et encore celui-ci aurait-il lieu en Allemagne, et non à Rome : quelle humiliation ! quand même la condamnation de Luther serait unanimement prononcée ; mais une telle issue ne paraissait pas certaine. Cette puissante parole de Luther, qui a déjà fait tant de ravages, n’entraînera-t-elle pas dans une inévitable ruine beaucoup de princes et de seigneurs ? Aléandre insista auprès de Charles ; il supplia, il menaça, il parla en nonce du chef de l’Églisek. Charles se rendit, et écrivit à l’Électeur que le temps accordé à Luther étant déjà écoulé, ce moine se trouvait sous l’excommunication du pape ; en sorte que s’il ne voulait point rétracter ses écrits, Frédéric devait le laisser à Wittemberg. Mais déjà ce prince avait quitté la Saxe sans Luther. « Je supplie le Seigneur d’être favorable à notre Électeur, avait dit Mélanchthon en le voyant partir. C’est sur lui que reposent nos espérances pour la restauration de la chrétienté. Ses ennemis osent tout, καὶ πάντα λίτηον κιννησομένουςl ; mais Dieu dissipera le conseil d’Ahithophel. Quant à nous, soutenons notre part du combat par nos enseignements et par nos prières. » Luther s’affligea vivement qu’on lui défendît de comparaître à Wormsm.

h – « Multitudo… turba pauperum, nobilium… grammatici, causidici… inferiores ecclesiastici… factio multorum regularium… (Pallavicini, I, p. 93.)

i – « Hæ omnes conditiones petulanter grassantium… metum cuilibet incutiebant. (Pallavicini, I, p. 93.)

j – « Neminem nactus qui auderet ipsum excipere, ad vilia, sordidaque hospitia aegre divertit. (Ibid.)

k – « Legati romani nolunt ut audiatur homo hæreticus. Minantur multa », (Zw. Ep., p. 137.)

l – « Et il n’y a pas une pierre qu’ils ne remuent. » (Corp. Ref. I, p. 279, 24 janvier.)

m – « Cum dolore legi novissimas Caroli litteras. » (Luth.Ep., I, p. 542.)

Ce n’était pas assez pour Aléandre que Luther ne vînt point à Worms ; il voulait sa condamnation. Il revenait sans cesse à la charge auprès des princes, des prélats, des divers membres de la diète ; il accusait le moine augustin, non seulement de désobéissance et d’hérésie, mais encore de sédition, de rébellion, d’impiété et de blasphème. Mais l’accent même de sa voix décelait les passions dont il était animé. « C’est la haine, c’est l’amour de la vengeance qui l’excitent, disait-on, plutôt que le zèle et la piétén ; » et quelque fréquents, quelque véhéments que fussent ses discours, il ne gagnait personneo. Quelques-uns lui faisaient remarquer que la bulle du pape n’avait condamné Luther que conditionnellement ; d’autres ne cachaient pas entièrement la joie que leur faisait éprouver l’humiliation de l’orgueil romain. Les ministres de l’Empereur d’un côté, les électeurs ecclésiastiques de l’autre, affectaient une grande froideur : ceux-là, afin que le pape sentît davantage le besoin de se liguer avec leur maître ; ceux-ci, afin que le pontife achetât plus cher leur faveur. Le sentiment de l’innocence de Luther dominait l’assemblée ; et Aléandre ne pouvait contenir son indignation.

n – « Magis invidia et vindictæ libidine quam zelo pietatis. (Historia Johannis Cochlœi, de actis et scriptis Martini Lutheri. Parisiis, 1565, p. 27, verso. Cochléus fut toute sa vie un des plus grands ennemis de Luther. Nous le verrons bientôt paraître.)

o – « Vehementibus suis orationibus parum promovit. » (Ibid.)

Mais la froideur de la diète impatientait le légat moins encore que la froideur de Rome. Rome, qui avait eu tant de peine à prendre au sérieux la querelle de « l’Allemand ivre » ne s’imaginait pas qu’une bulle du souverain pontife ne pût suffire à le rendre humble et soumis. Elle avait repris toute sa sécuritép, et n’envoyait plus ni bulle ni bourses. Or comment sans argent venir à bout d’une telle affaireq ? Il faut réveiller Rome. Aléandre pousse un cri d’alarme. « L’Allemagne se détache de Rome, écrit-il au cardinal de Médicis ; les princes se détachent du pape… Encore quelques délais, encore quelques ménagements, et plus d’espérance. De l’argent ! de l’argent ! ou l’Allemagne est perduer. »

p – Negligens quædam securitas Homam pervaserat. Pallavicini, I, p. 94.)

q – « Nec pecunia ad varios pro eadem sumptus. » (Ibid.)

r – Periculum denique amittendæ Germaniæ ex parcimonia monetæ cujusdam. (Pallavicini, I, p. 94.)

A ce cri, Rome s’éveille ; les serviteurs de la papauté, sortis de leur torpeur, forgent en toute hâte au Vatican leurs foudres redoutés. Le pape lance une bulle nouvelles  ; et l’excommunication, dont jusqu’alors on avait seulement menacé le docteur hérétique, est décidément prononcée contre lui et contre tous ses adhérents. Rome, en rompant elle-même le dernier fil qui le rattachait encore à son Église, augmenta la liberté de Luther, et par là même sa force. Foudroyé par le pape, il se réfugia avec un nouvel amour auprès de Jésus-Christ. Rejeté du temple extérieur, il sentit davantage qu’il était lui-même un temple dans lequel Dieu habitait.

s – « Decet romanum Pontificem, etc. » (Roman. Bullarium.)

« C’est une grande gloire, disait-il, que nous pécheurs, en croyant en Jésus-Christ et en mangeant sa chair, nous l’ayons en nous avec toute sa force, sa puissance, sa sagesse, sa justice, selon qu’il est écrit : Celui qui croit en moi, en lui je demeure. Demeure admirable ! merveilleux tabernacle, bien supérieur à celui de Moïse, et tout orné au dedans, d’une manière magnifique, de tapis superbes, de voiles de pourpre et de meubles d’or, tandis qu’au dehors, comme sur le tabernacle que Dieu ordonna de construire au désert de Sinaï, on n’aperçoit qu’une apparence grossière de peaux de bélier ou de poil de chèvre (Exode 26.7, 14). Souvent les chrétiens bronchent, et, à ne les voir qu’extérieurement, ils ne semblent que faiblesse et opprobre. Mais n’importe ! au dedans de cette infirmité et de cette folie habite secrètement une puissance que le monde ne peut connaître, et qui pourtant surmonte le monde ; car Christ demeure en eux. J’ai vu quelquefois des chrétiens qui marchaient en clochant et dans une grande faiblesse ; mais quand venait l’heure de combattre ou de comparaître à la barre du monde, Christ s’agitait soudainement en eux, et ils devenaient si forts et si résolus, que le diable, effrayé, s’enfuyait à leur vuet. »

t – « So regete sich der Christus, dass sieso fest wurden, dass der Teufelfliehen musste. » (Luth. Op., t. IX, p. 613, sur Jean VI, v. 56.)

Une telle heure allait bientôt sonner pour Luther, et Christ, dans la communion duquel il demeurait, ne devait pas lui manquer. En attendant, Rome le rejetait avec violence. Le réformateur et tous ses partisans étaient maudits, quels que fussent leur rang et leur pouvoir, et dépossédés, ainsi que leurs descendants, de tous leurs honneurs et de tous leurs biens. Tout chrétien fidèle, auquel est cher le salut de son âme, doit fuir à la vue de cette tourbe maudite. Partout où l’hérésie s’est introduite, les prêtres doivent les dimanches et les jours de fête, à l’heure où le peuple remplit les églises, publier solennellement l’excommunication. On enlèvera les vases et les ornements de l’autel ; on déposera la croix par terre ; douze prêtres, tenant des torches à la main, les allumeront, puis les jetteront à terre avec violence, et les éteindront en les foulant aux pieds ; alors l’évêque publiera la condamnation de ces impies ; toutes les cloches retentiront ; l’évêque et les prêtres proféreront des anathèmes et des malédictions, et on prêchera avec hardiesse contre Luther et contre ses adhérents.

Il y avait vingt-deux jours que l’excommunication avait été publiée à Rome, et elle n’était peut-être pas encore connue en Allemagne, quand Luther, apprenant qu’on parlait de nouveau de l’appeler à Worms, écrivit à l’Électeur une lettre rédigée de telle manière que Frédéric pût la montrer à la Diète. Luther voulait corriger les idées fausses des princes, et exposer franchement à cet auguste tribunal la nature véritable d’une cause si méconnue. « Je me réjouis de tout mon cœur, Sérénissime Seigneur, dit-il, de ce que Sa Majesté Impériale veut appeler devant elle cette affaire. J’en prends à témoin Jésus-Christ, c’est la cause de la nation germanique, de l’Église catholique, du monde chrétien, de Dieu même… et non d’un seul homme, et surtout d’un homme tel que moiu. Je suis prêt à me rendre à Worms, pourvu qu’on me donne un sauf-conduit et des juges savants, pieux et impartiaux. Je suis prêt à répondre… car ce n’est pas par un esprit téméraire ou pour en retirer quelque profit, que j’ai enseigné la doctrine qu’on me reproche : c’est pour obéir à ma conscience et à mon serment de docteur de la sainte Écriture : c’est pour la gloire de Dieu, pour le salut de l’Église chrétienne, pour le bien de la nation allemande, pour l’extirpation de tant de superstitions, d’abus, de maux, d’opprobre, de tyrannie, de blasphèmes et d’impiétés. »

u – « Causam, quæ, Christo teste, Dei christiani orbis, Ecclesiæ catholicæ, et totius germanicæ nationis, et non unius et privati est hominis… » (Luth. Ep., I, p. 551.)

Cette déclaration, faite dans un moment si solennel pour Luther, mérite qu’on y fasse attention. Voilà les motifs qui le firent agir, et les intimes ressorts qui amenèrent la rénovation de la société chrétienne. C’est autre chose que la jalousie d’un moine, ou que le désir de se marier.

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