Cremer a raison de dire dans son cours de dogmatique que la démonologie est une des doctrines les plus rationnelles du système biblique ; mais si vraisemblables a priori que soient l’existence de créatures de Dieu autres que l’homme dans l’univers, et étant donnée leur existence, la déchéance morale d’une partie d’entre elles, le second de ces faits comme le premier a rencontré d’ardents et de puissants contradicteurs.
L’école de Semler en Allemagne et l’école cartésienne en France ont nié l’existence des démons en prétendant que ce n’était que par accommodation aux opinions courantes que Jésus en avait fait mention.
L’existence du diable a été également niée par Schleiermacher dans sa dogmatique par la raison, bien conforme à son déterminisme, qu’un tel être aurait trop d’esprit pour être si bête :
« Il y aurait, d’après les traits fondamentaux de cette doctrine, des êtres spirituels doués d’une haute perfection, vivant dans une communion intime avec Dieu, qui auraient volontairement passé de cet état au schisme et à la révolte contre Dieu… Mais plus ces êtres sont censés avoir été parfaits, moins on discerne d’autres motifs de leur chute que ceux qui, comme l’orgueil et l’envie, supposent déjà la chute elle-même. Supposé ensuite que les forces naturelles du diable aient survécu intactes à sa chute, une méchanceté si persistante apparaîtrait incompatible avec une intelligence si éminente, qui aurait dû faire considérer d’avance à cet être toute révolte contre Dieu comme une entreprise absolument vaine. »
Hase et Lipsius arguent de même contre l’existence du diable de l’impossibilité de la concevoir :
« L’idée, dit Hase, d’un dominateur diabolique traversant les voies de Dieu auquel il avait été cependant redevable de son pouvoir, est inconciliable avec la distance qui sépare le Créateur de la créature. »
Mais de ce que le mal absolu, le schisme absolu entre le Créateur et la créature, et dans la créature elle-même, entre l’intelligence et la volonté, est absolument irrationnel, il ne s’ensuit point qu’il ne soit point ; car il me faudrait pour l’affirmer avoir établi que ma capacité de conception est la mesure de l’existence réelle et de l’existence possible.
La méthode transformiste, si usitée aujourd’hui, a été appliquée par la critique à la démonologie scripturaire. Selon Winer déjà, puis Schultz, Biedermann, Lipsius, Reuss, ce serait au cours des siècles, et même après l’exil et sous l’influence du dualisme perse, que Satan et ses anges, d’exécuteurs fidèles et soumis des volontés divines comme tous les autres Bene-elohim, se seraient transformés dans la croyance israélite en des êtres rebelles à Dieu et malfaisants envers les hommes. M. Reuss déclare même hardiment que le diable est inconnu à l’Ancien Testament : « Nous ne nous arrêterons pas à prouver, écrit-il, que le serpent (de Gen. ch. 3) est une bête, puisque l’auteur le dit en toutes lettres, et non le Diable, comme l’ont voulu les théologiens (Sagesse 2.20 ; Apocalypse 12.9 ; 20.2). Le Diable ne marche pas sur le ventre et ne mange pas de la poussière. L’ange adversaire du livre de Job, qui converse familièrement avec Dieu, l’ange accusateur du livre de Zacharie n’est pas le Diablea. »
a – La Bible, tome I, page 297. — Beck semble énoncer le même point de vue quant au Satan du livre de Job, Vorlesungen, 7te Lief., page 370.
Nous faisons en passant observer à la critique que si le Satan des livres de Job et de Zacharie n’est pas le Diable, il lui ressemble fort. Que le Diable marche ou ne marche pas sur le ventre et mange ou non de la poussière, ce sont là des points de doctrine sur lesquels nous n’oserions nous prononcer. Mais nous protestons contre la tentative de réduire le protévangile (Genèse 3.15) à la prédiction d’une chasse faite par la femme aux petits serpents ; et c’est bien ici qu’il faudrait dire : Allez chercher l’homme !
Vraiment la critique, même chez ses représentants les plus autorisés, semble avoir pris quelquefois à tâche de rendre petit ce qui est grand, gai ce qui est sérieux et plat ce qui est sublime !
« La notion juive postérieure de Satan, dit Lipsius, comme du dominateur d’un royaume d’anges déchus, supra ou infraterrestre, supérieur en puissance à l’humanité en même temps que voué au jugement divin, et dans lequel se personnifie la puissance du mal physique et moral, s’est formée graduellement de l’intuition postérieure à l’exil d’un Satan accusateur et tentateur de l’homme par permission et même par mission divine, et de la croyance également postérieure à l’exil qu’il existait des esprits ou des démons pour tourmenter le corps et l’esprit de l’homme. »
A cette théorie d’un pervertissement de l’être appelé Satan dans la démonologie de l’Ancien Testament, on en joint une autre qui nous paraît contredire la première : c’est que, selon les analogies de l’histoire qui nous montrent les divinités refoulées se transformant en démons de la religion nouvelle, les démons de la religion de l’Ancien Testament seraient les débris des divinités inférieures des nations voisines.
Les inscriptions cunéiformes récemment déchiffrées, qui établissent l’ancienneté de la croyance aux démons dans le monde sémitique, nous paraissent démentir les théories précédentes, alors même qu’une saine et impartiale étude des textes de l’Ancien Testament n’en aurait pas fait justiceb.
b – Encyclopédie des sciences religieuses, tonne III, art. Démons (Wabnitz).
L’existence d’êtres supérieurs à l’humanité et à cette terre et voués au mal, est suffisamment attestée, dès la seconde page, à tout lecteur intelligent et impartial du texte scripturaire, par les mots ; pour le garder (Genèse 2.15). Et comme, d’une part, toute la nature visible, y compris le serpent même, agent de la tentation, était déclarée l’œuvre de Dieu (Genèse 3.1), et de l’autre, jugée bonne et très bonne par son auteur (Genèse 1.31), il résultait du rapprochement de ces deux données que le danger annoncé provenait d’une sphère supérieure à la terre et au domicile de l’hommec.
c – La critique a pour nous éconduire une raison toute prête, c’est que les textes consultés appartiennent à des documents différents. Tout en l’accordant pleinement, nous avons la naïveté de croire qu’une main intelligente à présidé à la rédaction définitive d’une œuvre destinée à la postérité, et empêché que ses parties ne jurassent de se trouver ensemble.
Si la distinction du tentateur et du serpent dans le document de la chute n’est pas explicitement exprimée, elle n’en ressort pas moins avec une clarté suffisante de la nature même des sentences prononcées contre le principal coupable, quel qu’il fût (Genèse 3.14-15) ; et nous croyons que les théologiens cités par M. Reuss, l’auteur de la Sapience (Sagesse 2.20) et l’auteur de l’Apocalypse (Apocalypse 12.9 ; 20.2), ont fidèlement rendu l’intention de l’auteur en reconnaissant dans le serpent un être supérieur à l’animal. Cette interprétation est confirmée par la parole de Jésus-Christ : Jean 8.44.
La conclusion à tirer du récit de la première chute est donc qu’il y a un auteur du mal supérieur à la nature et à l’homme, mais absolument dépendant de la toute-puissance de Dieu et justiciable de son tribunal. Les deux conceptions naturaliste et manichéenne de l’origine de la chute sont écartées, l’une par l’interprétation qui fait du tentateur un être supérieur à l’animalité, l’autre par celle qui le place dans la dépendance absolue de Dieu.
Dans le reste du Pentateuque, nous ne rencontrons plus qu’une indication voilée également et souvent d’ailleurs contestée, d’un être malfaisant d’un ordre supérieur, dans l’appellation d’Hazazel (Lévitique 16.8).
Ce n’est qu’à une époque relativement postérieure, et seulement dans trois passages de l’Ancien Testament, Job ch. 1 et 2 ; 1 Chroniques 21.1 ; Zacharie 3.1-2 que nous rencontrons la mention nominative d’un être surnaturel nommé Satan, rebelle à Dieu et malfaisant envers les hommes. (Dans 1 Rois 22.19 et sq. : même rôle malfaisant attribué à un esprit innommé).
La rareté des indications de cette nature s’explique suffisamment par les raisons de discrétion qui présidaient à l’éducation d’un peuple enclin à l’idolâtrie.
Jésus a clairement montré à son tour que sa doctrine des démons n’était point une accommodation aux idées courantes ; car non seulement il enchérissait, le cas échéant, sur les croyances du peuple ou de ses disciples, à propos de la puissance dont ces êtres disposent et des dangers qu’ils font courir aux hommes : — Marc 9.29 ; Luc 11.24 et sq. ; sur Satan en particulier : Jean 8.44 ; Luc 11.18 ; 22.31 ; — mais il ne laissait pas de considérer cette puissance comme redoutable pour lui-même : Marc 8.33 ; Luc 22.53 ; Jean 14.30.
Les principaux textes où les apôtres ont exprime leur croyance à l’existence et à la puissance de Satan et de ses anges sont : 2 Corinthiens 2.11 ; 11.3 ; 12.7 ; Éphésiens 6.12 ; 1 Pierre 5.8 ; Apocalypse 12.9 ; comp. 1 Corinthiens 5.5 ; 1 Timothée 1.20.