Retournons maintenant à Genève avec Guillaume Farel. On pouvait espérer que des jours heureux allaient luire sur Genève, un temps de paix et de repos sous les rayons d'un brillant soleil. Le duc et l'évêque, les Moines, les nonnes et les prêtres ont disparu. L'Évangile est prêché, on lit la Bible, les évangéliques ne sont plus persécutés.
Mais Satan est encore là, sans cesse à l'œuvre. Aussi bien des orages devaient-ils encore obscurcir le ciel et voiler les rayons du soleil. Toutefois les inquiétudes de Farel se portèrent d'abord sur le Pays de Vaud. Le Conseil de Berne avait choisi pour pasteur de Lausanne, le fourbe et vaniteux Caroli au lieu de Pierre Viret, qui avait travaillé tout l'été dans cette ville. Messieurs de Berne avaient sans doute lu l'épître aux Éphésiens, mais ils n'avaient certainement pas compris ce qui est dit dans le quatrième chapitre : « Celui qui est descendu est le même que Celui qui est monté au-dessus de tous les cieux afin qu'Il remplit toutes choses, et Il a donné les uns comme apôtres, les autres comme prophètes, les autres comme évangélistes, les autres comme pasteurs et docteurs »... Ce qui est certain, c'est que ce n'était pas Christ qui avait envoyé l'imposteur Caroli à Lausanne.
Le Conseil de Berne avait chargé Farel de trouver des pasteurs pour les autres paroisses du Pays de Vaud. Farel n'avait pas attendu ces ordres pour s'occuper de la moisson, il savait qu'elle était grande et qu'il y avait peu d'ouvriers. Pierre Viret, Christophe Fabri, Eymer Beynon travaillaient avec zèle. « Mais hélas, dit Farel, la plupart de ceux qui connaissent la vérité, préfèrent mourir en Égypte plutôt que de vivre de manne dans le désert. » Farel allait de village en village autour de Genève. « Si vous ne venez pas lui aider, écrivait Calvin à un ami, vous le perdrez bientôt tout à fait, car un semblable fardeau est trop lourd, même pour une santé de fer comme la sienne. »
Calvin prêchait à Genève, dans la cathédrale de Saint-Pierre ; d'abord on fit peu d'attention à lui ; au bout de quelques mois, sur la recommandation de Farel, il fut invité à rester à Genève et à donner une instruction régulière au peuple. Bientôt il conquit une place supérieure, sa parole devint une loi pour le Conseil, pour le peuple et, avouons-le, pour Farel lui-même. Il écoutait avec respect ce jeune homme de vingt-huit ans et l'on nous dit que le chrétien d'âge mûr et d'expérience était, pour ainsi dire, assis aux pieds du jeune docteur, comme l'un de ses disciples.
Il est hors de doute que Calvin était un homme extraordinaire. Il possédait une étendue d'esprit et une force de volonté qui se seraient imposées à ses semblables lors même qu'il ne serait pas devenu un chrétien, et qu'elle que fût la carrière qu'il eût embrassée. Il était doué du précieux don de l'organisation. En outre il était un administrateur remarquable. Ce don précieux fut très apprécié du Conseil de Genève.
Il avait conçu le plan idéal d'une église. Farel, portant en tous lieux le flambeau de la Parole, avait éclairé les esprits. Il devenait nécessaire d'unir ces âmes réveillées.
Malheureusement en comparant ces projets avec la Bible, on est forcé de reconnaître que Calvin entreprenait une œuvre dont Dieu ne l'avait pas chargé. Cette œuvre a déjà été faite par Celui auquel Dieu l'avait confiée, l'Homme-Dieu qui maintenant est assis à la droite de son Père.
Nous voyons dans le chapitre douzième de la première épître aux Corinthiens, un corps organisé, non par l'homme mais par Dieu lui-même ; c'est ce corps dont Dieu a conçu le plan dès avant la fondation du monde, ce corps qui est un et qui a plusieurs membres.
Et qui met les membres à leur place dans le corps ? « Dieu, dit la Bible, a placé les membres, chacun d'eux dans le corps, comme Il l'a voulu. » (2 Cor. 12.18)
Dans le chapitre quatrième de l'épître aux Éphésiens que nous avons déjà cité, il est dit en parlant de Christ ressuscité et glorifié : « Il a donné les uns comme apôtres, les autres comme prophètes, les autres comme évangélistes, pasteurs et docteurs en vue de la perfection des saints pour l'œuvre du ministère, pour l'édification du corps de Christ. » Nous voyons par là que Dieu appelle l'Église le corps de Christ. Il était donc impossible que Calvin ajoutât un membre à ce corps, ni qu'il pût changer la place ou la fonction que Dieu avait assignée à chacun. Tout ce que Calvin pouvait faire, c'était d'exhorter chaque membre à discerner sa place et à remplir la fonction dont Dieu l'avait chargé.
Jean Calvin était un vrai serviteur de Dieu, mais il s'est trompé en voulant « organiser l'Église de Dieu » ; il semble n'avoir pas compris que c'était le corps de Christ Lui-même qu'il entreprenait de reconstituer. Cependant il avait bien compris que les pénitences des catholiques sont inutiles et même mauvaises devant Dieu, puisque Christ a déjà expié complètement tous nos péchés. Mais il ne s'est pas aperçu que Christ a aussi pleinement accompli l'œuvre que lui, Calvin, allait commencer dans Genève.
Il est nécessaire, pensait le réformateur, d'unir les âmes qui ont été éclairées. Mais il y avait quinze siècles que l'Homme-Dieu, le seul qui pût le faire, les avait unies parfaitement, et pour toujours, par l'œuvre de la croix.
En effet, nous lisons dans la Bible que Jésus est mort et qu'Il est ressuscité afin de rassembler les enfants de Dieu dispersés. Le chapitre des Corinthiens que nous avons déjà cité, indique de quelle manière glorieuse cette œuvre a été accomplie : « Nous avons tous été baptisés d'un seul Esprit, pour être un seul corps. »
Ainsi nous sommes amenés dans l'unité du corps de Christ. L'Esprit nous unit, nous joint à tous ceux qui appartiennent à Dieu sur la terre... Ainsi le croyant est baptisé pour être d'un seul corps. « Il est un seul esprit avec le Seigneur. » (1 Cor. 6.17)
Mais ni le Conseil de Berne, ni Calvin n'avaient encore compris ce qu'enseigne la Parole de Dieu à ce sujet.
Calvin commença par écrire une confession de foi que chaque habitant de la ville devait signer, par laquelle il s'engageait entre autres à garder les dix commandements ; ce fut Farel lui-même, à la requête de Calvin, qui présenta cette confession au Conseil pour la faire signer au peuple.
Farel, cependant, écrivant à Berthold Haller, lui expliquait que le croyant n'est plus sous la loi ; il n'aurait jamais pensé sans doute à faire observer les dix commandements aux inconvertis. Mais son respect pour Calvin semble parfois lui avoir ôté le discernement des choses spirituelles.
On a déjà dit avec raison que si les chrétiens sont en général sur leurs gardes contre l'orgueil, ils le sont rarement contre la fausse humilité. Cependant ces deux défauts proviennent de la même source ; seulement l'un est plus rare que l'autre. Il faut néanmoins nous en défier, car la fausse humilité risque de nous faire abandonner la vérité de Dieu par respect pour la sagesse ou l'instruction d'un autre, auquel la vérité n'a pas été manifestée clairement.
Abandonner notre opinion personnelle n'aurait pas grande importance, mais lorsque les choses que Dieu nous a fait comprendre sont en cause, nous devons la maintenir, « même si un ange du ciel venait nous prêcher le contraire ». Paul qui s'appelait « le moindre des apôtres », a pourtant osé « résister en face à Pierre, parce qu'il méritait d'être repris. » (Gal. 2.11) Les Genevois furent très irrités lorsqu'on leur donna l'ordre de signer la confession proposée par Calvin. Quelques-uns, parmi lesquels Antoine Saunier, protestèrent quant aux dix commandements, disant qu'ils ne voulaient pas prendre un engagement impossible à tenir. Le Conseil répondit en ordonnant de signer ou de quitter la ville.
Beaucoup de gens ne voulurent ni quitter ni signer. En 1537 on essaya de nouveau, mais en vain, de leur faire accepter l'ordre établi.
Alors tous ceux qui soupiraient après la liberté de boire et de jouer, de jurer et de se quereller ; commencèrent à pousser les hauts cris contre Farel et Calvin. Peu à peu ces mécontents formèrent un parti qu'on a appelé les Libertins.
Le 31 mars 1538, le gouvernement bernois convoqua à Lausanne un Synode, auquel les pasteurs de Genève furent convoqués, avec voix consultative seulement. Messieurs de Berne ne voyaient pas de bon œil qu'on s'écartât autour d'eux du type ecclésiastique qu'ils avaient établi dans leurs domaines. Non seulement l'Église genevoise avait porté ses exigences en matière de confession de foi plus loin que celle de Berne, mais elle avait modifié plus radicalement le cérémonial anciennement usité. Les fêtes autres que le dimanche avaient été abolies ; les baptistères et les pains sans levain, conservés à Berne, avaient été mis de côté à Genève. Le Synode de Lausanne se prononça pour le maintien des quatre fêtes (Noël, le Nouvel-an, Notre-Dame et l'Ascension), des baptistères et des pains sans levain. Le gouvernement bernois invita d'une manière pressante le gouvernement et les ministres de Genève à se conformer à cette décision.
Le Conseil de Genève exhorta Farel et Calvin à se conformer aux décisions du Synode de Lausanne, mais les deux prédicateurs refusèrent. Le Conseil ayant insisté à propos du pain sans levain, les réformateurs répondirent que les citoyens de Genève n'étaient pas dans l'état requis pour participer à la Cène du Seigneur. En conséquence, cette table ne fut pas dressée le dimanche suivant, jour de Pâques, et Farel et Calvin prêchèrent, malgré la défense des syndics. Ils expliquèrent à leurs auditeurs pourquoi ils ne pouvaient les recevoir à la Cène.
Toute la ville fut agitée ; le Conseil fit venir les deux prédicateurs et leur ordonna de quitter Genève sur-le-champ. « C'est bien, dit Farel, c'est Dieu qui l'a fait. »
Tandis que les serviteurs du Seigneur s'en allaient, les émeutiers les poursuivirent le long des rues en criant : Au Rhône ! au Rhône ! comme six ans auparavant, du temps des papistes. C'est ainsi que Farel fut banni de la Genève protestante ! Genève qui lui était devenue plus chère que toute autre chose ici-bas, devint la verge dont Dieu se servit pour châtier son serviteur. Mais par cela même Farel eut l'honneur de souffrir l'opprobre et le mépris à cause de sa fidélité envers son Maître. Il est bon de rappeler ici les paroles suivantes, que Farel avait prononcées en répondant au moine d'Aigle : « J'ai prêché et je le maintiendrai par la Parole de Dieu, qu'aucun homme vivant n'a le droit de changer ou d'ajouter quoi que ce soit au culte et au service de Dieu tels qu'Il les a ordonnés. Dieu nous a commandé de nous en tenir à ce qu'Il a établi Lui-même et il nous est défendu de faire ce qui est bien à nos propres yeux. Si un ange du ciel venait nous dire de faire autre chose que ce que Dieu nous a ordonné, qu'il soit anathème ! » Rendons grâce au Seigneur de ce que Farel, plutôt que d'abandonner le sentier de l'obéissance à Dieu, a préféré se laisser chasser de la ville qu'il aimait. C'était pour lui un sacrifice aussi pénible que de « s'arracher l'œil et de se couper le bras droit. » Mais il fut prêt à l'accomplir pour l'amour de Celui qui lui était plus cher que Genève.