Histoire des Protestants de France – Tome 1

4.15.
Progrès de la tolérance. – Synode de 1763. – Quelques vexations locales. – Elargissement des forçats et prisonniers pour cause de religion. – Réorganisation de beaucoup d’Églises. – La Normandie. – Bolbec. – Court de Gébelin à Paris. – Position indécise des protestants. – Indifférence de l’école philosophique. – Nécessité d’une nouvelle législation.

La fin de cette période est la contre-partie des dernières années de la précédente. Un siècle auparavant, de 1660 à 1685, chaque jour enfantait de nouveaux actes de tyrannie, et appesantissait le joug sur la tête des réformés. De 1760 à 1787, au contraire, chaque jour allégeait leur fardeau. Quatre générations de persécuteurs et de victimes avaient péri dans l’intervalle.

Les sanglantes exécutions que nous venons de raconter, loin de nuire aux Églises réformées, tournèrent à leur avantage. Les honnêtes gens eurent honte de ressembler, même de loin, aux juges et aux prêtres de Toulouse. On devint tolérant par point d’honneur autant que par sentiment de justice. Le prince de Beauveau, qui avait remplacé le maréchal de Thomond dans le gouvernement du Languedoc, était loyal, humain, généreux, religieux aussi. Il eut des entrevues avec le patriarche du désert, Paul Rabaut, et accorda aux protestants tout ce qu’il pouvait leur donner sous le régime des lois d’intolérance.

Quinze mois après la mort de Rochette et de Calas, en juin 1763, il y eut dans le Languedoc un synode national. Toutes les provinces, moins celles du Nord, y étaient représentées. Les pasteurs et les anciens, fortifiés par l’opinion générale, adressèrent une nouvelle requête au roi, et tinrent un langage plus ferme en parlant à leurs coreligionnaires. « Tous les membres du synode, dirent-ils, ont renouvelé avec un saint empressement, tant en leur nom qu’au nom de leurs provinces, la promesse solennelle de concourir de tout leur pouvoir à entretenir… cette union si juste et si avantageuse, en persévérant à professer la même foi, à célébrer le même culte, à pratiquer la même morale, à exercer la même discipline, et à se prêter des secours mutuels qui marquent que, comme les premiers chrétiens, ils ne sont qu’un cœur et qu’une âme. »

Des vexations locales ou personnelles affligèrent les Églises, mais sans les intimider ni troubler leur repos. Dans le Poitou et ailleurs, les fidèles s’étaient arrangé des maisons de prières : elles furent démolies par ordre de l’autorité publique, et l’on imposa même des logements militaires à quelques familles. On le fit aussi dans le Béarn : puérile parodie des dragonnades. Dans le comté de Foix, les protestants avaient ouvert quelques écoles : elles furent supprimées. A Nîmes, ils portaient des bancs pour assister aux exercices, et s’y rendaient en cortège : on le leur défendit. Ces tracasseries sans dignité étaient le dernier souffle de l’intolérance expirante.

On cite une assemblée religieuse qui fut encore surprise et attaquée en 1767, près d’Orange. Huit protestants notables se laissèrent prendre, et acceptèrent la responsabilité commune. L’officier qui les avait arrêtés était plus embarrassé que ses captifs. Il leur offrit des moyens d’évasion. « Non, répondirent-ils, c’est à l’autorité publique à nous rendre la liberté. » Au bout de deux mois on les relâcha.

Dans la même année 1767, le pasteur Berenger fut encore condamné à la peine capitale par le parlement de Grenoble : il était contumace. On l’exécuta en effigie dans la ville de Mens. Deux pasteurs furent enfin arrêtés dans la Brie, en 1773, et jetés en prison. L’un y mourut au bout de neuf jours ; l’autre fut élargi, mais envoyé dans la Guyenne par lettre de cachet.

Il y eut des forçats protestants à Toulon jusqu’en 1769 : choquante contradiction de retenir des malheureux dans les chaînes pour des actes que le gouvernement avait renoncé à punir. On le comprit à la fin, et tous furent libérés. A la même époque, fut ouverte la vieille tour de Constance, à Aigues-Mortes. Quelques-unes des femmes qu’elle contenait étaient dans une extrême vieillesse, et y avaient passé plus de la moitié de leur vie.

L’oppresseur le plus difficile à vaincre, ce fut le fisc. S’il n’y avait plus d’emprisonnement, il fallait encore payer de lourdes amendes, et subir de ruineuses extorsions. Les religionnaires étaient pressurés, tantôt par le pouvoir administratif, tantôt par les corps judiciaires, et payaient en quelque sorte des taxes doubles, qui n’entraient que pour une très faible part dans les coffres de l’Etat.

Beaucoup de troupeaux, jusqu’alors inconnus parce qu’ils se tenaient cachés dans le sanctuaire du toit domestique, commencèrent à reparaître. Lyon et Marseille eurent des pasteurs. Sancerre, Orléans, Nanteuil en Brie, Asnières, et les protestants de la Picardie et de l’Artois tâchèrent de se reconstituer en corps d’Église.

La Normandie était plus avancée. Elle possédait deux ou trois pasteurs, Louis Campredon, Jean Godefroy, et un ministre du Dauphiné, Alexandre Ranc, qui alla s’y établir pour deux ans. La petite ville de Bolbec était le centre de cette population protestante. Il paraît que les enlèvements de jeunes filles y continuèrent après l’an 1760 ; car on lit dans une requête des habitants de Bolbec, à qui Louis XV avait accordé une exemption de taxes, pour les aider à relever leur ville détruite par un incendie : « Sire, que nous servira de faire construire nos maisons, si nous ne sommes point sûrs de les pouvoir habiter avec nos familles ? »(1763.)

A Paris, les réformés suivaient les exercices de la chapelle de Hollande, terrain neutre qui leur permettait de s’acquitter de leurs devoirs envers Dieu, sans contrevenir ouvertement aux ordonnances.

Il y avait près des ministres d’Etat un ou deux agents généraux, entretenus par la bourse des protestants. Ils n’étaient pas revêtus d’un caractère officiel, ni ne pouvaient l’être ; mais leur intervention officieuse était publiquement acceptée, et ils donnaient leur avis dans toutes les affaires importantes. Cette mission fut confiée, en 1763, à Court de Gébelin, fils du pasteur Antoine Court.

Il avait hérité de son père un grand dévouement pour la cause des Églises réformées. Homme intègre, laborieux, lié avec les gens de lettres, connu par ses travaux de philologie, il mit au service de ses coreligionnaires une infatigable activité et ses nombreuses relations sociales. On l’estimait à la cour ; on le recherchait dans le monde ; et s’il mourut trop tôt pour être témoin de l’abolition des édits de Louis XIV, il contribua puissamment à les faire abandonner.

C’était, du reste, une position singulière que celle des protestants à l’époque où nous sommes arrivés. Rien de définitif ni de régulier : on faisait de l’ordre moral avec du désordre légal. Partout de l’arbitraire ; de longs détours pour éluder la lettre des lois sans les violer directement ; les pasteurs à demi proscrits, à demi reconnus, n’étant ni des personnes publiques, ni des personnes privées ; l’état civil d’un si grand nombre de Français livré à des chances incertaines ; la justice flottante et contradictoire ; la royauté se disant qu’il fallait faire quelque chose et ne faisant rien ; les agents subalternes de l’Église et de l’Etat mettant à profit cet établissement précaire et désordonné pour conclure des marchés ignobles : situation telle qu’il faut espérer, pour l’honneur de la France, qu’on n’en reverra jamais de semblable.

Les écrivains politiques et les philosophes du dix-huitième siècle contribuèrent puissamment au triomphe de la tolérance ; mais ce ne fut pas, on doit l’avouer, par zèle ou sympathie pour le sort des protestants français. Quoiqu’ils fussent si prompts à soulever des questions délicates et hardies, ils n’attaquèrent pas directement les cruelles ordonnances de Louis XIV, et parurent n’avoir jamais entendu parler des longues douleurs de plus d’un million de leurs concitoyens.

Montesquieu, qui parle de tout dans ses Lettres Persanes, ne parle point des huguenots opprimés. Dans son Esprit des lois, il leur semble contraire plutôt que favorable ; car sous une monarchie ombrageuse, il accuse les calvinistes d’incliner vers les institutions républicaines ; et lorsqu’il veut recommander la tolérance, il met son plaidoyer dans la bouche d’une juive de Lisbonne. Il dit ailleurs : « Voici le principe fondamental des lois politiques en fait de religion. Quand on est maître de recevoir dans un Etat une nouvelle religion ou de ne la pas recevoir, il ne faut pas l’y établir ; quand elle y est établie, il faut la tolérer » (liv. XXV, c. X). C’était laisser pour les réformés de France la question indécise ; car les lois niaient précisément qu’ils fussent encore établis dans le royaume.

Helvétius, Diderot, d’Alembert ne leur accordèrent aucune parole de bienveillance. Rousseau, l’enfant de la ville de Calvin, attaqua beaucoup plus le catholicisme qu’il ne défendit le protestantisme. On voit dans sa correspondance qu’il fut invité par quelques-uns de ses amis à écrire pour les victimes des lois de Louis XIV, et qu’il s’y refusa. Il se contenta d’esquisser en quelques lignes un projet de plaidoyer sur lequel il ne revint plus, et dans son Contrat social, il soutint le principe d’une religion d’Etat.

Voltaire servit les protestant dans l’affaire de Calas et par son traité sur la tolérance ; du reste, il ne s’informa jamais exactement des souffrances de ce grand peuple opprimé, et ne sembla guère avoir souci d’y porter remède. Dans son livre sur le siècle de Louis XIV, il parle du calvinisme d’un ton léger, et s’arrête sur les petits détails curieux plutôt que sur les choses utiles. Dans son Précis du siècle de Louis XV, il explique longuement les querelles de la bulle Unigenitus, le refus des sacrements, l’expulsion des Jésuites ; mais des protestants il ne dit pas un seul mot.

Bien des causes peuvent expliquer cette indifférence. Les huguenots, nous croyons l’avoir déjà écrit, ont porté la peine, non du mal qu’ils ont fait mais de celui qu’on leur a fait. Après les avoir séparés violemment du reste de la nation française, on les a tenus pour des étrangers dont les malheurs ne méritaient pas un regard de sympathie, et leur isolement a permis à leurs adversaires de débiter contre eux, de génération en génération, des calomnies qui ont trouvé une facile créance jusque dans l’esprit des hommes cultivés.

Joignez à cela que les écrivains de l’école philosophique n’aimaient point les doctrines du calvinisme. Ils répugnaient à ces austères principes, à cette discipline rigide, qui s’étaient maintenus dans les Églises réformées. Catholicisme et protestantisme n’étaient pour eux que deux formes des mêmes superstitions. Il y a un mot de Voltaire qui caractérise bien ce qu’il en pensait. Quand on lui présenta un protestant qu’il avait fait sortir du bagne de Toulon par une lettre adressée au duc de Choiseul : « Que voulait-on faire de vous ? » lui dit-il. « Quelle conscience de mettre à la chaîne et d’envoyer ramer un homme qui n’avait commis d’autre crime que de prier Dieu en mauvais français ! »

Les pasteurs du désert, on le comprend, n’étaient pas non plus pressés de recourir à l’appui des philosophes ; ils craignaient l’influence que pourraient exercer de pareils auxiliaires sur leurs troupeaux, et peut-être sur eux-mêmes. Le pasteur Pierre Encontre écrivait au sujet du traité de la tolérance à Paul Rabaut : « Pour moi, qui l’ai lu fort à la hâte, j’y ai trouvé bien du bon, mais que de poison mêlé ! » Et le vieux défenseur de la foi protestante disait à son tour : « Pénétré de douleur en voyant les ravages que font les livres des impies, je ne puis la tempérer que par la pensée qu’un état aussi funeste ne durera point » (1769).

Mais si les philosophes pouvaient laisser dans l’oubli la condition des protestants, les légistes, les hommes parlementaires et les hommes d’Etat étaient forcés de s’en occuper. La fiction des nouveaux convertis était devenue insoutenable. Pas un seul magistrat de bonne foi ne persistait à croire, sur la lettre du texte légal, qu’il n’y eut que des catholiques en France, et l’espoir d’amener les enfants au catholicisme par la contrainte exercée sur les pères avait été trop complètement déçu pour qu’on osât encore l’invoquer.

Plus on avançait dans le siècle, plus se multipliaient les baptêmes et les mariages du désert. Que les prêtres fussent exigeants ou non dans les épreuves, cette question, très grave dans les cinquante premières années de la révocation de l’édit de Nantes, avait perdu toute son importance. A aucun prix les protestants ne voulaient plus de l’intrusion du clergé catholique dans leurs devoirs de religion.

Quel parti prendre ? Naissances, mariages, sépultures, tout était sans règle, sans garantie, pour une partie considérable de la nation, et il existait sur ces matières une choquante diversité de jurisprudence. Tel parlement validait, sur un certificat de pasteur, les mariages bénis au désert ; tel autre les cassait, et les collatéraux sans pudeur souillaient l’enceinte des tribunaux en réclamant des successions auxquelles, selon l’éternelle justice qui parlait plus haut que d’iniques ordonnances, ils n’avaient aucun droit. C’était une intolérable confusion.

Il fallait en sortir. Cependant le problème était beaucoup plus difficile qu’on ne pourrait le penser, ou même le concevoir aujourd’hui. Il n’y a que les principes complets et absolus qui puissent résoudre nettement les questions. La pleine liberté religieuse, l’entière égalité des cultes aurait tout aplani ; mais nul homme politique, avant 1789, n’eût osé en faire la proposition. On se fatiguait donc à imaginer des moyens-termes, de laborieux compromis, qui, sans accorder aux protestants le droit commun, les remissent en possession d’un état civil.

La magistrature, la hiérarchie de l’Église romaine, la haute administration publique et la royauté intervinrent, chacune, pour une part distincte dans cette affaire, jusqu’à la promulgation de l’édit de 1787.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant