L’Imitation de Jésus-Christ, traduite en vers français

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Du mépris de toutes les créatures pour s’élever au Créateur

Seigneur, si jusqu’ici tu m’as fait mille grâces,
        Il n’est pas temps que tu t’en lasses,
J’ai besoin d’un secours encor bien plus puissant,
Puisqu’il faut m’élever par-dessus la nature,
Et prendre un vol si haut, qu’aucune créature
        N’ait pour moi rien d’embarrassant.
A cet heureux effort en vain je me dispose,
        Tant qu’ici-bas la moindre chose
Vers ses faibles attraits saura me ravaler,
L’imperceptible joug d’une indigne contrainte
Ne me permettra point cette liberté sainte
        Qui jusqu’à toi nous fait voler.
Ton David à ce vol ne voulait point d’obstacle,
        Et te demandait ce miracle,
Lorsque dans ses ennuis il tenait ce propos :
« Qui pourra me donner des ailes de colombe,
Et du milieu des maux sous qui mon cœur succombe
        Je volerai jusqu’au repos ? »
Cet oiseau du vrai calme est le portrait visible ;
        On ne voit rien de si paisible
Que la simplicité que nous peignent ses yeux :
On ne voit rien de libre à l’égal d’un vrai zèle,
Qui, sans rien désirer, s’élève à tire-d’aile
        Au-dessus de tous ces bas lieux.
Il faut donc pleinement s’abandonner soi-même,
        S’arracher à tout ce qu’on aime,
Pousser jusques au ciel des transports plus qu’humains,
Et bien considérer quels sont les avantages
Que l’Auteur souverain a sur tous les ouvrages
        Qu’ont daigné façonner ses mains.
Sans ce détachement, sans cette haute extase,
        L’âme que ton amour embrase
Ne peut en liberté goûter tes entretiens ;
Peu savent en effet contempler tes mystères,
Mais peu forment aussi ces mépris salutaires
        De toutes sortes de faux biens.
Ainsi l’homme a besoin que ta bonté suprême,
        L’élevant par-dessus lui-même,
Prodigue en sa faveur son trésor infini.
Qu’un excès de ta grâce en esprit le ravisse,
Et de tout autre objet tellement l’affranchisse,
        Qu’à toi seul il demeure uni.
A moins que jusque-là l’enlève ainsi ton aide,
        Quoi qu’il sache, quoi qu’il possède,
Tout n’est pas de grand poids, tout ne lui sert de rien ;
Il rampe et rampera toujours faible et débile,
S’il peut s’imaginer rien de grand ou d’utile
        Que l’immense et souverain bien.
Tout ce qui n’est point Dieu n’est point digne d’estime
        Et son prix le plus légitime,
Comme enfin ce n’est rien, c’est d’être à rien compté :
Vous le savez, dévots que la grâce illumine ;
Votre doctrine aussi de toute autre doctrine
        Diffère bien en dignité.
Sa noblesse est bien autre ; et comme l’influence
        De la suprême intelligence
Par un sacré canal d’en haut la fait couler,
Ce qu’à l’esprit humain en peut donner l’étude,
Ce qu’en peut acquérir la longue inquiétude,
        Ne la peut jamais égaler.
Le bien de contempler ce que les cieux admirent
        Est un bien où plusieurs aspirent,
Et que de tout leur cœur ils voudraient obtenir ;
Mais ils suivent si mal la route nécessaire,
Que souvent ils ne font que ce qu’il faudrait faire
        Pour éviter d’y parvenir.
Le trop d’abaissement vers les objets sensibles
        Fait des obstacles invincibles,
Comme le trop de soin des marques du dehors ;
Et la sévérité la mieux étudiée,
Si l’âme n’est en soi la plus mortifiée,
        Ne sert qu’au supplice du corps.
J’ignore, à dire vrai, de quel esprit nous sommes,
        Nous autres qui parmi les hommes
Passons pour éclairés et pour spirituels,
Et nous plongeons ainsi pour des choses légères,
De vils amusements, des douceurs passagères,
        En des travaux continuels.
Parmi de tels soucis que pouvons-nous prétendre,
        Nous qui savons si peu descendre
Dans le fond de nos cœurs indignement remplis,
Et qui si rarement de toutes nos pensées
Appliquons au dedans les forces ramassées
        Pour en voir les secrets replis ?
Notre âme en elle-même à peine est recueillie
        Qu’une extravagante saillie
Nous emporte au dehors, et fait tout avorter,
Sans repasser jamais sous l’examen sévère
Ce que nous avons fait, ce que nous voulions faire,
        Ni ce qu’il nous faut projeter.
Nous suivons nos désirs sans même y prendre garde,
        Et rarement notre œil regarde
Combien à leurs effets d’impureté se joint
Lorsque toute la chair eut corrompu sa voie,
Nous savons que des eaux elle devint la proie,
        Cependant nous ne tremblons point.
L’affection interne étant toute gâtée,
        Les objets dont l’âme est flattée
N’y faisant qu’une impure et folle impression,
Il faut bien que l’effet, pareil à son principe,
Pour marque qu’au dedans la vigueur se dissipe,
        Porte même corruption.
Quand un cœur est bien pur, une vertu solide
        A tous ses mouvements préside ;
La bonne et sainte vie en est le digne fruit.
Mais ce dedans n’est pas ce que l’on considère,
Et, depuis qu’une fois l’effet a de quoi plaire,
        N’importe comme il est produit.
La beauté, le savoir, les forces, la richesse,
        L’heureux travail, la haute adresse,
C’est ce qu’on examine, et qui fait estimer ;
Qu’un homme soit dévot, patient, humble, affable,
Qu’il soit pauvre d’esprit, recueilli, charitable,
        On ne daigne s’en informer.
Ce n’est qu’à ces dehors que se prend la nature
        Pour s’en former une peinture ;
Mais c’est l’intérieur que la grâce veut voir :
L’une est souvent déçue à suivre l’apparence ;
Mais l’autre met toujours toute son espérance
        En Dieu, qui ne peut décevoir.

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