1. Seule la petite ville de Gischala[1] en Galilée restait insoumise. Les habitants y étaient animés de sentiments pacifiques, car la plupart étaient cultivateurs et leur esprit était entièrement occupé par les espérances de la prochaine récolte. Mais, pour leur malheur, ils avaient laissé s'introduire parmi eux une troupe assez considérable de brigands, dont quelques-uns même des citoyens partageaient les sentiments. Ceux-ci avaient été entraînés et organisés par Jean fils d'un certain Lévi, imposteur à l'esprit très souple, enclin à de vastes desseins et apte à les réaliser, laissant d'ailleurs voir à tous qu'il aimait la guerre afin de se saisir du pouvoir. A son incitation, se forma à Gischala un parti de factieux, à cause duquel le peuple, qui peut-être eût envoyé des députés pour négocier sa soumission prit une attitude hostile en attendant l'attaque des Romains. Vespasien envoie contre eux Titus avec mille cavaliers, et appelle à Scythopolis la dixième légion. Lui-même, avec les deux qui restaient, retourna à Césarée, où il leur accorda du repos après leurs continuelles fatigues, pensant que l'abondance de la vie urbaine fortifierait le corps et l'ardeur des soldats pour les luttes à venir ; car il voyait que Jérusalem lui réservait encore d'assez fortes épreuves. C'était, en effet, une ville royale, la capitale de la nation entière, et tous les fuyards de la guerre y accouraient. Outre la force naturelle de sa position, cette ville, protégée par des remparts, lui inspirait une sérieuse inquiétude ; il considérait que, même sans les murailles, le courage et l'audace des hommes étaient difficiles à abattre. Aussi exerçait-il ses soldats comme des athlètes, en vue de la lutte attendue.
[1] Hébreu Gousch-Halab. auj. Ed Djidj.
2. Titus s'était avancé jusqu'à Gischala à la tête de sa cavalerie. Il lui était facile de s'emparer de cette place par une brusque attaque, mais il savait que, si elle était prise ainsi, les soldats massacreraient sans mesure la multitude ; or, il était déjà rassasié de carnage et éprouvait de la pitié pour la foule inoffensive, égorgée sans discernement avec les coupables. Il préférait donc soumettre la ville par un accord. Aussi comme le rempart était couvert de défenseurs qui, pour la plupart, faisaient partie de la troupe des brigands, il s'adressa à eux-mêmes pour exprimer sa surprise : « D'où leur vient donc leur confiance, quand seuls, après la prise de toutes les autres villes, ils résistent aux armes romaines ? Ils ont vu des places beaucoup plus fortes succomber dès la première attaque ; tous ceux, au contraire, qui se sont liés aux promesses des Romains jouissent en sûreté de leurs biens. Cette main, il la leur tend encore sans leur garder rancune de leur insolence ; car l'espérance de la liberté est licite, mais non la persévérance dans une entreprise impossible. S'ils ne se laissent pas persuader par l'indulgence de ses propositions et le gage qu'il leur donne de sa foi, ils éprouveront l'impitoyable rigueur de ses armes et verront bientôt que les murs ne sont qu'un jeu pour les machines romaines, alors que, seuls des Galiléens, comme d'insolents prisonniers, ils y mettent leur confiance. »
3. Les citoyens ne purent répondre à ce discours, car on ne leur permit pas même de monter sur le rempart que les brigands avaient déjà occupé tout entier. Des gardes étaient aussi placés aux portes pour que nul Juif ne les franchit avec des propositions de paix, que nul cavalier romain ne pût passer au travers. En réponse à Titus, Jean déclara agréer ses propositions, et promit de persuader ou de contraindre ceux qui résisteraient ; mais il ajouta qu'il fallait pourtant accorder ce jour, qui était le sabbat, à la loi des Juifs, car elle leur interdisait, ce jour-là, non seulement de prendre les armes, mais encore de conclure un traité de paix. « Les Romains, dit-il, n'ignoraient pas que le cercle de la semaine ramenait la cessation complète de tout travail, et que violer le sabbat était une égale impiété pour ceux qui y étaient contraints et pour celui qui les y contraignait. Ce délai n'apporterait d'ailleurs aucun dommage à Titus. Quelle autre résolution que la fuite peut-on prendre dans la nuit ? Il lui est loisible de prévenir cette entreprise en établissant son camp autour de la ville. Mais pour eux, c'est un important avantage que de ne transgresser aucune des lois de leurs ancêtres. Il convient assurément à celui qui accorde ainsi une paix inattendue d'observer les lois de ceux qu'il sauve. » Ces discours de Jean trompèrent Titus ; ce Juif avait moins en vue le sabbat que son propre salut, car, craignant d'être appréhendé aussitôt après la prise de la ville, il mettait son espoir dans la nuit et la fuite. Assurément, ce fut l'œuvre de Dieu qui sauvait Jean pour la perte de Jérusalem, si Titus non seulement se laissa persuader par le prétexte dont Jean colorait ce retard, mais encore dressa son camp assez loin de la ville, près de Cydasa[2]. C'est un bourg fortifié, situé au milieu du territoire des Tyriens, toujours dans un état de haine et d'hostilité envers les Galiléens : sa forte population et sa position solide l'encouragent dans ses différends continuels avec les Juifs.
[2] Ailleurs Kedasa ou Kadasa (II, 459) ; peut-être Kedesch-Naphtali. Voir les Corrigenda de Thackeray, t III.
4. La nuit venue, comme Jean ne voyait autour de la ville aucun poste romain, il saisit l'occasion et, prenant avec lui non seulement ses fantassins mais encore un grand nombre de citoyens non armés avec leurs familles, il s'enfuit vers Jérusalem. Sur une étendue de vingt stades, cet homme, que pressaient la crainte d'être capturé et le désir anxieux de vivre, put entraîner à sa suite la foule des femmes et des enfants ; mais quand il s'avança davantage, ceux-ci furent laissés en arrière. Les abandonnés poussaient d'affreux gémissements, car plus ils se trouvaient éloignés de leurs parents, plus ils se croyaient près des ennemis. Glacés d'effroi, ils se figuraient que ceux qui devaient les prendre étaient déjà là : au bruit que leurs compagnons faisaient en courant, ils se retournaient, comme s'ils voyaient déjà survenir ceux qu'ils fuyaient : la plupart s'égaraient dans des chemins impraticables et, dans leur effort commun pour arriver les premiers à la route, s'écrasaient en très grand nombre. Les femmes se lamentaient, les enfants périssaient. Quelques femmes s'enhardirent jusqu'à invoquer avec des clameurs leurs maris et leurs parents, en les suppliant de rester : mais les exhortations de Jean étaient les plus fortes : il leur crie de se sauver eux-mêmes et de se réfugier là où ils pourront se venger sur les Romains de ceux qu'ils abandonnent si l'ennemi les fait prisonniers. C'est ainsi que la foule des fugitifs se dispersa suivant l'endurance et l'agilité de chacun.
5. Quand Titus, le lendemain, se rendit au pied des remparts pour conclure le traité, le peuple lui ouvrit les portes, et les citoyens, s'avançant avec leurs familles, saluèrent en lui leur bienfaiteur, celui qui avait délivré la cité de sa garnison. Ils dénoncèrent en même temps la fuite de Jean et supplièrent Titus de les épargner et d'entrer dans la ville pour punir ceux des factieux qui l'étaient encore. Mais lui, négligeant les prières du peuple, envoya à la poursuite de Jean une section de cavalerie qui ne put le capturer, car il avait pris les devants et s'était réfugié à Jérusalem : mais cette troupe tua environ six mille fugitifs, cerna et ramena près de trois mille femmes et enfants. Titus fut mécontent de n'avoir pas sur-le-champ puni Jean de sa ruse, mais il trouva une consolation suffisante à son échec dans le grand nombre des prisonniers et des morts. Il entra dans la ville au milieu des acclamations et donna aux soldats l'ordre de détruire la muraille sur une faible longueur, pour en marquer la capture. Il apaisa par des menaces plutôt que par des châtiments des perturbateurs de la cité : car il savait que beaucoup, cédant à des haines privées et à des inimitiés personnelles, dénonceraient des innocents, s'il recherchait lui-même les coupables. Il valait donc mieux laisser les coupables tenus en suspens par la crainte, que de perdre avec eux quelqu'un de ceux qui ne méritaient point de punition : peut-être celui-là deviendrait-il plus sage par la crainte du châtiment et par un sentiment de respect pour le pardon accordé aux fautes passées : mais il n'y a point de remède à la peine de mort que l'on inflige par erreur. Il s'assura donc de la ville en y mettant une garnison, destinée à réprimer les factieux et à relever le courage des partisans de la paix qu'il y laissait. C'est ainsi que la Galilée fut soumise tout entière : les grands efforts qu'y déployèrent les Romains furent pour eux une préparation à la lutte contre Jérusalem.