Le naturel est une de ces choses qui ne peuvent être définies que par leurs effets ou leurs symptômes, attendu que toute autre définition aurait besoin elle-même d’être définie. Nous dirons donc que le style naturel est celui dans lequel l’art ne se laisse pas sentir, soit que l’art ne s’en soit pas mêlé, soit à force d’art. Car le triomphe de l’art est de se faire oublier ou de ne se faire sentir qu’à la réflexion.
L’art n’est pas purement l’imitation de la nature, comme on l’a dit longtemps ; mais on peut repousser cette définition, et reconnaître que l’art aspire à donner à ses créations le caractère des productions de la nature. Il a réussi quand il a su réunir le vrai et l’extraordinaire. [Le vrai qui n’est pas extraordinaire, ou l’extraordinaire qui n’est pas vrai, ne sont pas des objets d’art.]
Ce qui a paru naturel dans un siècle ou dans un pays ne le paraît pas dans un autre. [La panoplie de saint Paul (Ephésiens 6.13-17) n’est pas naturelle à notre-point de vue ; le style oriental ne le paraît pas davantage.] Les époques de demi-civilisation, époques dont la recherche paraît d’ailleurs une espèce de naïveté, et celles d’extrême civilisation, sont peu favorables au naturel. La culture des esprits y ramène.
Le naturel plaît comme gage ou signe de sincérité. Son absence fait soupçonner celle de la sincérité, quoiqu’on puisse être très cordial sans être naturel ; mais il faut alors être bien cordial. [Qui est plus cordial, plus ému et plus émouvant que saint Augustin et saint Bernard, et cependant ils ne sont point naturels.]
Dans les ouvrages d’art, dans les écrits, le naturel plaît doublement, comme plus inattendu et plus rare. C’est en partie à la rareté de ce parfait naturel que tient le plaisir que fait éprouver sa rencontre.
Quand on voit le style naturel, dit Pascal, on est tout étonné et ravi ; car on s’attendait de voir un auteur, et on trouve un homme. Au lieu que ceux qui ont le goût bon, et qui, en voyant un livre, croient trouver un homme, sont tout surpris de trouver un auteur.
Boileau, dans son Eloge du vrai, n’a pas oublié de louer le naturel :
Cessons de nous flatter. Il n’est esprit si droit
Qui ne soit imposteur et faux par quelque endroit.
Sans cesse on prend le masque, et, quittant la nature,
On craint de se montrer sous sa propre figure.
Par là le plus sincère assez souvent déplaît.
Rarement un esprit ose être ce qu’il est.
Chacun pris dans son air est agréable en soi :
Ce n’est que l’air d’autrui qui peut déplaire en moiw.
w – Boileau, Epître IX.
Le naturel peut s’élever à la naïveté, et cette naïveté est admirable dans des hommes. et dans des sujets graves. [Le naturel, dans l’enfant, c’est de la naïveté : qu’un homme devienne enfant sans rien perdre de sa gravité et de sa maturité, c’est une chose très rare et très belle.] La différence entre le naturel et la naïveté est celle-ci : le naturel se possède et se connaît, la naïveté ne se possède ni ne se connaît ; elle se laisse surprendre à ses propres impressions ; après coup, elle sera surprise elle-même de ce qu’elle a dit. Bossuet a des mouvements saisissants de naturel.
Il est très difficile, hors des situations de la vie actuelle, d’être parfaitement naturel, c’est-à-dire parfaitement vrai. Il faudrait, ou pouvoir écarter toute préoccupation d’art ou s’y livrer entièrement. La sincérité même n’est pas un garant de naturel. Cela est si rare que quand on rencontre un orateur parfaitement naturel, [on est tenté de lui demander] :
Est-ce vous qui parlez, ou si c’est votre rôle ?
Si l’on a du plaisir à trouver un homme, ce doit être dans le discours de la chaire ; et il semble qu’il devrait y avoir le plaisir de la surprise de moins. Oserons-nous dire qu’il y est de plus ? Ce qui serait naturel comme poésie ne le serait pas comme éloquence, et la chaire, [la chaire de vérité, où l’on vient parler de Dieu et des intérêts les plus pressants,] a tardé plus que les autres genres à devenir naturelle.
[La cause en est en partie, selon Théremin, dans la position physique du prédicateur, éloigné de son auditoire et élevé au-dessus de lui. Il faut tout le zèle de la charité chrétienne pour transformer le discours en affaire.] D’Alembert, se plaignant du style académique, dit qu’on l’appellerait bien mieux style de la chaire.
Fénelon a fait de grands efforts pour ramener dans la chaire le naturel du style avec le naturel des conceptions et des plans ; car tout cela se tient.
Je ne m’attache pas à indiquer les différentes manières de manquer de naturel. Pourquoi les énumérer toutes ? Et à quoi serviraient, sur ce sujet, des règles négatives ? On ne devient pas naturel en se prémunissant contre chacun de ces défauts. Le naturel a une source plus positive et plus vive. La lumière doit dévorer les ténèbres. On n’évitera pas un défaut pour tomber dans l’autre si l’on s’attache fortement au principe ; et pour s’y attacher, il ne faut que vouloir être vrai, et faire du discours une action et non un ouvrage. C’est à ce point de vue que Brougham attribue la supériorité du style de Démosthène. Qu’est-ce, en effet, qu’un homme appellera naturel dans un discours qu’il entend ? C’est l’expression dont il sent qu’il se serait involontairement servi dans la situation ou la disposition où l’orateur professe de se trouver. C’est l’expression au sujet de laquelle il se dit : Mais peut-on dire autrement ? et n’est-ce pas la première expression qui devait venir à l’esprit ?
Sans parler donc de l’affectation, de l’exagération, des jeux d’esprit, des métaphores prolongées, des antithèses, etc., disons seulement qu’on risque de n’être pas naturel en transportant dans la chaire des traits ou des formes qui sont naturels en d’autres genres, ou en imitant la forme individuelle des chefs-d’œuvre du genre même que l’on cultive. Ce n’est donc qu’avec précaution et sous réserve qu’il faut étudier les orateurs.
Soyez ce que vous voulez paraître.