Le Premier Consul trouva les affaires de l’Église catholique dans un grand désordre. Prêtres assermentés et non assermentés se livraient à de violentes controverses et divisaient les troupeaux. Les conseillers de Bonaparte l’engageaient, d’une voix presque unanime, à ne pas intervenir dans les questions religieuses, disant qu’il en retirerait peu d’avantages et beaucoup d’embarras, et qu’il valait mieux laisser l’Église pacifier elle-même, comme elle le pourrait, ses luttes intestines. Le nouveau chef de l’Etat ne tint pas compte de ces avis, et ouvrit des négociations avec le saint-siège. On assure qu’il confessa, quinze ans après, que c’était la plus grande faute de son règne.
Un concordat fut signé entre le Premier Consul et le légat de Pie VII, le 26 messidor an IX (15 juillet 1801). Ce rétablissement de l’alliance du pouvoir temporel avec le pouvoir spirituel devait nécessairement réagir sur la position du protestantisme français.
Le pape avait vivement insisté pour que la religion catholique fût proclamée religion de l’Etat, ou tout au moins religion dominante. Ni l’une ni l’autre de ces prétentions ne fut admise, de peur de faire supposer, comme le disait le négociateur du gouvernement consulaire, le retour d’une religion intolérante et oppressive. On inséra seulement dans le préambule du concordat la déclaration suivante : « Le gouvernement de la République reconnaît que la religion catholique, apostolique et romaine, est la religion de la grande majorité des Français. »
Ce n’était pas l’expression d’un simple fait. Néanmoins le Conseil d’Etat crut encore devoir aller au-devant de toute interprétation défavorable aux protestants. On lit dans un rapport qui fut mis sous les yeux des consuls, au commencement de 1802, ces remarquables paroles : « Le gouvernement, en déclarant que le catholicisme était en majorité en France, n’a voulu autoriser en sa faveur aucune prééminence politique ou civile. Il a seulement motivé l’antériorité des mesures qu’il a prises pour assurer une indépendance qu’il est dans son intention de garantir à tous les cultes. Le protestantisme est une communion chrétienne qui réunit à la même croyance et aux mêmes rites un très grand nombre de citoyens français. A ce seul titre, cette communion a droit à la protection du gouvernement. A d’autres égards elle mérite des marques de considération et de bienveillance. Ses fondateurs ont les premiers répandu en Europe des maximes libérales de gouvernement ; ils ont fait faire des progrès à la morale, à la philosophie, aux sciences et aux arts utiles. Dans les derniers temps, les protestants se sont rangés les premiers sous les drapeaux de la liberté, et ne les ont jamais abandonnés. Il est donc du devoir du gouvernement d’assurer sa protection aux réunions paisibles de cette minorité éclairée et généreuse de citoyens, rassemblés dans des temples avec la vue louable de recueillir les préceptes de la religion du Christ… Tout ce qui est assuré aux diverses communions chrétiennes par les articles convenus entre Sa Sainteté et le gouvernement de la République, est également garanti aux protestants, à l’exception de la subvention pécuniaire. »
Les pasteurs protestants ne devaient donc recevoir aucun salaire du trésor public, tandis que les évêques et les prêtres en avaient un. On était revenu au décret de l’Assemblée constituante qui n’accordait en effet de traitements qu’aux ministres du culte catholique, mais on ne s’appuyait plus sur les mêmes raisons. L’Assemblée constituante regardait le salaire du clergé comme un dédommagement ou une indemnité pour la perte de ses biens. Le conseil d’Etat de 1802 laissait entièrement à l’écart cet ordre de considérations. Il justifiait par trois motifs l’intention de payer les prêtres sans payer les pasteurs. Premièrement, certaines dépenses peuvent être imposées à tous dans l’intérêt du plus grand nombre. Ensuite, les subventions volontaires que les prêtres levaient pour entretenir le culte catholique entraînaient des profusions et des abus qui, pour diverses causes, n’existaient pas au même degré chez les protestants. Enfin, « dans les articles convenus entre le chef de l’Église romaine et le gouvernement de la République, la charge imposée à l’Etat est compensée par le droit que le gouvernement s’est acquis d’intervenir directement et efficacement dans l’administration de l’Église par la nomination des principaux ministres, et par la surveillance des ministres subordonnés. »
Voici dès lors les deux situations très distinctes qu’on voulait faire aux catholiques et aux protestants. Pour les premiers, un salaire de l’Etat, mais aussi l’intervention du gouvernement dans la nomination des évêques et des curés de canton : le pouvoir civil donnait de l’argent, et par son argent il s’était acquis le droit de mettre la main dans les affaires de l’Église. Pour les seconds, point de salaire, mais aussi une pleine liberté d’action intérieure : nul sacrifice d’argent d’un côté, et nul sacrifice d’indépendance de l’autre.
On rédigea effectivement, le 21 ventôse an X (12 mars 1802) un arrêté en neuf articles, où il n’était question que de mesures générales de police et de droit commun pour le culte des protestants. Bonaparte écrivit en marge de la minute de cet arrêté qu’il y manquait deux articles : l’un sur le serment des ministres protestants, l’autre sur le mode de nomination, et le projet s’arrêta là[a].
[a] M. Artaud donne des détails sur cette négociation curieuse et généralement ignorée, dans son Histoire du pape Pie VII, t. I, p. 265 et suiv.
On voit qu’il s’en est fallu de bien peu que la séparation de l’Église et de l’Etat n’ait été complètement réalisée pour la communion réformée de France. L’obstacle vint du Premier Consul, qui, voulant avoir autorité sur le protestantisme par le serment et la nomination des pasteurs, sentit bien qu’il devait, en compensation, entretenir le culte réformé aux frais du trésor public ; et de cette prétention est sortie la loi du 18 germinal an X (7 avril 1802).
Si l’on se proposait d’écrire des observations sur l’histoire des protestants français, au lieu de raconter l’histoire même, on demanderait quelle eût été la destinée de leurs Églises, et qu’elle serait aujourd’hui leur position, dans le cas où Bonaparte, se conformant à l’avis de son conseil d’Etat, leur eût laissé une entière indépendance, en ne leur accordant aucun salaire. Des opinions opposées pourraient être soutenues sur cette question avec une égale bonne foi ; mais l’examen de cette thèse nous écarterait de notre sujet.
La fait historique, seul point qui doive nous occuper ici, c’est que la plupart des protestants, pasteurs et fidèles, à tort ou à raison, accueillirent comme une précieuse faveur la loi du 18 germinal. Ils furent moins sensibles au sacrifice d’une partie de leur indépendance religieuse qu’aux avantages qu’ils se promettaient du salaire de l’Etat ; car ils trouvaient deux grandes choses : une reconnaissance légale incontestable, et le gage officiel d’une égalité parfaite avec les catholiques-romains.
Rabaut-Dupuy, qui présidait le corps législatif en 1802, se fit l’organe des sentiments de gratitude et de joie de ses coreligionnaires dans la séance de clôture. « Législateurs, dit-il, cette loi de justice a été reçue avec reconnaissance par tous les chrétiens ; les protestants en ont senti tout le prix… Rendus à la liberté des droits civils, politiques et religieux, aujourd’hui que la loi organise tous les cultes d’une manière parallèle, ils seront les plus fermes appuis d’un gouvernement protecteur. »
Il disait encore en 1807, dans une lettre adressée aux réformés de l’Empire : « Vous qui vécûtes comme nous sous le joug de l’intolérance, résidu de tant de générations persécutées, voyez et comparez. Ce n’est plus dans les déserts et au péril de votre vie que vous rendez au Créateur l’hommage qui lui est dû. Nos temples nous sont rendus, et tous les jours il s’en élève de nouveaux. Nos pasteurs sont reconnus fonctionnaires publics ; ils sont salariés par le gouvernement ; le glaive d’une loi barbare n’est plus suspendu sur leur tête… Hélas ! ceux à qui nous avons survécu sont montés sur la montagne de Nébo d’où ils ont vu la terre promise ; mais nous seuls en avons pris possession. »
Toutefois, quelque unanimité qu’il y ait eu dans les sentiments des protestants de cette époque sur la loi de germinal, il faut reconnaître qu’elle a changé dans des points essentiels la constitution de la Réforme française, et lui a fait payer cher l’avantage de l’égalité politique des religions.
En apportant au Corps législatif les nouveaux articles organiques, le conseiller d’Etat Portalis, depuis ministre des cultes, annonça que la loi avait été faite sur les instructions verbales ou écrites demandées aux protestants. « S’il appartient aux lois, disait-il, d’admettre ou de rejeter les divers cultes, les divers cultes ont par eux-mêmes une existence qu’ils ne peuvent tenir des lois, et dont l’origine n’est pas réputée prendre sa source dans des volontés humaines. » On croirait donc que le gouvernement s’était borné à interroger les protestants sur leurs articles de foi et de discipline, et qu’il les avait tout simplement sanctionnés. Mais il suffit pour se détromper, de comparer la loi du 18 germinal avec les règles établies par les synodes nationaux.
Dans l’ordre ancien, qui est le système du presbytérianisme calviniste, la société religieuse existe en soi et par soi. Elle a son autorité suprême, ses autorités secondaires, sa doctrine, sa discipline, ses moyens de gouvernement, sa pénalité. Dans l’ordre nouveau, la société religieuse n’ayant plus de confession de foi officiellement reconnue, n’en pouvant pas établir une autre sans la permission du magistrat civil, ne possédant plus de règles générales et fixes en dehors de ses relations avec l’Etat, et subordonnée pour la conduite de ses affaires intérieures au pouvoir séculier, manque d’un gouvernement, dans le sens vrai du mot : elle semble appuyer son existence même sur une force qui ne vient pas de son propre fonds.
Autrefois, c’étaient les pasteurs et les anciens, qui, réunis en colloques, en synodes provinciaux, en synodes nationaux, décidaient souverainement de toutes les questions ecclésiastiques. Ils nommaient les ministres, jugeaient les différends survenus dans les troupeaux, appliquaient les peines spirituelles, ordonnaient les changements réputés utiles, dirigeaient enfin les Églises, en leur qualité d’Églises, dans tout ce qui intéressait la piété, les bonnes mœurs, l’édification, la vie chrétienne. Sous le régime de 1802, tout paraît sortir de l’autorité temporelle, et tout y revient par une voie ou par une autre : confirmation et destitution des pasteurs, décisions dogmatiques, modifications dans la discipline, entreprises des ministres du culte ou des consistoires, divisions dans les troupeaux. N’est-ce pas une organisation essentiellement civile substituée à une organisation essentiellement ecclésiastique ?
Les différences capitales qui existent dans l’ensemble se retrouvent aussi dans les détails. L’élément primitif, qui correspondait à celui de la commune dans la société politique, c’est-à-dire l’Église particulière ayant son consistoire et son pasteur, est supprimé, au moins dans son autorité propre et distincte, par les articles de 1802, et remplacé par la création de l’Église consistoriale qui se compose d’un certain chiffre de protestants agglomérés. Les cinq ou six Églises particulières dont elle est formée ne sont plus que des sections ou des fragments du corps, et leurs consistoires n’ont point de titre légal. C’est absolument comme si l’on supprimait, dans le domaine de l’Etat, toutes les communes avec leurs conseils municipaux, pour les absorber dans l’existence purement conventionnelle des cantons.
La loi de l’an X concentre la capacité consistoriale dans les rangs des plus imposés au rôle des contributions directes. Vingt-cinq de ces plus imposés nomment le premier consistoire. Ensuite le consistoire même désigne les notables qui doivent, de concert avec lui, pourvoir aux réélections et aux vacances. Les deux conditions de la piété et de la fortune peuvent se trouver réunies, sans nul doute ; mais quand elles ne le sont pas, c’est la fortune qui doit prévaloir, si l’on se conforme rigoureusement au texte légal. La masse des fidèles, ou le peuple, selon l’expression de l’ancienne discipline, n’a aucun droit d’élection, ni d’empêchement, ni de consentement officiellement réclamé.
A la place des synodes provinciaux, qui comptaient trente à quarante membres et quelquefois plus, puisque chaque Église particulière de la province y envoyait un pasteur et un ancien, la loi de germinal a institué des synodes d’arrondissement formés de cinq Églises consistoriales. L’assemblée ne peut donc se composer que de dix membres, et ne doit durer que six jours. Elle n’a le droit de se réunir qu’avec la permission du gouvernement, après lui avoir donné connaissance des matières qui seront traitées, et en présence du préfet ou du sous-préfet. De plus, toutes les décisions qui émaneront de ces synodes, de quelque nature quelles soient, doivent être soumises à l’approbation du pouvoir civil. Et cependant, depuis près d’un demi-siècle, malgré ces excessives précautions, il n’y a qu’un seul synode d’arrondissement, celui de la Drôme, qui ait été convoqué en 1850.
Enfin, il n’y a plus de synode national ; car les articles organiques n’ayant rien statué sur la composition et les attributions de cette assemblée, et n’en ayant pas même prononcé le nom, tandis qu’ils ont soigneusement déterminé tout ce qui concerne les synodes d’arrondissement, il est hors de doute que le silence du législateur équivalait, dans sa pensée, à une suspension indéfinie des synodes généraux.
La loi du 18 germinal n’est donc pas la confirmation de l’ancienne discipline des réformés, comme on aurait pu l’induire du discours de M. Portalis : elle en est à quelques égards le renversement. Il est vrai que le changement des idées et des mœurs devait amener des modifications dans les règlements ecclésiastiques, et nul homme intelligent n’aurait pu vouloir la complète restauration du passé. Il est encore vrai que les défaillances intérieures du protestantisme ont fait plus de mal à la liberté que les articles organiques, et que la foi aurait pu corriger à beaucoup d’égards les vices de la loi : n’imputons point au législateur ce qui doit peser avant tout sur les protestants eux-mêmes. Néanmoins le régime de 1802, établi après les récents excès de la liberté, porte l’empreinte d’une réaction extrême vers les besoins de l’ordre. Aucun gouvernement postérieur n’aurait eu de si grandes exigences, et l’opinion unanime du protestantisme français demande aujourd’hui la révision des articles de l’an X. Les uns veulent plus, les autres moins, mais tous désirent une loi qui garantisse mieux l’indépendance des Églises.
Il n’en était pas ainsi, nous l’avons vu, au temps du consulat. Un mémoire fut seulement présenté à l’autorité politique, sollicitant la formation d’une commission centrale, qui aurait été composée d’un pasteur et d’un ancien de chaque synode d’arrondissement. Cette commission, soumise à toutes les règles imposées aux synodes inférieurs, aurait tâché d’établir, sous l’œil d’un commissaire du gouvernement, quelque unité dans le dogme, le culte et la discipline. Mais le mémoire ne produisit rien.
Vingt-sept présidents de consistoire furent appelés au sacre de Napoléon. Ils examinèrent dans une conférence préalable s’ils devaient assister au service religieux, et après quelque hésitation se décidèrent pour l’affirmative, soit parce que l’Empereur devait prêter serment de protéger la liberté des cultes, soit parce qu’ils craignirent que leur absence ne fût nuisible aux intérêts des Églises réformées. « Il serait absurde de penser, » dirent-ils dans une délibération consignée sur les registres du consistoire de Paris, « qu’aucun pasteur-président pût être compromis, ou avoir quelque scrupule de conscience pour une assistance muette à des cérémonies, religieuses il est vrai dans leur nature, mais qui n’exigent aucun assentiment, aucun signe extérieur d’adoration de la part des spectateurs, cérémonies qui sont tellement unies et associées aux cérémonies civiles qu’elles perdent presque le caractère particulier que leur imprime le culte catholique romain. »
Le président du Consistoire de Genève, alors ville française, M. Martin, présenta ses hommages à l’Empereur au nom de ses collègues et de tous les protestants. La réponse de Napoléon mérite d’être conservée par l’histoire : « Je vois avec plaisir rassemblés ici les pasteurs des Églises réformées de France. Je saisis avec empressement cette occasion de leur témoigner combien j’ai toujours été satisfait de tout ce qu’on m’a rapporté de la fidélité et de la bonne conduite des pasteurs et des citoyens des différentes communions protestantes. Je veux bien que l’on sache que mon intention et ma ferme volonté sont de maintenir la liberté des cultes. L’empire de la loi finit où commence l’empire indéfini de la conscience ; la loi ni le prince ne peuvent rien contre cette liberté. Tels sont mes principes et ceux de la nation ; et si quelqu’un de ceux de ma race, devant me succéder, oubliait le serment que j’ai prêté, et que, trompé par l’inspiration d’une fausse conscience, il vînt à le violer, je le voue à l’animadversion publique, et je vous autorise à lui donner le nom de Néron. »
L’Empereur tint fidèlement sa promesse. Point de persécution contre les protestants sous son règne ; point de violence, en haut ni en bas, qui ait porté atteinte à leurs droits religieux ou civils ; une sécurité pleine et continue. Mais c’était une liberté interne et murée dans les temples, pour ainsi parler. Il y avait rigoureuse défense de faire aucun bruit, aucun mouvement dans les choses de religion. Ni journaux, ni associations, ni controverse, ni prosélytisme ; et si quelque idée ou action religieuse osait franchir l’enceinte où elle était emprisonnée, la main de fer de Napoléon l’y refoulait immédiatement.
Nous avons entendu dire que tel village catholique ayant manifesté le dessein d’entrer dans la communion réformée, un pasteur crut avoir le droit de s’y rendre. Aussitôt il se rencontra face à face avec le gouvernement impérial, qui lui ordonna de retourner chez lui et de s’y tenir en repos. Le pasteur dut baisser la tête et obéir. Que de faits semblables qui sont restés inconnus !
Si Napoléon défendait aux religions de sortir de leurs temples, il s’était réservé le privilège d’y pénétrer lui-même et d’y commander, chaque fois qu’il le jugeait à propos. Le 19 février 1806, par exemple, il institua deux fêtes, sur un simple rapport du Conseil d’Etat : l’une pour l’anniversaire de sa naissance, l’autre pour celui de son couronnement et de la bataille d’Austerlitz. « Il sera prononcé, disait le décret, dans les églises, dans les temples, et par un ministre du culte, un discours sur la gloire des armées françaises, et sur l’étendue du devoir imposé à chaque citoyen de consacrer sa vie à son prince et à sa patrie. »
Aussi le protestantisme français n’a-t-il pas proprement d’histoire pendant les quatorze années du Consulat et de l’Empire. Faible par le nombre, épars, sans lien, sans discipline commune, contraint de se faire petit et silencieux, et de ne rien troubler dans le classement officiel des religions, il vécut d’une vie uniforme et obscure. « Les prédicateurs prêchaient, dit M. Samuel Vincent, le peuple les écoutait ; les consistoires s’assemblaient ; le culte conservait ses formes. Hors de là, personne ne s’en occupait, personne ne s’en souciait, et la religion était en dehors de la vie de tous. Cela dura longtemps[b]. »
[b] Vues sur le protestantisme en France, t. II, p. 265.
Nous ne connaissons aucun livre important de dogmatique, d’histoire ecclésiastique ou d’éloquence sacrée, qui soit datée du règne de Napoléon. Quelques sermons de circonstance, des cours d’instruction religieuse, des résumés de l’histoire sainte, trois ou quatre ouvrages traduits de l’anglais et de l’allemand : telle fut la littérature protestante de l’époque. Nous ne comptons pas des écrits du genre de l’Essai de Charles Villers, où les lettres, les arts et la philosophie tiennent plus de place que la religion.
A se renfermer dans les limites de la France actuelle, on n’y comptait pas deux cents pasteurs en 1807 : le nombre en est plus que double aujourd’hui. Les Églises de plusieurs étaient si vastes qu’ils devaient mener une vie nomade. Gardons-nous, au reste, de juger ces pasteurs avec sévérité. Nous ne connaissons pas tout le bien qu’ils ont fait dans leurs humbles travaux, tous les malheureux qu’ils ont consolés, tous les pauvres qu’ils ont secourus, toutes les âmes qu’ils ont édifiées et ramenées à Dieu. Leur fardeau était plus lourd que celui des hommes qui les ont remplacés, leur tâche plus ingrate. Ils avaient à lutter, et contre la trop grande étendue de leurs circonscriptions ecclésiastiques, et contre l’indifférence des peuples qui ne s’occupaient que des triomphes militaires de Napoléon.
Quelques-uns de ces pasteurs entretenaient des relations avec les sociétés allemandes des Frères Moraves, et rassemblaient autour d’eux les fidèles qui partageaient leurs convictions. « C’étaient en général, dit encore M. Vincent, des gens paisibles et inoffensifs, qui dogmatisaient peu, qui plaçaient la religion dans l’amour, et surtout dans l’amour pour Jésus, qui se réunissaient en petit nombre, sans éclat, sans prétention, avec un prosélytisme très doux et très modéré » (t. II, p. 266).
Le séminaire français de Lausanne avait été transporté à Genève ; mais comme il ne suffisait pas aux besoins du corps pastoral, l’Empereur créa une Faculté de théologie protestante à Montauban (1808-1810). La chaîne des souvenirs fut ainsi renouée pour l’une des plus anciennes et des plus célèbres métropoles de la Réforme française. Montauban avait perdu son académie théologique en 1661 par les intrigues des Jésuites ; Napoléon la lui rendit. Les hommes passent, les persécutions finissent ; mais les institutions nécessaires à l’intelligence et à la conscience humaine ne tombent que pour se relever.
Des projets de réunion entre les communions chrétiennes furent mis en avant dans cette période. L’autorité publique n’y intervint plus, comme au temps de Richelieu et de Louis XIV ; elle ne parut pas même y attacher la moindre importance, et l’on ne trouve ici que la pensée et l’œuvre de quelques particuliers.
L’archevêque de Besançon, M. Claude Lecoz, ancien membre de l’Assemblée législative, évêque constitutionnel en 1791, et auteur de brochures très vives contre le pape Pie VI, à propos de la constitution civile du clergé, crut devoir faire preuve de zèle pour la foi catholique. Il adressa, au mois de novembre 1804, une lettre publique à MM. Marron, Rabaut-Pomier et Mestrezat, pasteurs de Paris, dans laquelle il les invitait à profiter du voyage de Pie VII en France pour se rapprocher de l’Église romaine. « Avec quelle ardeur il se prêterait, dit-il, à tous les moyens de réconciliation compatibles avec les droits de la vérité ! Avec quelle joie il ouvrirait ses bras à des enfants dont l’éloignement déchire son cœur paternel ! » Les pasteurs de Paris répondirent que nul projet de réunion n’était praticable avec la condition de rentrer comme des brebis égarées et repentantes dans l’Église de Rome, et que d’ailleurs la complète unité en matière de religion leur paraissait impossible.
Un jurisconsulte de quelque talent, M. de Beaufort, descendit à son tour dans la lice, et plaçant la question sur le terrain politique, il prétendit qu’une parole de Napoléon réunirait les diverses Églises. M. Lecoz répondit avec aigreur à ce nouvel antagoniste ; M. de Beaufort lui opposa une réplique véhémente, et le projet d’accommodement se termina par des invectives réciproques.
Un ancien prêtre de la congrégation de l’Oratoire, M. Tabaraud, publia aussi un livre sur la réunion des communions protestantes. Il avait défendu leurs droits civils, en 1788, contre une diatribe de l’évêque de La Rochelle, sur l’édit de Louis XVI. Inflexible adversaire des opinions ultramontaines et Janséniste éclairé, il avait plus de titres que n’en ont habituellement ceux de sa robe à être écouté avec faveur. Ses tentatives n’eurent pourtant pas plus de succès que les précédentes, et l’on admira seulement la science qu’il avait déployée dans l’exposition historique du sujet. Entre l’autorité absolue en matière de dogme, à laquelle Rome ne veut pas renoncer, et le droit d’examen, dont la Réforme ne veut pas davantage faire le sacrifice, où est le point de jonction ? Les plus ingénieuses combinaisons ne peuvent pas suppléer au défaut d’un terrain commun.