L'occasion, si longtemps attendue, s'offrait enfin ! Depuis sept ans, Hudson Taylor projetait de visiter le Shansi. Une fois déjà il avait été rappelé à la côte, après son départ, mais, maintenant que, l'organisation meilleure de la Mission lui permettait de s'absenter plusieurs mois de Shanghaï, il espérait pouvoir affermir l'œuvre, non seulement dans le Shansi, mais dans d'autres contrées plus reculées encore. Le problème le plus important était celui de l'évangélisation des masses auxquelles, maintenant, l'on avait accès. Le but immédiat était de porter secours et encouragement aux travailleurs isolés et d'organiser avec eux l'Église indigène qui, en maints endroits, grandissait rapidement. Hudson Taylor espérait aussi établir dans la vaste province de l'Ouest, le Szechwan, un district de l'Église d'Angleterre. Dans la personne du Révérend Cassels, la Mission avait, pour la première fois, un homme qualifié pour une telle entreprise, et le Szechwan, avec soixante-huit millions d'habitants, ne possédait que deux centres où l'on put trouver des missionnaires protestants.
Mais il fallait d'abord atteindre la province désirée par delà les vastes plaines du Chihli et les montagnes qui les bordent. Un tel voyage était nouveau pour Hudson Taylor, jusqu'ici accoutumé aux voies d'eau sans fin de la Chine du centre et du sud. C'étaient, durant le jour, des chariots sans ressorts, sur les routes du Nord, simples sentiers à peine tracés en des contrées desséchées par le soleil ou inondées par la pluie ; des rivières à passer sans ponts ni bateaux, des défilés dangereux à affronter en litières, portées par des mules qui bronchaient aisément ; de nuit, c'étaient de grandes et bruyantes auberges. Jointes à la langue, la nourriture, les coutumes du Nord, ces choses étaient une rude épreuve de patience. Une jonque indigène sur une rivière peut laisser à désirer ; elle constitue du moins un abri vous appartenant en propre. Mais, échanger un chariot, dans lequel vous avez été secoué et brisé pendant des heures, pour un lit de briques à partager avec d'autres hôtes dans une chambre sale où les habitants de moindre taille se comptent par centaines et par milliers, c'est une tout autre affaire.
Ce voyage resta mémorable par son manque total du moindre confort. Vers la fin de juin, la chaleur était intense. Les mouches pullulaient ; les jeunes compagnons d'Hudson Taylor étaient trop las, le soir, pour déballer leurs provisions ou aller à la recherche d'un repas. Maintes fois il les réveilla, après des heures de sommeil, pour les inviter gaiement à partager un « poulet de minuit » vraisemblablement apprêté de ses propres mains.
Deux semaines s'écoulèrent rapidement et le contraste fut d'autant plus grand, lorsqu'on atteignit l'hospitalière demeure du Dr Edwards. Là, dans la capitale (Taiyüan), tous les missionnaires du Shansi, y compris cinq membres de la troupe de Cambridge qui comptaient maintenant quinze mois de séjour en Chine, se réunirent pour recevoir Hudson Taylor. Un an plus tôt, ils eussent été moins en état de le recevoir. Il n'y avait alors que deux stations dans la province et ils commençaient l'étude de la langue. Aujourd'hui, ils s'exprimaient facilement en chinois et chacun arrivait de sa station l'esprit occupé des problèmes qu'une œuvre grandissante pose à de jeunes missionnaires.
Le district dans lequel ils se trouvaient était celui dont M. Hsi, le lettré, ancien disciple de Confucius, et ses amis Chang et Ch'ü, anciens bouddhistes de Taning, avaient la charge. Sur les deux bords de la rivière Fen, ces deux hommes, pleins du zèle de leur premier amour, faisaient entendre le joyeux message du salut. Soixante-douze baptêmes aux assemblées du printemps avaient doublé le nombre des membres de l'Église de Pingyang. Le moment était venu de mettre à part quelques-uns des chefs chinois à titre d'anciens et de diacres et de reconnaître le ministère, désigné de Dieu, de Hsi et d'autres remplissant des fonctions pastorales. Mais avant de se rendre aux conférences indigènes dans lesquelles ces consécrations devaient avoir lieu, Hudson Taylor jouissait avec reconnaissance de quelques jours paisibles de prière et d'attente, en Dieu, jours de bénédictions ! Ce titre du livre qui conserva le souvenir de ces réunions exprime bien ce qu'elles furent en réalité. Le parfum de la présence de Dieu se fait sentir à travers ses pages.
Nous ne nous étendrons pas sur le principal sujet de la conférence : L'entière suffisance de Christ pour la vie personnelle et la piété, aussi bien que pour les exigences de notre service. Hudson Taylor excellait à tirer des trésors de la Parole de Dieu et de sa propre expérience, pour l'encouragement de ses collaborateurs, mais ce sujet est trop vaste pour ces pages. Recueillons simplement quelques échos de la conférence, relatifs aux rapports qu'Hudson Taylor établissait entre le missionnaire et son œuvre.
Comment assurer la transformation des convertis indigènes en chrétiens forts, sains et semblables à leur Maître, si nous ne vivons pas nous-mêmes des vies fortes, saines, semblables à celle de Christ ?
On entend souvent parler de fautes et de chutes de chrétiens indigènes. Ne sont-elles pas le reflet des nôtres ?
Les enfants spirituels dépendent de ce qu'est leur père. Le torrent ne remontera pas plus haut que sa source, mais c'est bien d'elle qu'il recevra son impulsion.
Quand la grâce de Dieu est triomphante dans mon âme, je puis regarder un Chinois en face et lui dire : Dieu peut te sauver tel que tu es. Sans elle, comment pourriez-vous vous occuper d'un homme esclave de l'opium ? Si nous n'avons pas de succès, c'est trop souvent parce que nous ne sommes qu'à moitié consacrés nous-mêmes. Si nous sommes pleinement consacrés et si nous Le confessons, nous verrons des résultats.
Hudson Taylor insista sur le besoin d'un contact, étroit et réel, non seulement avec le Seigneur Lui-même, mais avec ceux dont nous désirons le bien. Une très mince pellicule entre deux surfaces empêchera leur union ; il en est de même dans le domaine spirituel. Nous devons être en contact de cœur, en contact personnel avec les Chinois si nous voulons que notre vie ait pour eux son maximum d'utilité.
J'aime à examiner chaque question pratique dans ses rapports avec Christ. L'incarnation nous enseigne que, pourvu que nous nous gardions du péché, nous ne pouvons aller trop loin à la rencontre de ce peuple, cherchant à le connaître, à devenir un avec lui, à sympathiser avec lui.
Il y a un merveilleux enseignement dans la manière dont le Seigneur accomplissait Ses œuvres d'amour. Il toucha le lépreux et l'aveugle, quand Il les guérit... La femme sentit que si elle touchait le bord de Son vêtement, elle serait libérée... Si nous nous tenons si loin des gens qu'ils ne peuvent toucher le bord de nos vêtements, comment une vertu sortirait-elle de nous ?... Il y a une puissance à s'approcher de ce peuple : une pauvre femme de Chengtu s'écria, en apprenant la mort de Mme Riley : « Quelle perte pour nous ! elle avait l'habitude de me prendre la main, pour m'encourager ». Il y a une puissance à mettre la main sur l'épaule d'un homme. Le contact est une vraie puissance que nous pouvons mettre au service de Christ.
Hudson Taylor parla ensuite du témoignage de la vie : nous devons manifester la Vérité, aussi bien que la prêcher.
Nous disons à ce peuple que le monde est vanité ; montrons par notre vie qu'il en est bien ainsi. Nous lui disons que notre demeure est En-haut, que toutes ces choses sont passagères ; notre manière de vivre le montre-t-elle ? Oh ! vivre des vies conséquentes ! La vie de l'apôtre l'était. Nul ne pouvait avoir l'impression que sa demeure était ici-bas : tous voyaient qu'elle était Là-haut.
Notre vie doit être une vie de renoncement visible... Il y a beaucoup de sacrifices dont les Chinois ne savent rien. À cause d'eux, nous avons laissé beaucoup de choses qu'ils n'ont jamais vues ; cela ne peut suffire : ils doivent voir le renoncement à nous-même, dans des choses qu'ils peuvent aisément comprendre1.
Avec tout son désir de développer les dons de l'Église indigène, Hudson Taylor redoutait de voir l'instruction, l'œuvre médicale ou toute autre activité auxiliaire usurper la place centrale.
Ayons fortement le sentiment que tout ce qui est humain, tout, en dehors de la pleine suffisance de Christ, n'est utile que dans la mesure où cela nous rend aptes à Lui amener des âmes. Si notre mission médicale nous attire des indigènes et que nous puissions leur présenter le Christ de Dieu, alors la mission médicale est une bénédiction ; mais ce serait une erreur profonde de substituer l'exercice de la médecine à la prédication de l'Évangile. Si nous mettons les écoles ou l'éducation à la place de la puissance spirituelle pour changer les cœurs, c'est une erreur. Si nous pensons que les gens se convertiront par quelques progrès dus à leur instruction et non par un renouvellement qui les régénère, c'est encore une profonde erreur. Exaltons dans nos cœurs le glorieux Évangile et croyons qu'il est la puissance de Dieu pour le salut de quiconque croit. Nous ne serons jamais découragés si nous éprouvons que Christ nous suffit.
Pourquoi se mettre en apprentissage chez un constructeur, sinon pour apprendre à construire ? À quoi cela sert-il de nous attacher à un Sauveur, si nous n'apprenons pas à sauver ? Quoique nous puissions être sauvés nous-mêmes, serions-nous en fait Ses disciples ?
Hudson Taylor estimait que, dans son influence pratique sur la formation des caractères chrétiens, la vérité de la seconde venue du Seigneur, son retour en personne, était d'une importance capitale.
On lit souvent dans les rapports des missions que des gens se sont détournés des idoles pour servir le Dieu vivant et vrai, mais à peine un sur dix fait part de cette attente de la venue de Son Fils, des cieux. Je crois que l'ignorance, chez les chrétiens indigènes, du fait que Christ va revenir et que le présent état de choses sera renversé est une des raisons de l'égoïsme et de la mondanité que l'on trouve dans quelques-unes des branches de l'Église, en Chine.
Je me souviens de l'effet produit sur moi par cette grande vérité que le Seigneur Jésus devait revenir et qu'Il pouvait revenir en tout temps. Je ne possédais pas beaucoup de livres, mais je fis une inspection de ma bibliothèque, et de mes vêtements également. Le résultat fut que je détruisis plusieurs volumes et me débarrassai aussi de plusieurs objets. Quand je revins en Angleterre, nous examinâmes, avec ma chère femme, tout le contenu de notre maison, de la cave au grenier, en pensant précisément à ce fait que le Seigneur pouvait revenir promptement. Cela m'a toujours été profitable, spirituellement, de constater de combien de choses nous pouvions nous passer. Il est important de nous souvenir que nous sommes des économes et que nous devrons rendre compte de tout ce que nous conservons. Si nous ne pouvons donner de raisons valables à cela, ne serons-nous pas honteux quand le Maître reviendra ? Et puisqu'Il peut revenir d'un jour à l'autre, n'est-il pas bon d'être prêt chaque jour ? Cette vérité m'a été en immense bénédiction tout au long de ma vie.
Hudson Taylor considérait aussi sous un angle très pratique la plénitude mise à notre disposition en Christ.
Dieu veut nous donner toutes choses dans la mesure de nos besoins. Il ne nous les donne pas d'une seule fois, pour le service de toute notre vie. Il ne veut pas que nous fassions notre travail en ayant sur le dos la charge des provisions de l'année prochaine. Il y a du ravitaillement tout le long de la route, nouvelle lumière, nouvelle puissance, nouvelle révélation, suivant ce que les circonstances réclament.
Oh ! être rempli de la connaissance de la volonté de Dieu et du sentiment de la présence de Jésus, être tellement un avec Lui que Sa vie coule dans nos veines, qu'Il puisse emprunter nos lèvres pour délivrer Son message, nos visages pour montrer Ses regards de patience et d'amour, nos mains pour faire Son service. En temps de découragement, quel réconfort de nous rappeler que l'œuvre du Seigneur n'est pas notre œuvre pour le Seigneur, mais l'îuvre du Seigneur par nous.
Restaurés spirituellement, il était temps, pour les ouvriers du sud de la province, de gagner leurs stations, après cette semaine de réunions. La saison des pluies était venue. Tous les préparatifs furent faits en hâte pour les conférences indigènes auxquelles MM. Taylor et Stevenson assistèrent. C'était nouveau pour eux de trouver, dans ces hommes du Nord, des êtres d'un caractère indépendant, et ils ne tardèrent pas à comprendre l'importance de ce fait pour l'avenir de l'Église indigène.
Mais il y avait plus que cela encore, et spécialement chez M. Hsi. Pendant cinq ou six semaines, M. Stevenson avait écouté avec joie ses prédications et observé son influence sur les membres de l'Église pour lesquels il était un pasteur zélé.
J'étais profondément saisi, écrivit-il : sa spiritualité et son zèle, sa prière et ses jeûnes, l'intensité de sa conviction —il n'y a au monde qu'une chose —et ses capacités sont fort remarquables. Je n'ai jamais constaté une telle influence. Il est si résolu que tout semble céder devant lui et si humble en même temps. Il porte les fardeaux de tous. Il est toujours prêt à donner avis à ceux qui en ont besoin et à prier avec eux.
Sa connaissance de l'Écriture et l'usage qu'il en fait me frappèrent aussi. Un de ses sermons sur la tentation me parut remarquable. Dieu est pour lui une redoutable réalité, Satan aussi, dans un autre sens. Ses luttes contre l'esprit du mal sont si intenses que pendant des jours entiers il s'adonne au jeûne et à la prière ; en voyage même, je l'ai vu jeûner un jour entier.
Il était évident que de tels dons devaient être utilisés pour l'avantage de l'Église. Deux semaines de voyage, sous une pluie diluvienne et à travers des océans de boue, conduisirent Hudson Taylor, le 30 juillet, à la Conférence des chrétiens indigènes de Hungtung. Ce fut avec une émotion profonde qu'il rencontra ces amis et vit le travail dont on lui avait parlé. En pensant à sa foi, à ses prières, à ses travaux, à ses souffrances afin que cette terre de Chine pût recevoir l'Évangile, l'on comprend que l'accueil d'un si grand nombre de croyants, à l'occasion de sa première visite dans cette province reculée, fût l'une des expériences les plus émouvantes de sa vie.
Il ne fut pas facile de décider M. Hsi à accepter les fonctions auxquelles le directeur de la Mission désirait l'appeler. Sans l'influence de M. Stevenson, il s'y fût sans doute refusé par humilité, mais, lorsque le directeur-adjoint lui eût démontré qu'Hudson Taylor ne faisait que confirmer une vocation inspirée de Dieu, il ne put se dérober. Du samedi au lundi suivant, jour de sa consécration, il vécut dans le jeûne et dans la prière, ne prenant absolument aucune nourriture. Il ne fut pas nommé pasteur d'un district particulier, mais désigné pour un ministère itinérant le conduisant partout où l'œuvre de Dieu l'appellerait. M. Song fut consacré comme pasteur indigène de l'Église de Pingyang. Deux anciens et seize diacres furent élus ensuite et soixante-dix croyants baptisés participèrent au service de Cène que présida le pasteur Hsi.
À un jour de voyage, plus au sud, à Pingyang, une autre conférence groupa un grand nombre de chrétiens de Taning, dans cette région montagneuse où les pluies, exceptionnellement abondantes, rendaient les voyages presque, impossibles. Hudson Taylor, avec amour, leur parla des leçons profondes de sa propre vie et leur dit comment, à travers les preuves, il apprit ce que le Seigneur Jésus peut être pour ceux qui se confient en Lui. La consécration du lettré Ch'ü, le fervent évangéliste de la province de Taning, et l'élection de cinq diacres terminèrent les réunions.
Une courte visite à la demeure du pasteur Hsi, à seize kilomètres de là, lui donna l'occasion de voir de plus près cet homme remarquable et le refuge pour fumeurs d'opium dont il avait la direction. Tout était magnifiquement préparé pour sa venue : dans la cour, couverte d'une tente afin de pouvoir servir de chapelle, se tinrent les principales réunions, et la joie de tous les visages réfléchissait les caractères d'or qui se lisaient sur fond écarlate, dans la salle à manger : « Ta Hsi Nien », « année de grand bonheur ».
Hudson Taylor fut touché surtout par le récit de l'ouverture d'un refuge dans l'une des villes qu'il avait traversées. Bien qu'il ne vit pas comment l'œuvre pouvait être commencée et qu'il n'eût aucune ressource, le pasteur Hsi priait chaque jour, avec ardeur, au culte de famille, pour que l'Évangile fût apporté à la population païenne de Hwochow.
— Nous avons longtemps prié pour cette ville, lui dit finalement sa femme ; le moment n'est-il pas venu d'y faire quelque chose ?
— Je voudrais bien, répondit Hsi, mais l'argent fait défaut et les loyers sont onéreux.
— Combien faudrait-il ? demanda-t-elle alors. Puis, après avoir entendu la réponse, elle s'en alla et n'en parla plus.
Mais elle ne pouvait oublier Hwochow. Le lendemain, elle parut dans une toilette très simple et, après le culte de famille, déposa sur la table quelques petits paquets.
—Je crois, dit-elle, que Dieu a exaucé nos prières au sujet de cette ville.
Frappé de son aspect et de ses paroles, le pasteur Hsi ouvrit l'un des paquets et y trouva tous ses bijoux, ornements d'or et d'argent, bracelets, bagues, et même des épingles à cheveux, si indispensables à une dame chinoise et qui constituent sa dot.
—Tu ne peux vouloir dire, commença-t-il, tu ne peux te passer de...
—Oui, je le puis, dit-elle joyeusement, je puis me passer de tout cela ; que l'Évangile soit prêché à Hwochow.
Avec l'argent qu'elle avait ainsi fourni, le refuge fut ouvert et une bonne œuvre entreprise.>
—Toutes ces belles choses ne vous manquent-elles pas ? demanda Hudson Taylor en se tournant vers son hôtesse.
— Me manquer ! répliqua-t-elle, presque surprise. Quoi ! je possède Jésus : ne me suffit-il pas ?
Est-il étonnant qu'il ait été dur de quitter de tels amis et les missionnaires qu'Hudson Taylor laissait derrière lui ? Devançant ses compagnons, sauf M. Beauchamp, afin de pouvoir arriver plus tôt à Hanchung, il poursuivit rapidement sa route. Il consacra vingt-quatre jours à son voyage qui ne traversa plus aucune station missionnaire car, dans cette populeuse région, il n'y en avait pas.
Ce fut un pénible voyage. Deux bêtes de somme portaient quelques bagages ; Hudson Taylor allait à cheval, tandis que M. Beauchamp, athlète, préférait aller à pied.
Nous avions de grandes difficultés à trouver notre nourriture, écrivait M. Beauchamp, lorsque la chaleur accablante nous obligeait à voyager de nuit. Nous nous égarions sans cesse, faute d'un guide. M. Taylor était, au premier abord, fort inquiet que j'eusse à le porter à travers les rivières et que je ne pusse guère dormir ; mais, ayant triomphé de ses objections, je le portai souvent. Avec lui sur mon épaule et un Chinois de chaque côté pour nous tenir en équilibre, nous pûmes traverser en sûreté quelques grosses rivières assez profondes.
Ce voyage de nuit fut extrêmement pénible, parce que je ne pouvais me reposer que le jour. J'avais un tel sommeil que le mouvement même ne pouvait me tenir éveillé et, souvent, je m'endormis, tout en marchant.
Les auberges étaient fermées la nuit ; nous nous couchions sur le bord de la route, pour laisser pâturer nos bêtes. Notre nourriture consistait en riz et en millet. Parfois nous pouvions acheter un poulet, des œufs ou des fruits. Souvent la pluie nous trempait jusqu'aux os ; nous quittions alors nos vêtements l'un après l'autre pour les sécher au feu. Une fois le « dieu de la cuisine » en fut si offensé que M. Taylor fut obligé de venir se réconcilier avec lui. Nous n'avions naturellement aucune literie, sauf deux coussins et une couverture chacun. Souvent, la caisse à médicaments nous servit de coussin supplémentaire.
Plusieurs fois, il sembla que la pluie les arrêterait, mais le secours leur fut toujours donné en réponse à leurs prières.
Nous arrivâmes un jour à une rivière sur le bord de laquelle se trouvaient quelques maisons habitées par des gens gagnant leur vie à passer les voyageurs. Ils nous dirent que la rivière ne pouvait être traversée à gué et nous demandèrent un tarif excessif. Je descendis dans l'eau qui montait rapidement, la pluie tombant à flots. Quand ils virent notre résolution, ils vinrent nous aider pour un prix raisonnable. Puis, la rivière monta plus rapidement encore et, une demi-heure plus tard, transformée en torrent furieux, elle était infranchissable.
De l'autre côté se trouvait un petit village sans auberge. Poursuivre notre route était impossible. Nous dûmes rester là, n'ayant d'autre abri qu'une étable à porcs. En prenant quelques précautions, nous en fîmes sortir l'occupant, nous enlevâmes les portes de leurs gonds pour nous étendre dessus et nous nous préparâmes, enveloppés dans nos couvertures, à passer une nuit aussi confortable que les circonstances le permettaient. Nous ne fûmes pas longtemps maîtres de la situation. Le porc revint, enfonça la petite clôture qui remplaçait la porte et s'installa à côté de nous. Après réflexion, nous décidâmes qu'il faisait trop froid pour encourir le risque d'une honteuse défaite.
La gaîté et l'endurance d'Hudson Taylor impressionnèrent vivement son compagnon. Comme il l'entendait chanter, un jour qu'ils étaient très affamés, et prononcer ces mots : « Nous te remercions, Seigneur pour cette nourriture », M. Beauchamp ne put s'empêcher de lui demander en quoi elle consistait.
—Elle ne peut être loin, répondit-il en souriant. Notre Père sait que nous avons faim et Il nous enverra à dîner ; mais il vous faudra attendre d'avoir rendu grâces, tandis que je pourrai manger tout de suite !
Un instant plus tard, effectivement, ils rencontrèrent un homme qui leur offrit de leur vendre un plat de riz tout préparé
Mais leur âme ne souffrit jamais de la faim. Une boîte d'allumettes, une bougie, et la Bible en quatre volumes faisaient toujours partie des bagages d'Hudson Taylor, même s'il devait se priver d'autres choses.
Quand je me levais pour nourrir les bêtes, disait M. Beauchamp, je le trouvais toujours en train de lire sa Bible à la lumière de sa bougie, sans souci du bruit et de la compagnie dans les auberges. Il priait couché, en voyage, car il consacrait beaucoup de temps à la prière et c'eût été trop fatigant de se mettre à genoux.
Ce fut ainsi que les voyageurs atteignirent Hanchung. Hudson Taylor visita l'œuvre médicale du docteur Wilson, les écoles et les auxiliaires chinois. Le zèle des chrétiens et leur intérêt pour la province voisine du Szechwan, d'où beaucoup avaient émigré, le réjouirent grandement. Leur ardent désir de porter à leur peuple le message du salut encouragea son espoir de voir les membres de la Mission appartenant à l'Église anglicane prêcher l'Évangile dans la partie orientale de cette province qui en était encore presque entièrement privée2.
Mais, pour le moment, les circonstances n'étaient pas favorables à cela. Un grave soulèvement avait eu lieu à Chungking, une des deux villes du Szechwan où des missionnaires protestants travaillaient ; d'autre part, les nouvelles reçues de la côte rendaient nécessaire le rapide retour d'Hudson Taylor à Shanghaï. Un jour fut consacré, avant son départ, au jeûne et à la prière pour demander les directives du Saint-Esprit et un nouveau baptême d'amour et de puissance sur ceux qui devaient poursuivre l'œuvre. La réponse apparut non seulement dans l'occupation du Szechwan oriental avant la fin de l'année, mais dans le réveil du sentiment des responsabilités qui conduisit au développement de cette œuvre en d'autres directions.
Une de ces dernières réunions eut lieu dans la cour de la maison du docteur Wilson :
Le sujet choisi par M. Taylor était Philippiens 3 : ce que nous abandonnons pour Christ nous est un gain et ce que nous cherchons à garder par-devers nous est une vraie perte. Il nous sembla perdre de vue l'orateur et ne plus entendre que la voix du Saint-Esprit. Ce fut une heure d'humiliation et de confession. Je ne peux dire ce que nous éprouvâmes en écoutant M. Taylor parler des centaines de villes qu'il avait traversées et où ne se trouvait aucun chrétien. Il les décrivit d'une façon vivante, ainsi que la situation de ces pauvres gens. Et nous étions là, confortablement établis, considérant peut-être que nous avions obéi aux ordres de notre Maître, mais oubliant que Hanchung n'était pas le monde et que les villages voisins pourraient ne jamais entendre parler de Christ si nous ne nous décidions à y aller nous-mêmes. La manière dont il parla de l'éternité —vie éternelle ou mort éternelle —dut toucher le cœur le plus froid. Je me rappelle en particulier l'une de ses phrases :
« Recherchons moins notre confort sur la terre et aimons davantage les âmes. Jésus revient bientôt ! Nous trouvera-t-Il réellement obéissants à Son dernier commandement ? »
1 Il est remarquable que dans cette ville de Taiyüan où le sang des martyrs devait être abondamment répandu, Hudson Taylor ait insisté sur la nécessité du sacrifice.