Trois interprétations du récit de la chute contenu dans le chapitre troisième de la Genèse, sont en présence ; nous les appellerons l’interprétation mythique, allégorique ou symbolique et réaliste. On confond trop souvent les deux premières l’une avec l’autre.
Selon l’interprétation dite mythique, représentée successivement par Schiller, Schelling, Hegel, MM. Scherer, Reuss, le récit biblique de la chute dans le chapitre troisième de la Genèse serait le revêtement sous des images populaires de la conception de l’origine du mal qui fait de la prétendue chute un progrès, le premier progrès de l’humanité, le premier acte d’émancipation de l’homme se dégageant du sens de l’animalité primitive, le premier éveil en l’homme de la conscience du moi et de la conscience morale, la première prise de possession de l’homme par lui-même.
Les ophites déjà (IIe siècle), avaient vu dans le Serpent tentateur la σοφία incarnée. Cette vue de ces anciens gnostiques est en passe de devenir dominante dans la pensée contemporaine. « Le sens profond de ce mythe, écrit M. Scherer au sujet du récit génésiaque de la chute, le plus profond que l’antiquité nous ait légué, est tout entier dans cette parole dont l’exégèse n’a pas osé tenir compte : « Au jour que vous en mangerez, vos yeux seront ouverts, et vous serez comme des dieux. » Et plus loin : « Voici l’homme est devenu comme l’un de nous, connaissant le bien et le mal. » Nulle part, le péché n’a plus hardiment été présenté connue la condition du développement moral, comme l’initiation à la vie spirituelle. »
Nous observons en passant qu’au moment où le critique accuse l’exégèse de timidité, lui-même se laisse convaincre d’inadvertance pour avoir confondu l’exégèse du serpent avec celle de l’auteur sacré ; et si Dieu paraît assimiler l’homme déchu à lui-même dans l’ordre de la connaissance, c’est en le chassant du paradis, chargé d’une sentence de mort.
« Avec la conscience de lui-même, selon M. Reuss, l’homme arrive à la conscience du péché ; c’est même généralement le péché qui lui dessille les yeux, et l’innocence n’existe qu’aussi longtemps que le jugement moral sommeille. La plus grave conséquence du réveil, c’est qu’on se sait en désaccord avec Dieu : il y a eu transgression, désobéissance. La liberté en amènera d’autres et le paradis est perdu pour toujours. L’homme ne peut être à la fois libre et heureux. »
L’auteur exprime dans la page suivante l’opinion que la figure du serpent ne serait : « que la personnification de l’instinct qui pousse l’homme à sortir de son état d’enfance, et par conséquent à payer au prix d’un bonheur qu’il perd, un progrès auquel il aspire, sans en avoir la conscience nette au début. C’est en quelque sorte malgré lui que l’enfant devient homme ; c’est, pour ainsi dire, une force étrangère qui l’y pousse. C’est avec un sentiment de surprise, de plaisir, de satisfaction qu’il prend possession consciente de ses facultés, et ce n’est qu’après coup, lorsqu’il est trop tard, qu’il peut mettre dans la balance le bien qu’il a sacrifié pour obtenir celui qu’il ignorait jusque-là. »
Disciple de la révélation biblique, nous avons le droit d’opposer dans une dogmatique chrétienne une fin de non recevoir à toute doctrine qui détruit les présuppositions nécessaires de la doctrine de la rédemption. Si la chute a été un progrès, si la chute a été une nécessité, si la chute n’a pas été une chute, la rédemption n’a pas été un salut. Nous plaçant de plus au point de vue du droit commun, nous accordons à tout interprète le droit légal de penser que le mal est un bien, mais lui refusons celui de prêter à l’auteur précisément l’opinion qu’il condamne à l’exclusion de celle qu’il approuve.
MM. Bouvier et Lobstein eux aussi ont aperçu un mythe dans le récit biblique de la chute :
« On allègue, écrit le premier, le récit de la Genèse. Et certes, rien n’est plus riche de vérité que ce mythe oriental transformé par le génie profondément moral du mosaïsme. Mais peut-on l’interpréter comme l’ont fait le littéralisme et la spéculation traditionnelle ? N’oublions donc pas que le récit ne dit rien de l’état qui a précédé le premier péché, qu’il ne présente point les hôtes du paradis comme parfaits, qu’il ne prétend point nous décrire un couple historique, l’aventure d’un nommé Adam, puisque Adam signifie l’homme ; que tout ce chapitre retrace sous la forme mythique, la seule qui convint, l’histoire du péché en soi, tel qu’il se produit en nous, en vous, en moi, avec ses facteurs divers et ses phases successives, tentation, doute, incrédulité, convoitise, besoin de complicité, lâcheté, peur, honter. »
r – Nouvelles paroles de foi et de liberté. III, page 89.
« Et si, nous répond à son tour M. Lobstein, la critique historique arrivait à démontrer victorieusement que la prétendue histoire que vous placez à l’origine du développement de l’humanité n’est qu’un mythe, création relativement récente du génie religieux d’Israël aux prises avec le problème de l’origine du mal qui a sollicité toutes les consciences et tous les espritss !… »
s – Revue de foi et de philosophie, 1885, No 4, p. 388.
Et si, répliquerons-nous à M. Lobstein, le prétendu mythe était une histoire ?…
Est-ce un lapsus calami que le passage suivant d’un des discours de M. Ernest Naville sur le problème du mal ? « L’homme a répondu à l’appel du Tentateur ; il fallait pour cela que le germe d’une tentation existât en luit. » La possibilité, oui ; le germe, non ; et nous nous permettons de corriger tout de suite M. Naville par lui-même : « Partir du mal simplement possible, c’est-à-dire de l’état d’innocenceu, et par l’effort de l’être libre qui résiste au mal possible, anéantir cette possibilité même pour arriver à l’état de perfection ou de sainteté caractérisée par le fait que la liberté s’est donnée au bien : tel devait être le déploiement de la vertuv. »
t – Troisième discours.
u – Nous avons déjà fait nos réserves sur le mot innocence.
v – Quatrième discours.
Selon la seconde interprétation dite allégorique ou symbolique, représentée chez les Pères par Clément d’Alexandrie et Origène, et dans les temps modernes, parmi les théologiens croyants, par Néander, Julius Millier, Em. Nitzsch, le récit de la chute serait, selon l’expression de ce dernier auteur, vrai mais non pas réel : Wahre Geschichte, aber nicht wirkliehe. Les mentions de l’arbre de la connaissance du bien et du mal et de la tentation par le serpent, entre autres, seraient des figures traduisant à notre esprit des faits trop étrangers à notre expérience actuelle pour pouvoir nous être rendus dans leur réalité concrète. Les partisans de cette interprétation reconnaissent d’ailleurs que le départ entre la vérité et la figure est impossible à faire avec précision, et doit être remis au tact individuel.
La différence essentielle qui existe entre cette interprétation et la précédente, c’est que dans l’une, le fond comme la forme sont censés les produits de la pensée de l’homme, tandis que dans la seconde, la révélation s’est revêtue d’images et de symboles appropriés aux facultés humaines.
Bien que la dogmatique ait le droit d’abandonner à l’exégèse la solution du différend entre l’interprétation allégorique et la réaliste, nous indiquerons brièvement nos raisons pour voir dans le récit biblique de la chute une histoire à la fois vraie et réelle.
Tout d’abord qui tracera les limites de la vraisemblance dans un monde tout différent du nôtre, exempt du mal, et où la nature devait être, bien autrement qu’aujourd’hui et au même degré que le monde futur, accessible aux influences spirituelles et surnaturelles ?
Il nous paraît ensuite que l’interprétation réaliste des principaux traits du récit (les deux arbres, le serpent) se justifie par la situation donnée qui leur prête une grande vraisemblance morale.
N’est-il pas conforme aux analogies que l’expérience actuelle même nous fournit, que la première épreuve de l’homme ait visé en premier lieu la nature sensible et dans celle-ci, le sens du goût, plutôt que des appétits supérieurs qui n’étaient point encore éveillés’ ?
L’apparition du Tentateur sous la forme d’un serpent, c’est-à-dire d’un des sujets de l’homme, rentre également dans la logique de la situation donnée. Car si, d’une part, la probation était nécessaire et devait être salutaire à l’homme, et que, de l’autre, elle dût être proportionnée à sa force, le Tentateur autorisé à servir là d’instrument devait être réduit aux moyens d’action qui tout ensemble rendaient la lutte sérieuse, et laissaient à l’homme les plus fortes chances de victoire.
A ces raisons négatives qui nous font rejeter comme hors de propos l’interprétation allégorique ou symbolique, nous en ajoutons de positives tirées du texte lui-même. Nous avons reconnu qu’il y règne une certaine confusion que, quant à nous, nous croyons intentionnelle, entre l’animal et l’être surnaturel qui l’inspire. Mais que cet animal soit censé possédé ou non par cet être surnaturel, il n’y a pas de doute que l’auteur du récit a entendu mettre en scène un serpent réel, Genèse 3.1, et des arbres réels, v. 17 et 22. La réalité historique des principaux traits du récit est également reconnue par le Nouveau Testament : Jean 8.44 ; Romains 5.12 ; 1 Corinthiens 15.21-22 ; 2 Corinthiens 11.3 ; 1 Timothée 2.14 ; Apocalypse 12.9 ; 20.2 ; et elle est confirmée indirectement par les légendes d’un grand nombre des peuples de l’antiquité.
Que si enfin l’on croyait pouvoir interpréter le récit génésiaque comme une allégorie inconsciente d’elle-même, et dont, pour ainsi dire, l’auteur et la génération dont il faisait partie auraient été les premières dupes, une amplification produite par l’imagination individuelle ou collective d’une vérité révélée, nous ne nous expliquerions plus cette sévère brièveté, cette majesté sereine unie à cette simplicité qui laisse parler le fait et d’une façon si vivante que l’individu retrouve encore aujourd’hui dans ses propres souvenirs ce premier souvenir de l’humanité. L’imagination se répand ; l’inspiration sainte se possède. Le jéhoviste a gravé sur l’airain l’histoire de la chute de l’homme, comme l’élohiste avait fait celle de la création.
Dieu éprouve ; le Diable tente. Le résultat voulu de la tentation est la chute ; le résultat voulu de la probation survenant parfois sous la forme de la tentation même, est le progrès. La chute d’Adam fut une chute ; mais la probation qui renfermait en elle les deux issues possibles du progrès et de la chute, était un bien.
La probation primitive, dont l’arbre de la connaissance du bien et du mal devait être l’instrument, était en effet la condition nécessaire du passage de la bonté naturelle de la créature humaine à la bonté voulue qui est la sainteté. Le nom même de cet arbre indiquait que la connaissance était la destination de l’homme, et qu’elle lui serait accessible, mais par voie d’abstention, et non pas, comme l’a voulu la sagesse infernale, par voie de jouissance. L’arbre de la connaissance n’était donc pas, comme on l’a dit, un principe de mort opposé à l’arbre de vie. L’un et l’autre devaient procurer à l’homme, et par des voies différentes, deux bienfaits distincts, mais également nécessaires.
Les principales doctrines et maximes qui se développeront au cours des âges dans le paganisme, la philosophie et la morale populaire, sont déjà contenues dans le langage du Tentateur, Genèse 3.3-5 : la divinité jalouse des progrès de l’homme, — l’essence divine réduite à la catégorie de la pensée, — la fin suprême de l’homme placée dans la science, et la désobéissance indiquée comme le plus court chemin pour l’atteindre, — en trois mots : commettre pour connaître !
Il est vrai que la pratique du mal procure au sujet une connaissance précoce ; mais d’une part, elle le prive de la possession, et par conséquent de la connaissance expérimentale du bien, et elle fausse la notion du mal lui-même en portant l’homme à l’identifier au bien ; d’autre part, la connaissance du mal eût été acquise et plus saine et plus pleine par la pratique même du bien, comme nous le voyons dans la personne du seul Saint qu’ait produit jusqu’ici l’humanité terrestre (Jean 2.25).
Dans un monde pur, réfléchissant sans la briser l’image de la sainteté et de la bonté divine, la première apparition du mal a été le premier acquiescement d’une volonté humaine à l’alternative posée devant l’intelligence et mettant en question la bonté de Dieu (Genèse 3.2-3) ; la défaite de l’interlocutrice du Tentateur se déclare dès cette première réponse, d’abord en ce qu’elle répond au lieu de fuir, puis dans cette réponse même, en ce qu’elle reproduit la défense de Dieu, mais tout à la fois allongée et affaiblie. La triple convoitise dont se compose l’amour du monde (1 Jean 2.16), a déjà conçu : la convoitise de la chair (la femme voyant que le fruit de l’arbre était bon) ; la convoitise des yeux (et qu’il était agréable à la vue), l’orgueil de la vie (et utile pour donner de la science) ; elle enfante l’acte (la femme mange), et l’acte rappelle aussitôt chez celui qui était resté immobile et muet, la série funèbre de la tentation, de la chute et de la mort.
La chute ne fut donc dans la pensée du chapitre troisième troisième de la Genèse ni une nécessité de la nature sensible, car elle fut précédée d’une élaboration intellectuelle (Genèse 3.1-6) ; ni non plus une déviation pure et simple de l’intelligence, car elle est issue de trois motifs d’ordre divers (v. 6) ; ni un progrès, car elle fut suivie des sentences divines et de l’expulsion des acteurs du paradis. La chute d’Adam fut une παράβασις, une transgression consciente, volontaire et par conséquent coupable de l’ordre divin (cf. Romains 4.15 ; 5.13).
Nous avons le droit de dire que l’antique tentation : devenir Dieu tout ensemble par la fausse exaltation et la fausse humiliation de l’homme, est encore celle qui obsède l’humanité moderne, à laquelle on enseigne tout ensemble son origine simienne et sa toute-puissance ; celle qui entraînera l’humanité future sur les pas de l’Antichrist (2 Thessaloniciens 2.4). Ce sera le mystère de la Bête (Apocalypse 13).
Toutefois la chute de l’homme est dérivée en partie d’une action étrangère à l’humanité, et non pas tout entière de son propre fonds. Il y a eu surprise de l’intelligence ; subornation de la volonté ; dans cette hétérogénéité relative du mal chez l’homme réside, non pas l’excuse de l’homme, mais sa dernière chance de réhabilitation.