Quand la dynastie des Bourbons revint en 1814, les protestants ne cherchèrent nulle part à former un parti politique distinct. Agriculteurs, propriétaires, membres des classes éclairées et libérales, ils ne regrettaient point la domination militaire de Napoléon. Ceux d’entre eux qui étaient commerçants et industriels se réjouirent de la paix, qui allait ouvrir à leur activité un horizon plus vaste. S’ils ne pouvaient se défendre de quelque inquiétude, en voyant sur le trône le descendant du prince qui avait révoqué l’édit de Nantes, ils remontaient dans leurs souvenirs jusqu’au roi qui le leur avait donné, et la mémoire de Henri IV les rassurait contre celle de Louis XIV.
On pouvait espérer que les Bourbons, ayant à combattre tant d’adversaires, ne voudraient pas irriter sans motif un million et demi de citoyens paisibles. Et comment supposer, d’ailleurs, qu’ils attaqueraient le protestantisme en France, lorsque Louis XVIII disait qu’il devait sa couronne, après Dieu, à un prince protestant, le régent de la Grande-Bretagne ?
Les premiers actes de la Restauration furent dictés par un esprit d’impartialité et de prudence. Le comte d’Artois, depuis Charles X, étant allé à Nîmes, en 1814, fit un accueil bienveillant aux réformés, et distribua parmi eux plusieurs décorations de la Légion d’honneur. La politique y avait peut-être plus de part que la confiance ; mais les protestants, satisfaits de la protection qui leur était promise, pouvaient s’abstenir de scruter les intentions.
La charte donnée par Louis XVIII disait, dans son article 5 : « Chacun professe sa religion avec une égale liberté, et obtient pour son culte la même protection. » Elle ajoutait, à la vérité, dans l’article 6, que la religion catholique, apostolique et romaine était la religion de l’Etat. Néanmoins, l’égalité entre les cultes ayant été d’abord et formellement proclamée, la distinction accordée au catholicisme ne devait être, selon les termes de la constitution, qu’une simple primauté honorifique, sans aucun privilège blessant ou oppressif, et les protestants étaient tout disposés à céder les honneurs du pas à l’Église romaine, pourvu que leurs droits fussent aussi respectés que les siens.
Il n’y aurait donc eu ni parti protestant, dans le sens politique du mot, ni collision d’aucun genre, si la charte avait été bien comprise par les masses catholiques, bien exécutée par les hommes du pouvoir, et sincèrement admise par les membres des anciens ordres privilégiés. Mais l’intelligence manqua aux uns, l’esprit de justice aux autres, et l’amour des institutions libérales aux derniers.
Dans le Midi surtout, les ouvriers et les paysans qui appartenaient à l’Église romaine menaçaient ouvertement les réformés de nouvelles persécutions, sans être suffisamment contredits et réprimés par les autorités locales. Des rumeurs sinistres se répandaient. On parlait de la fermeture des temples et de l’interdiction du culte public. Des catholiques de bas étage, en rencontrant des protestants dans les rues, affectaient de crier : Vive le roi ! comme s’ils eussent été les seuls royalistes. Plus haut, ceux qui se nommaient les honnêtes gens, insultaient en plein théâtre les hommes les plus honorables de la communion réformée.
Les émigrés revenus à la suite des Bourbons, et d’autres, qui, enfermés dans leurs châteaux depuis vingt-cinq ans, n’avaient appris qu’à maudire la Révolution, s’indignaient des libertés octroyées par Louis XVIII ; et ne sachant quelle voie suivre pour abolir la charte, ils en revinrent aux plans des conspirateurs de 1790. Une lutte religieuse, qui aurait fait des provinces méridionales une grande Vendée, pouvait remettre la loi fondamentale en question ; et le gouvernement occulte, tant de fois dénoncé par les plus sincères amis des Bourbons, aux deux tribunes législatives, commença son œuvre souterraine. On a dit que ces hommes-là étaient plus royalistes que le roi. Non, ils avaient d’autres intérêts que ceux du roi, des intérêts de position et de caste, et ils essayaient de leur donner satisfaction, à tout prix, fût-ce aux dépens de la royauté même.
De nouvelles adresses furent signées, comme en 1790, pour demander qu’il n’y eût en France qu’une seule religion. Dans beaucoup d’églises, on distribua des billets à la main, portant ces mots : « Les fidèles sont priés de dire tous les jours cinq Pater et cinq Ave pour la prospérité du royaume et le rétablissement des Jésuites. » La controverse antiprotestante reparut dans plusieurs chaires sous les formes les plus âpres, les plus violentes, dénonçant l’hérésie comme une calamité publique ; et les réformés, poursuivis de tant de provocations, furent, en quelque sorte, forcés de se faire des opinions politiques d’après leurs convictions religieuses.
Nous voulons sans tarder rendre justice à qui le mérite. La faute des attentats, dont le récit va suivre, ne doit nullement retomber sur la majorité des catholiques ; au contraire, ils en furent aussi indignés et affligés que les protestants. Elle ne doit pas davantage être imputée à la majorité des prêtres. On ne les aperçoit plus au premier rang dans les actes de persécution, comme ils y étaient au dix-septième et au dix-huitième siècles. La populace, excitée par quelques chefs secrets, agissait sans les prêtres, et souvent malgré les prêtres. Plusieurs ecclésiastiques romains s’interposèrent même avec courage pour sauver des victimes : nous en citerons bientôt un admirable exemple.
Telle était la situation dans le Midi, lorsque l’Empereur débarqua sur les côtes de France. Les protestants de Nîmes offrirent au duc d’Angoulême leurs services comme volontaires royaux. Le prince était prêt à les accepter, lorsque des fanatiques les repoussèrent par cette insulte : « Nous ne souffrirons pas ces coquins de protestants ! » On puisa dans leur bourse en repoussant leur personne.
Napoléon étant rentré à Paris, les protestants reprirent les places et la légitime influence dont on les avait dépouillés. Ils purent compter sur la protection des lois, et en témoignèrent une satisfaction qui ne se comprend que trop bien. Mais ils furent loin de commettre les excès qu’on leur a reprochés. La faction de 1815 a eu besoin de leur inventer des crimes pour atténuer les siens. Tous les massacres des Cent jours dont on les a tant accusés se bornèrent, comme l’attestent des documents officiels, à la mort de deux volontaires royaux qui furent tués à Arpaillargues (Gard), dans une rixe qu’ils avaient eux-mêmes provoquée en s’obstinant à traverser le village avec cinquante de leurs compagnons, les armes à la main.
Aussitôt que la défaite de Waterloo fut connue à Nîmes, les bandes royalistes se réorganisèrent, et enjoignirent au conseil municipal de se déclarer immédiatement pour le gouvernement de Louis XVIII, bien qu’il ne fût encore venu aucun ordre de Paris. Le conseil répondit qu’il fallait attendre des instructions officielles, et publia une proclamation où il disait : « Compatriotes de toutes les opinions, pour lesquels nous avons une égale sollicitude, au nom des efforts que nous avons faits pour détourner les maux qui menacent notre contrée, au nom de vos plus chers intérêts, au nom de Dieu qui vous impose la clémence et la concorde, ne soyez point sourd à notre voix » » (13 juillet 1815).
Le lendemain une estafette annonça le retour du roi dans la capitale, et la population réformée reprit sans opposition la cocarde blanche. Cette prompte obéissance ne satisfit pas des hommes qui avaient adopté les couleurs blanche et verte, attestant par cela même qu’ils servaient une autre cause que celle de la royauté. Alors la terreur se leva et pesa sur le Midi.
Le 17 juillet, une hideuse populace recrutée à Nîmes, à Beaucaire et dans les lieux voisins, attaqua la garnison qui, affaiblie par de nombreuses désertions après la nouvelle de la chute de l’Empereur, ne comptait plus que deux cents hommes. Ces braves, assiégés dans leur caserne, reconnurent que toute résistance ne produirait qu’une inutile effusion de sang, et consentirent à capituler. Le lendemain, au point du jour, ayant déposé leurs armes par une convention expresse, ils sortent de la caserne, marchant quatre à quatre dans une attitude ferme et triste. Mais les brigands au milieu desquels ils devaient passer tirent sur eux, par une insigne et lâche violation du droit des gens, et foulent aux pieds les cadavres des vieux soldats de la patrie.
Plus de force régulière à Nîmes. Le pillage, l’incendie et le meurtre désolent cette grande cité. Les détails en sont horribles. « Des crimes, et des crimes encore, » dit avec une éloquente énergie M. Lauze de Peret, « tel sera mon récit ; des scélérats sans crainte, la paix sans repos, une entière soumission sans sécurité, une cité sans garantie, des victimes sans défense, et des chefs muets sans être absents » (p. 192).
Le comte René de Bernis, commissaire royal, et le marquis d’Arbaud-Jonques, nommé préfet du département, après le marquis Jules de Calvières qui n’avait été que préfet provisoire, ont publié des mémoires justificatifs. Ils ont été contredits sur presque tous les points par M. Madier de Montjau, dans sa pétition à la Chambre des députés, et par d’autres honorables citoyens. Il est bon que les persécuteurs sachent que la vérité a nécessairement son jour ; il est bon aussi qu’il se rappellent que l’histoire ne descend point à ramasser dans la boue et le sang le nom des égorgeurs subalternes, mais qu’elle s’en prend à ceux qui auraient dû les contenir et les punir.
Les attentats d’un fanatisme sauvage s’étendirent bientôt hors de l’enceinte de Nîmes. Toute la contrée fut abandonnée aux fureurs de quelques centaines de misérables qui, imposant des contributions ruineuses, dévastant les propriétés, saccageant les maisons, maltraitant les citoyens les plus inoffensifs, outrageant les femmes, profanant la majesté des tombeaux, massacrant enfin ceux qui étaient désignés par leur position ou par quelque faux bruit à la rage populaire, criaient : Vive la croix ! Vive le roi ! tandis qu’ils commettaient des crimes également contraire aux plus saints intérêts de la religion et de la royauté.
Si quelque part de malheureux protestants se rassemblaient et s’armaient pour veiller à leur commune défense, pour protéger l’asile de leurs vieillards et le berceau de leurs enfants, on les traitait de factieux et de rebelles. Ils étaient traduits devant des juges qui ne voulaient ou n’osaient pas rendre justice, et ces tribunaux dérisoires sévissaient contre les victimes, au lieu de frapper les bourreaux.
La ville d’Uzès, entre autres, avait été envahie par une bande de sicaires, et c’est là qu’un prêtre fit preuve d’un sublime dévouement. Les autorités étaient tremblantes ou complices, et la garde nationale inactive. « Un seul homme, digne ministre de la loi de charité, un prêtre du Dieu qui a commandé avant tout de vivre en frères, l’abbé Palhien, donna d’autres exemples. Près de l’église de Saint-Etienne, il aborde Graffan (Quatretaillons) ; il prie, il insiste, il se met à genoux devant lui, mais en vain. Il le suit jusqu’à la place fatale ; en vain il fait entendre les paroles de la religion à ce brigand armé pour la défense de l’autel et du trône : dans ce mémorable jour, Uzès parut ne renfermer qu’un seul chrétien, un seul Français[a]. »
[a] M. Lauze de Peret, 3e livraison p. 10.
La terreur dura plusieurs mois. Vers la fin d’août, quatre mille Autrichiens arrivèrent dans le département du Gard. On leur avait dit que les protestants menaçaient la tranquillité publique, et qu’il fallait défendre contre eux l’ordre et les lois. Ils s’avancèrent avec précaution, l’arme au bras, comme dans un pays ennemi, et furent surpris de ne trouver qu’une population paisible, livrée aux coups de quelques forcenés, et décimée par l’assassinat.
On se demande comment, à notre époque, dans un pays comme la France, de tels excès ont pu s’accomplir sans exciter une indignation universelle. Il faut répondre que le pays tout entier était alors livré à une réaction violente. Point de liberté de la presse ; aucun droit sauf celui du vainqueur ; l’esprit de parti opprimant et dénaturant tout. Le journal officiel du Gard, qui se rédigeait dans les bureaux de la police ou de la préfecture, osait contester les actes les plus évidents, nier les faits les plus authentiques, vanter la clémence, la générosité de ses amis devant les cadavres des victimes. Et si quelqu’un, même hors de cette malheureuse province, faisait entendre une voix libre, il était réputé calomniateur et séditieux.
M. Voyer-d’Argenson en fit l’expérience, quand, dans la séance du 23 octobre 1815, il demanda une enquête, en disant que son âme était déchirée par des rapports qui annonçaient que des protestants avaient été massacrés dans le Midi. Il fut violemment interrompu par des cris à l’ordre, et malgré les formes dubitatives qu’il employa dans ses explications, le rappel à l’ordre fut prononcé à une grande majorité. La Chambre de 1815 pensait-elle qu’en fermant la bouche à M. Voyer-d’Argenson, elle étoufferait le terrible cri du sang et la voix de la vérité ?
Le gouvernement était mieux instruit qu’il ne le laissait paraître. Louis XVIII, prince éclairé, qui avait l’intelligence de la situation, s’inquiétait de l’impression que produiraient les crimes du Midi sur l’opinion de la France et celle de l’Europe. L’Angleterre et la Prusse, les deux pays dont les armées lui avaient rendu la couronne sur le champ de bataille de Waterloo, commençaient à s’en émouvoir ; et le cabinet de Londres, interpellé dans la Chambre des Communes, invoquait les garanties de la charte en faveur des protestants français.
Le duc d’Angoulême fut envoyé, au mois de novembre, dans les provinces méridionales. Il trouva les temples de Nîmes fermés, tout exercice public de la religion interrompu depuis le milieu de juillet, une partie de la population protestante bannie de ses foyers par la crainte des massacres, les autres cachés dans leurs maisons comme une race proscrite, les égorgeurs marchant le front haut, les magistrats sans force et les lois sans autorité.
Quelques délégués du consistoire, confondus dans la foule des fonctionnaires civils afin d’échapper aux mauvais traitements de la populace, allèrent saluer le duc d’Angoulême, et reçurent de lui le meilleur accueil. Il leur donna l’ordre de rouvrir les temples dès le jeudi suivant, 9 novembre. On attendit jusqu’au dimanche, et l’on n’en ouvrit qu’un seul. Mais l’événement prouva qu’on avait trop compté sur les bonnes dispositions du peuple et de ses meneurs. Des attroupements se formèrent aux abords de l’édifice religieux, criant : « A bas les protestants ! mort aux protestants ! qu’ils nous rendent nos églises ! qu’ils s’en retournent au désert ! » Les portes furent forcées, et une horde de misérables pénétra dans le temple. Le général Lagarde, qui soutenait l’assaut avec quelques officiers, reçut en pleine poitrine un coup de feu tiré à bout portant. Ce crime en empêcha de plus grands peut-être ; car la populace, frappée d’épouvante, prit la fuite, et ne pensa plus qu’à sa propre sûreté.
Cet assassinat commis en face de toute une ville, sur un chef militaire qui n’avait fait qu’obéir aux ordres d’un prince du sang, ne permettait plus au gouvernement de nier les excès de la réaction ni de temporiser. Le 21 novembre, Louis XVIII rendit une ordonnance dont voici le préambule : « Un crime atroce a souillé notre ville de Nîmes. Au mépris de la charte constitutionnelle qui reconnaît la religion catholique pour la religion de l’Etat, mais qui garantit aux autres cultes protection et liberté (le ministère s’en souvenait bien tard), des séditieux attroupés ont osé s’opposer à l’ouverture du temple protestant. Notre commandant militaire, en tâchant de les disperser par la persuasion avant que d’employer la force, a été assassiné, et son assassin a cherché un asile contre les poursuites de la justice. Si un tel attentat restait impuni, il n’y aurait plus d’ordre public ni de gouvernement, et nos ministres seraient coupables de l’inexécution des lois. »
Malgré la solennité inaccoutumée de cette ordonnance, qui enjoignait de poursuivre non seulement l’assassin du général Lagarde, mais encore les auteurs, fauteurs et complices de l’émeute du 12 novembre, les juges ne punirent personne. Le meurtrier même du général fut acquitté ; et les autres sicaires, qui avaient promené la dévastation, l’incendie et l’assassinat dans la moitié du département, purent étaler sur le théâtre de leurs forfaits une insolente et odieuse impunité. On avait craint de rendre témoignage contre eux, et de mystérieux protecteurs les firent absoudre.
Le culte protestant fut enfin rétabli à Nîmes, après une interruption de six mois, le 17 décembre 1815. Cependant les appréhensions n’étaient pas calmées, et la sécurité ne revint pleinement qu’à la suite de l’ordonnance du 5 septembre 1816, qui releva les espérances et les forces du parti libéral.
Nous ne terminerons pas le récit des troubles du Gard, sans payer un juste tribut d’hommage aux pasteurs de cette province. Quelques-uns se jetèrent au-devant de leurs paroissiens armés, en les conjurant, au nom de l’Évangile, de ne pas rendre le mal pour le mal. Il y en eut un surtout, M. Juillerat-Chasseur, depuis président du consistoire de Paris, qui, appelé à officier dans la fatale journée du 12 novembre, poursuivit ses prières d’un front serein, d’une voix calme, au milieu des cris de mort d’une populace effrénée, et se fit respecter des furieux qui ne respectaient plus la majesté du sanctuaire. Il avait compris que le moindre signe de faiblesse de sa part aurait pu entraîner une affreuse catastrophe. Ce courage est à la fois plus rare et plus grand que celui du soldat sur un champ de bataille.
Dans les autres départements, sauf deux ou trois exceptions de peu d’importance, les protestants ne furent ni troublés dans leur culte, ni attaqués dans leurs personnes et leurs biens. L’esprit public y vint en aide aux lois pour ôter à l’intolérance tout espoir de renouveler contre eux les persécutions des anciens jours.