Μορφή répond à « forma », « Gestalt » ; σχῆμα « façon », « habitus », « Figur » ; ἰδέα, à « apparence », « species », « Erscheinung ». Les deux premiers mots, qui se rencontrent quelquefois ensemble (Plutarch., Symp. 8.2, 3), sont objectifs ; car la forme et la façon d’une chose existeraient, la chose fût-elle seule dans l’univers et y eût-il quelqu’un pour la voir ou non. L’ἰδέα est une chose subjective ; car l’apparence d’une chose réclame quelqu’un qui voie cette apparence ; nécessairement, avant qu’une chose soit vue, il faut qu’il y ait quelqu’un pour la voir.
Le meilleur moyen d’étudier la différence entre μορφή et σχῆμα, et en même temps d’en estimer l’importance, est de consulter le passage classique de l’épître aux Philippiens (Philippiens 2.6-8) où saint Paul parle du Fils de Dieu avant son incarnation comme existant « dans la forme de Dieu » (ἐν μορφῇ Θεοῦ ὑπάρχων), comme prenant, à son incarnation, « la forme d’un serviteur » (μορφὴν δούλου λαβών), et, après son incarnation et pendant son séjour sur la terre, « comme étant trouvé, quant à la figure, comme un homme » (σχήματι εὑρεθεὶς ὡς ἄνθρωπος). Les Pères étaient dans l’habitude de citer la première partie du passage, ἐν μορφῇ Θεοῦ ὑπάρχων, contre les Ariens, et les Luthériens la lançaient contre les Sociniens, en y voyant un « dictum probans » de l’absolue divinité du Fils de Dieu ; c’est à dire que, pour eux, μορφή équivalait ici à οὐσία ou à φύσις. Mais, de l’aveu général, cela n’est pas soutenable. Sans doute, les mots renferment une preuve de la divinité du Christ, mais c’est implicitement, non explicitement. Μορφή n’est pas équivalent à οὐσία ; aussi personne, sans être Dieu, ne pourrait être ἐν μορφῇ Θεοῦ, comme Bengel le montre bien : « Forma Dei non est natura divina, sed tamen is qui in forma Dei extabat, Deus est » ; c’est, parce que μορφή, comme en latin « forma », et en allemand « Gestalt », signifie la forme, expression de la vie intérieure ; non pas « l’être », mais la « manière » d’être ; et Dieu seul pouvait avoir la manière d’exister de Dieu. Mais celui qui avait été ainsi de toute éternité ἐν μορφῇ Θεοῦ, prit, lors de son incarnation, μορφὴν δούλου. La réalité de cette incarnation est ici impliquée ; il n’y a rien de docétique, rien d’imaginaire en elle. Ce genre d’existence était celui d’un δοῦλος, c’est-à-dire, d’un δοῦλος τοῦ Θεοῦ ; car, au sein de toutes ses humiliations, notre Seigneur ne fut jamais un δοῦλος ἀνθρώπων. Il a pu être leur διάκονος, et de temps à autre, il le fut éminemment (Jean 13.4-5 ; Matthieu 20.28) ; ce service formait une partie de la ταπείνωσις mentionnée au verset suivant ; mais il ne fut jamais leur δοῦλος ; eux, au contraire, furent ses δοῦλοι. Ce fut par rapport à Dieu qu’il se dépouilla tellement de sa gloire que, laissant cette forme d’existence dans laquelle il ne croyait pas que ce fût une usurpation de se faire égal à Dieu, il devint son serviteur.
[Philippiens 2.6,8 « Nul ne peut être en forme de Dieu que Dieu ; et ce passage suppose, en effet, la pleine divinité du Verbe avant son incarnation. Mais en même temps ces paroles me semblent établir très solidement l’existence propre du Verbe, et, je dois ajouter, sa subordination à son Père. Le Père est Dieu et le Fils ou le Verbe est simplement en forme de Dieu, il a la forme de son Père, la forme de Celui qui est Dieu dans le sens absolu du mot. C’est au fond ce qui résulte des termes de Fils, de Verbe, d’Image, d’Empreinte : l’empreinte est identique au cachet. Il n’y a donc rien en Dieu qui ne soit dans le Fils, mais le Fils n’existerait pas sans le Père, comme sans le cachet il n’y aurait pas d’empreintec.]
c – Frédéric de Rougemont.
Le membre de phrase, « et étant trouvé quant à la figure, σχήματι, comme un homme, » vient bien en aide pour découvrir le point de séparation entre σχῆμα et μορφή. La réalité de l’incarnation du Fils fut exprimée, comme nous l’avons vu, dans μορφὴν δούλου λαβών. Les mots qui suivent ne rendent que les faits extérieurs dont ses compatriotes avaient connaissance ; il faut donc appuyer sur εὑρεθείς. Il fut trouvé par les hommes, quant à la figure, comme un homme, le σχῆμα signifiant ici toute son apparence extérieure, comme Bengel le dit bien : « Σχῆμα, habitus, cultus, vestitus, victus, gestus, sermones et actiones. » En tous ces points n’apparaissait aucune différence entre lui et les autres enfants des hommes. Ce caractère superficiel de σχῆμα résulte de la définition que Plutarque en donne (De Plac. Phil. 14) : ἐστὶν ἐπιφάνεια καὶ περιγραφὴ καὶ πέρας σώματος.
La distinction entre les deux mots se révèle très clairement dans les verbes composés μετασχηματίζειν et μεταμορφοῦν. Ainsi, si je changeais un jardin hollandais en un jardin italien, cette transformation serait un μετασχηματισμός ; mais, si je changeais un jardin en quelque chose d’entièrement différent, en une cité, par exemple, cette transformation serait une μεταμόρφωσις. Il y a possibilité pour Satan de se μετασχηματίζειν en ange de lumière (2 Corinthiens 11.14) ; il peut en revêtir toute l’apparence. Mais une transformation de cette nature serait improprement appelée μεταμορφοῦσθαι ; car ce terme impliquerait un changement, non externe mais interne, non accidentel mais essentiel ; et un changement essentiel est tout à fait en dehors de son pouvoir. Qu’elle est belle et délicate la variation des mots dans Romains 12.2, quoique les termes con-formé et trans-formé, dans la traduction, n’aient pas réussi à rendre l’idée d’une manière adéquate. « Ne vous prêtez pas, dit l’apôtre, aux vaines habitudes de ce monde, et ne leur soyez pas vous-mêmes faits semblables (μὴ συσχηματίζεσθε), mais subissez un profond et permanent changement (ἀλλὰ μεταμορφοῦσθε) par le renouvellement de votre esprit, renouvellement tel que l’Esprit seul de Dieu peut l’opérer en vous » (cf. 2 Corinthiens 3.18). Théodoret, commentant ce verset, sollicite une attention particulière sur la variation du mot scripturaire. Entre autres choses intéressantes, il dit : ἐδίδασκεν ὅσον πρὸς τὰ παρόντα τῆς ἀρετῆς τὸ διάφορον. ταῦτα γὰρ ἐκάλεσε σχῆμα τὴν ἀρετὴν δὲ μορφήν. ἡ μορφὴ δὲ ἀληθῶν πραγμάτων σημαντική τὸ δὲ σχῆμα εὐδιάλυτον χρῆμα. D’une manière peu loyale, Meyer rejette tout cela et écrit cette note : « Beide Worte stehen im Gegensalze nur durch die Präpositionen, ohne Differenz der StammVerba. » Fritzsche est d’accord avec lui (in loc). On peut comprendre qu’un commentateur passe sur le sens de ce changement, mais à peine conçoit-on qu’il le nie. Quant aux usages bien différents de l’un et de l’autre mot, voyez Plutarch., Quom. Adul. ab Amic. 7.
Au jour de la résurrection, Christ transfigurera (μετασχηματίσει) les corps de ses saints (Philippiens 3.21 ; cf. 1 Corinthiens 15.53). Calov fait cette remarque à propos de cette déclaration : « Ille μετασχηματισμός non substantialem mutationem, sed accidentalem, non ratione quidditatis corporis nostri, sed ratione qualitatum, salva quidditate, importat ». Mais les changements des divinités païennes en des formes toutes différentes étaient des μεταμορφώσεις. Dans le μετασχηματισμός il y a transition, mais non solution absolue de continuité. Le papillon, type prophétique de la résurrection de l’homme, est incomparablement plus beau que la chrysalide, il en sort cependant ; mais quand Protée se transforme en flamme, en animal sauvage, en ruisseau (Virgil., Georg. 4.442), chacune de ces transformations est sans rapport à celle qui précède ; il y a ici changement, non du σχῆμα simplement, mais de la μορφή. Quand l’évangéliste rapporte qu’après la résurrection, Christ apparut à ses disciples ἐν ἑτέρᾳ μορφῇ (Marc 16.12), ces paroles nous font comprendre la grandeur et le mystère du changement qu’avait subi le corps de Christ ; elles sont d’accord avec le μετεμορφώθη de Matthieu 17.2 ; Marc 9.12, car la transformation sur la montagne était une anticipation prophétique de celle qui devait avoir lieu ensuite.
La μορφή donc, on peut l’affirmer, touche à l’essence de la chosed. Nous ne pouvons concevoir la chose comme séparée de sa « formalité », pour nous servir de ce mot dans son vieux sens scholastique ; — le σχῆμα se rapporte à l’accidentel ; il n’affecte pas la « quidditas », mais la « qualitas » ; quelques changements qu’il puisse subir, il laisse la « quidditas » intacte, il laisse la chose elle-même essentiellement ou formellement la même qu’auparavant. On l’a dit : μορφὴ φύσεως, σχῆμα ἕξεως. Ainsi σχῆμα βασιλικόν (Lucian., Pisc. 35) renferme tout le train et le faste, tous les ornements d’un monarque : diadème, tiare, sceptre, robe (cf. Lucian., Hermot. 86), toutes choses qu’il pourrait mettre de côté, et cependant rester roi ; car, en aucune manière tout cela n’appartient ni n’adhère à l’homme comme quelque chose qui fait partie intégrante de lui-même. Ainsi Ménandre (Meineke, Fragm. Com. p. 985) :
d – « La forme est nécessairement en rapport avec la matière ou avec le fond. La figure au contraire est plus indépendante des objets ; se conçoit à part. » Lafaye, Syn. franc., p. 617.
πρᾶον κακοῦργός σχῆμ᾽ ὑπεισελθὼν ἀνὴρ
κεκρυμμένη κεῖται παγὶς τοῖς πλησίον
Ainsi encore le σχῆμα τοῦ κοσμοῦ (1 Corinthiens 7.31) (l’image est probablement empruntée ici aux scènes changeantes d’un théâtre), mais le κόσμος lui-même demeure. Il n’y a point de τέλος τοῦ κοσμοῦ, mais seulement τοῦ αἰώνος. Voir quelques bonnes remarques sur la distinction entre μορφή et σχῆμα dans The Journal of classical and sacred Philology, no 7, pp. 113, 116, 121.
En latin « forma » et « figura » correspondent entre eux, mais, tandis qu’on ne trouve pas rarement « figura formæ » (« veterem formæ servare figuram ; cf. Cicero, Nat. Deor. 1, 32), jamais on ne trouve « forma figuræ » (voy. Döderlein, Latein., Syn., vol. m, p. 87) ; comparez aussi en anglais « deformed » et « disfigured ». Un homme bossu est « deformed », un homme qu’on a frappé à la face est « disfigured » ; l’épreuve de l’un est pour la vie, celle de l’autre peut passer en quelques jours. Il est également facile de retracer la même différence entre « transformed » et « transfigurede ».
e – Aspect. Versions de Lausanne, de Vevey, d’Arnaud. Trad.
On a rendu ἰδέα, au seul endroit où il existe dans le N. T. (Matthieu 28.3), par « visage » ; et dans 2 Maccabées 3.16, par « face ». Cette traduction n’est pas heureuse, car ἰδέα n’a jamais ce sens. « Apparence » eût été bien mieux ; « species sub oculos cadens », non la chose elle-même, mais la chose telle qu’on la voit ; ainsi Platon (Rep. 9.588 c) : πλάττε ἰδέαν θηρίου ποικίλου, fais-toi l’image d’une bête de diverses couleurs ; ainsi : ἰδέα τοῦ προσώπου, l’apparence de la face (Plutarch., Pyrr. 3, et souvent), ἰδέᾳ καλός, bel à voir (Pindar., Olymp. 11.122), χιόνος ἰδέα, l’apparence de neige (Philo, Quod. Del. Pot. Ins. 48). Plutarque définit le mot, mais ce n’est que la dernière partie de sa définition qui peut nous intéresser ici (De Plac. Phil. 1, 9) : ἰδέα ἐστὶν οὐσία ἀσώματος αὐτὴ μὲν μὴ ὑφεστῶσα καθ᾽ αὑτήν εἰκονίζουσα δὲ τὰς ἀμόρφους ὕλας καὶ αἰτία γινομένη τῆς τούτων δείξεως Le mot répond parfaitement à cette définition, et à ἰδεῖν qui est à sa base ; souvent cette conformité est manifeste, comme dans la citation suivante de Philon, qui montre combien sa doctrine sur le Logos différait fondamentalement de celle de Jean et était même la négation de cette doctrine dans ses éléments les plus importants : ὁ δὲ ὑπεράνω τούτων [τῶν χερουβίμ] Λόγος θεῖος εἰς ὁρατὴν οὐκ ἦλθεν ἰδέαν (De fuga. Phil. 101). Voir, quant à la distinction entre εἶδος et ἰδέα, et sur la question de savoir jusqu’à quelle limite la philosophie platonicienne permet une distinction quelconque, la note de Stallbaum, dans son édition de la République de Platon, 10.596 b ; le Cratyle de Donaldson, 3e édit. p. 105 ; et la note du prof. Thompson sur les Lectures d’Archer Butler, vol. 2, p. 127.