Après le rétablissement de l’ordre, deux influences opposées agirent sur la conduite du pouvoir politique envers les protestants. De là des actes plus ou moins contradictoires, et un singulier mélange de bienveillance et d’hostilité jusqu’à la révolution de 1830.
D’un côté, les promesses de la charte ; le désir de ne pas s’aliéner tant de citoyens qui comptaient, proportionnellement à leur nombre, plus d’électeurs que les catholiques ; le respect de l’opinion, de la conscience nationale, qui se serait soulevée contre toute mesure directe de persécution, la crainte enfin de donner de nouvelles armes à l’opposition, qui faisait volontiers de la cause des protestants la sienne propre : c’en fut assez pour maintenir les Bourbons et leurs ministres dans une sage réserve.
Mais de l’autre côté, l’intime et naturelle alliance qui existait entre l’ancienne dynastie et l’ancienne religion ; le besoin de répondre aux exigences du clergé, afin d’avoir son appui dans la lutte contre l’esprit nouveau, l’influence croissante des Jésuites et des congrégations, particulièrement sous le règne de Charles X ; l’action et les réclamations des hommes de la droite, qui travaillaient au relèvement du catholicisme par intérêt politique ; peut-être aussi quelques vagues inquiétudes sur les tendances du protestantisme, et quelques fâcheux souvenirs dont les descendants de Louis XIV n’ont jamais su complètement se déprendre : tout cela explique l’hostilité tantôt sourde, tantôt avouée, dont les réformés eurent à se plaindre sous la Restauration.
Pour signaler d’abord le point de vue favorable, on doit reconnaître que le budget des cultes protestants s’accrut d’une manière sensible et constante. De nouvelles places de pasteurs furent créées, de nouveaux temples bâtis, des moyens plus abondants d’instruction élémentaire accordés sur les fonds du trésor public. Cet accroissement fut même plus rapide sous Charles X que sous Louis XVIII, et la cause en est facile à indiquer : ce qu’on donnait aux protestants aidait à faire passer les largesses que l’on prodiguait aux catholiques, et quelques milliers de francs de plus pour les uns couvrait d’un vernis d’impartialité les millions qui se distribuaient aux autres.
Dans les présentations annuelles des corps publics, les deux rois ne manquèrent jamais de renouveler aux protestants l’assurance de leur protection et de leur bonne volonté. En montant sur le trône, Charles X, qui sentait qu’il devait encore plus que son prédécesseur donner de solennelles garanties à la liberté de conscience et de culte, dit au consistoire de Paris : « Soyez sûrs, messieurs, de ma protection, comme vous l’étiez de celle du roi qui vient de vous être enlevé ; tous les Français sont égaux à mes yeux, tous les Français ont des droits égaux à mon amour, à ma protection, à ma bienveillance. »
Un bureau ou comité protestant, composé de pairs et de députés, se forma sous le ministère de M. Decazes, et fut conservé sous celui de M. de Villèle. Non seulement le pouvoir n’y mit aucun obstacle, mais il approuva et seconda l’intervention de cette commission officieuse. En 1825, M. Georges Cuvier fut placé à la tête des Facultés de théologie protestante ; et, quatre ans après, sous le ministère de M. de Martignac, il exerça les fonctions de directeur des cultes non catholiques. Les lumières et l’intégrité de cet homme illustre étaient bien propres à rassurer les protestants contre les entreprises du parti clérical.
En un mot, de 1817 à 1830, nul acte d’intolérance en grand, quelquefois des faveurs, toujours de la sécurité pour la masse de la population protestante. C’est une justice qu’il faut rendre aux Bourbons de la branche aînée, et nous le faisons avec empressement.
Mais cette même justice demande aussi que nous présentions l’autre face du tableau, en ajoutant toutefois, pour ne rien omettre de ce qui est dû à de grandes infortunes, que les paroles et les actes défavorables aux protestants engagent moins la responsabilité des princes eux-mêmes que celle des imprudents conseillers qui les entouraient.
Une faction remuante et puissante voulut interpréter à sa manière l’article de la charte, qui faisait de la religion catholique la religion d’Etat. Il ne s’agissait plus d’une primauté d’honneur simplement, mais d’une prééminence réelle appliquée à toutes les institutions, à toutes les mesures de l’autorité publique. Selon ces étranges commentateurs de la loi fondamentale, l’article 6, qui accordait une prérogative officielle au catholicisme, devait l’emporter sur l’article 5, qui établissait l’égalité de protection et de liberté pour tous les cultes, tandis que, selon le bon sens, la logique et l’ordre même dans lequel ! ces articles étaient placés, le privilège spécial devait se subordonner au principe général.
[On rapporte que certains conseillers de Louis XVIII l’avaient engagé à mettre l’article 6 avant l’article 5. Le roi répondit avec beaucoup de sagesse qu’il ne convenait pas de mettre l’exception avant la règle.]
Les Jésuites et leurs amis déclaraient ouvertement que c’était une maxime anticatholique, antisociale, impie, de mettre sur la même ligne toutes les communions religieuses. Un évêque-ministre ne craignit pas de dire que les cultes non catholiques n’étaient que tolérés, et M. de Peyronnet, en défendant à la tribune la loi du sacrilège, prononça ces imprudentes paroles : « Je connais une égalité de protection promise aux cultes admis dans le royaume, et je la respecte ; l’égalité des cultes, je ne sais plus ce que c’est. »
La loi, dont nous venons de parler, confondant le spirituel avec le temporel, et transportant dans le domaine de la législation le dogme catholique, établissait une grande inégalité entre les deux cultes. Aucune profanation contre le culte protestant n’entraînait plus que la peine de la prison, tandis que telle profanation contre le culte catholique était punie de la peine de mort, et même, dans le projet du gouvernement, de celle des parricides. Cela seul aurait dû avertir Charles X et ses ministres qu’ils étaient dans une voie fatale. Le protestantisme n’y perdit rien ; la cause des Bourbons et des prêtres y perdit immensément.
Une autre conséquence qu’on essaya de faire sortir du principe de la religion de l’Etat, ce fut de contraindre les non-catholiques à faire acte, sinon d’adoration, au moins d’hommage et de participation indirecte à certaines cérémonies du catholicisme. Ainsi, l’on prétendit les forces à tapisser la façade de leurs maisons pour le passage des processions catholiques, sous peine de poursuites et d’amende. C’était déjà une question de savoir si les processions hors des églises, dans les communes où il existe différents cultes, ne sont pas une violation des articles organiques, et en général si, dans une société bien organisée, un culte quelconque a le droit de transporter sur la voie publique la célébration de ses rites particuliers. Mais, sans insister sur ces deux points, on conçoit que les protestants aient énergiquement refusé de tapisser leurs maisons ; car ils voyaient tout ensemble une atteinte grave à leur ancienne discipline, un défi contre l’indépendance de leur foi personnelle, une entreprise contre l’égalité des cultes, et par cela même contre leur liberté.
On avait mis en avant, pour sonder le terrain, des fonctionnaires d’un ordre inférieur, tels que le comte de Narbonne-Lara, sous-préfet de Florac, lequel, tout à coup, de son autorité propre, publia une circulaire ordonnant à ses administrés, de quelque religion qu’ils fussent, de décorer le devant de leurs maisons pour le passage de la procession du Saint-Sacrement. Le consistoire de Barre répondit à ce sous-préfet, le 19 mai 1818, par un refus catégorique, en invoquant et la discipline protestante et la charte.
Des faits semblables se passèrent ailleurs. Plusieurs citoyens furent mis à l’amende pour n’avoir pas obtempéré à cette inique prétention. Mais il s’en rencontra un, M. Paul Roman, de Lourmarin, qui ne se courba point sous la sentence des tribunaux subalternes. Il fit appel devant la Cour suprême, et gagna son procès après de longs débats. M. Odilon-Barrot lui prêta l’appui de son éloquence. Il montra que la liberté religieuse tout entière était impliquée dans la question. « Cette cause, dit-il, n’est pas celle d’un protestant ; elle n’est pas même celle de tous les protestants seulement ; elle est celle de tous les citoyens, quel que soit leur culte, quelles que soient leurs opinions religieuses, apparentes ou non apparentes ; tous sont dans ce moment représentés par le sieur Roman. »
La Cour de Cassation rendit, le 30 novembre 1818, un arrêt conforme à la justice, à la loi et aux droits des minorités. Une affaire du même genre fut encore plaidée à Marseille en 1820, et de nouveau gagnée. Le gouvernement lui-même renonça, malgré les clameurs de quelques fanatiques, à cette illégale exigence, et ce fut pour les protestants un point définitivement acquis.
On manifesta une autre prétention plus dangereuse dans son principe, plus grave dans ses effets, plus opiniâtre surtout, et dont aujourd’hui même les hommes politiques ne semblent pas être complètement affranchis. Elle consistait à renfermer, à parquer en quelque manière les protestants dans certaines limites, comme si le protestantisme était un mal qu’il fallût resserrer dans les plus étroites bornes possibles. On avait l’air de dire aux disciples de la Réforme : Puisque vous existez dans le royaume, nous vous supportons ; mais restez où vous êtes, et gardez-vous d’aller au delà. L’unité de foi est pour nous la règle, la dissidence est l’exception, et loin de l’autoriser à s’étendre, nous voulons la restreindre autant qu’il est en nous.
Rien de plus contraire à la charte qui assurait aux cultes une égale liberté. Car le clergé romain ayant toujours et partout le droit de faire des prosélytes dans le sein du protestantisme, il est évident que si l’on refusait aux pasteurs celui de faire à leur tour des prosélytes dans le catholicisme, l’égale liberté n’était plus qu’une amère moquerie.
Pour que la charte fût respectée, du moins en un certain sens, on aurait dû interdire aux prêtres de convertir des protestants, comme on défendait aux pasteurs de convertir des catholiques. Or, c’est là une condition que le clergé romain n’acceptera jamais ; il ne le peut pas ; il ne le doit pas ; ce serait de sa part une indigne prévarication, et il a raison de ne pas s’y assujettir, même dans les contrées protestantes. Mais alors il ne reste plus, logiquement et légalement, que le droit commun, ou la liberté du prosélytisme pour tous.
Le gouvernement de la Restauration ne fit pas toujours son devoir en cette matière. Il inventa des entraves administratives, des obstacles judiciaires, et s’appuya obstinément sur l’article 291 du code pénal, d’après lequel aucune association de plus de vingt personnes ne peut se former sans l’agrément du pouvoir. En appliquant cet article aux réunions religieuses, il est clair que l’établissement de toute nouvelle assemblée, l’ouverture de tout nouveau lieu de culte dépendait du bon plaisir de l’autorité civile. La liberté de religion n’existait plus pour le protestantisme français hors des temples comptés et numérotés par l’Etat. On en était presque revenu aux mauvaises maximes des premières années du règne de Louis XIV.
Il en résulta, on aurait dû le prévoir, des luttes incessantes. Nous ne citerons que deux faits dans lesquels intervinrent les consistoires des deux plus grandes villes de France. En 1825, le Consistoire de Paris, bien qu’il demandât le libre exercice de la religion, non pour des catholiques convertis, mais pour des protestants de naissance, fut empêché d’ouvrir un temple dans la commune des Ageux, « parce que, disait l’arrêté administratif, il ne serait pas sans inconvénient d’établir de faibles fractions de population dissidente au milieu d’une population de culte homogène ! C’était le langage des persécuteurs du seizième siècle. En 1826, quelques communes des environs de Lyon ayant exprimé le désir d’entendre prêcher les doctrines de la Réforme, l’autorité s’y opposa, malgré les énergiques réclamations du Consistoire. Mais dans ces deux cas le gouvernement eut la main forcée par la double puissance de la loi et de l’opinion. Ailleurs, il eut le triste avantage de réussir.
Pendant qu’on essayait d’emprisonner le protestantisme derrière ses murailles officielles, toutes les portes étaient largement ouvertes au prosélytisme du clergé catholique. Trois pasteurs ayant embrassé la foi romaine sous la Restauration, leurs pamphlets contre la communion qu’ils avaient abandonnée obtinrent les honneurs de l’imprimerie royale, et ils furent eux-mêmes gratifiés d’une pension.
On imagina aussi de revenir aux missionnaires ambulants du dix-septième siècle, en leur imposant deux tâches au lieu d’une ; car ils devaient convertir les fils de Voltaire en même temps que ceux de Calvin. Ces vulgaires déclamateurs s’en allèrent planter des croix de ville en ville, de village en village, vociférant dans les carrefours d’ineptes injures contre la Réforme et la philosophie. Loin de gagner les protestants ou les incrédules, ils ne firent que révolter la portion la plus saine et la plus éclairée des catholiques. Beaucoup de respectables prêtres eurent eux-mêmes honte de pareils auxiliaires, sentant bien que ce n’était point par des scènes où la populace jouait le principal rôle qu’on pouvait relever la puissance du catholicisme.
Dans une région plus haute, les défenseurs des deux communions soutinrent des controverses qui ne blessaient pas, du moins, les lois de la décence publique. Des hommes d’un mérite éminent, quoique théologiens médiocres, M. de Bonald, M. Joseph de Maistre, et M. de Lamennais, qui depuis a mieux combattu ses propres opinions que n’aurait pu faire aucun de ses antagonistes, attaquèrent la Réforme d’une main obstinée, et lui portèrent des coups plus retentissants que justes. Ils rencontrèrent en MM. Stapfer, Samuel Vincent, Henri Pyt, et d’autres, des adversaires qui, sans avoir la même renommée, défendirent les croyances du protestantisme avec logique et vigueur.
Le fond de cette polémique ressemblait peu, en général, aux grands débats du seizième et du dix-septième siècles. Alors on soutenait de chaque côté la religion pour la religion même : c’était le dogme, et par-dessus tout celui de la sainte Cène, qui occupait les controversistes. Sous la Restauration, les plus célèbres avocats du catholicisme se placèrent sur un autre terrain : ils firent de la religion pour la politique. Laissant à l’écart les matières de doctrine, ils s’efforcèrent d’établir que l’unité et l’autorité de l’Église romaine assurent mieux que le protestantisme le pouvoir des princes, l’obéissance aux lois et le maintien de l’ordre social. Les intérêts du ciel ne venaient qu’après ceux de la terre, ou même ne venaient pas du tout.
On trouverait à cette époque, sans doute, quelques discussions purement dogmatiques ou ecclésiastiques ; mais elles furent peu écoutées et ne réveillèrent aucun écho dans les grandes masses du pays. Le flot de l’humanité semble se retirer de ses anciens rivages, et se creuser un nouveau lit sur des bords inconnus.
Point d’autres faits dignes de mention, jusqu’à la révolution de 1830, dans l’état extérieur du protestantisme français. L’article 3 de la charte, qui déclarait tous les citoyens également admissibles aux emplois civils et militaires, aurait pu et dû, en certaines circonstances, être mieux observé. Les chaires de l’enseignement étaient rarement accordées et facilement enlevées aux protestants. La même inégalité se montrait, bien qu’à un moindre degré, dans la distribution des autres charges publiques : à mérite égal, pour ne pas dire plus, le catholique l’emportait presque toujours sur le protestant. Ce mauvais vouloir alla croissant à mesure que l’infortuné Charles X se livrait davantage aux conseils de ceux qui l’ont perdu.