Or quand l’entendement humain oit ces choses, son intempérance ne se peut tenir de faire troubles et esmotions, comme si une trompette avoit sonné à l’assaut. Yci plusieurs faisans semblant de maintenir l’honneur de Dieu, à ce qu’il ne soit point chargé à tort, confessent bien l’élection : et ce pendant nient qu’aucuns soyent réprouvez. Or cela est trop sot et puérile : veu que l’élection ne consisteroit point, si elle n’estoit mise à l’opposite de la réprobation. Il est dit que Dieu sépare ceux qu’il adopte à salut : ce sera doncques une sottise trop lourde, de dire que ceux qui ne sont point esleus, obtienent par cas fortuit, ou acquièrent par leur industrie ce qui n’est donné d’en haut qu’à peu de gens. Ainsi, ceux que Dieu laisse en eslisant, il les réprouve : et non pour autre cause, sinon qu’il les veut exclurre de l’héritage lequel il a prédestiné à ses enfans. Au reste, l’audace des hommes n’est point supportable, si elle ne souffre d’estre bridée par la Parole de Dieu, quand il est question de son conseil incompréhensible, lequel mesmes les Anges adorent. Or nous avons ouy n’aguères, que l’endurcissement est aussi bien en la main et liberté de Dieu, que la miséricorde. Et de faict, nous avons aussi veu que sainct Paul ne se tormente pas comme ces froids docteurs, d’excuser Dieu par mensonge : seulement il remonstre qu’il n’est pas licite à un pot de terre de plaider contre celuy qui l’a formé Rom. 9.20-21. D’avantage, ceux qui ne peuvent porter que Dieu en réprouve aucuns, comment se desvelopperont-ils de ceste sentence de Christ ? Tout arbre que mon Père n’aura point planté sera arraché Matt. 15.13 ? Ils oyent que tous ceux que le Père n’a daigné planter en son champ comme arbres sacrez, sont ouvertement destinez à perdition. S’ils nient que cela ne soit signe de réprobation, il n’y aura rien si clair qui ne leur soit obscur. Mais s’ils ne cessent d’abbayer ou de gronder, que nostre foy se tiene en ceste sobriété, d’escouter l’advertissement de sainct Paul : Qu’il n’y a de quoy plaider contre Dieu, si d’un costé voulant monstrer son ire et manifester sa puissance, il supporte en grande patience et douceur les instrumens d’ire apprestez à perdition Rom. 9.22 : et de l’autre costé, il démonstre les richesses de sa gloire envers les vaisseaux de miséricorde, lesquels il a apprestez à sa gloire. Notons bien que sainct Paul pour couper broche à toutes détractions et murmures, donne à l’ire et à la puissance de Dieu un empire souverain : pource que c’est chose trop desraisonnable d’appeler à conte les jugemens profons de Dieu, qui engloutissent tous nos sens. La response qu’ils ameinent est frivole, que Dieu ne rejette point du tout ceux qu’il endure en douceur, mais qu’il suspend son affection envers eux, pour veoir si d’adventure ils se repentiront. Voire, comme si sainct Paul attribuoit à Dieu une patience, par laquelle il attende la conversion de ceux lesquels il dit estre apprestez à périr. Et sainct Augustin exposant ce passage, note prudemment que quand la patience est conjoincte avec sa puissance et vertu, que non-seulement il permet, mais qu’il gouverne actuellement[h]. Nos contredisans ameinent une autre réplique : c’est que sainct Paul, en disant que les vaisseaux d’ire sont apprestez à perdition, adjouste que Dieu a disposé à salut les vaisseaux de miséricorde : comme si par ces mots il entendoit que Dieu est autheur du salut des fidèles, et que la louange luy en appartient, mais que ceux qui périssent s’apprestent d’eux-mesmes, et par leur franc arbitre, sans estre réprouvez de luy. Mais encores que je leur accorde que sainct Paul a voulu par telle façon de parler adoucir ce qui pouvoit estre trouvé rude de prime face, toutesfois il n’y a nul propos d’assigner ceste préparation par laquelle il est dit que les réprouvez sont destinez à périr, ailleurs qu’au conseil secret de Dieu ; comme au mesme lieu sainct Paul l’avoit desjà exposé, disant que Dieu a suscité Pharaon : et puis qu’il endurcit ceux qu’il veut, dont il s’ensuyt que son conseil incompréhensible est cause de l’endurcissement. Pour le moins j’ay ce point gaigné avec sainct Augustin, des mots duquel j’useray : c’est que Dieu en faisant les loups brebis, les reforme d’une grâce plus forte, pour donter leur dureté : et par ainsi, que les obstinez ne se convertissent point, pource que Dieu ne desploye point pareille grâce envers eux, de laquelle il n’est pas destitué, s’il en vouloit user[i].
[h] Contra Julianum, lib. V, cap. V.
[i] De Praedest. sanct., lib. I, cap. II.
Cela suffira â toutes gens craignans Dieu et modestes, et qui se souvienent qu’ils sont hommes : mais pource que les chiens qui grondent à l’encontre, vomissent plusieurs espèces de blasphèmes, il nous faudra respondre à chacun. Les hommes charnels, comme ils sont pleins de folie, playdent yci en plusieurs sortes contre Dieu, comme s’ils le tenoyent sujet à leurs répréhensions. Premièrement, ils demandent à quel propos Dieu se courrouce contre ses créatures, lesquelles ne l’ont provoqué par aucune offense ; car de perdre et ruiner ceux que bon luy semble, c’est chose plus convenable à la cruauté d’un tyran, qu’à la droicture d’un juge. Ainsi il leur semble que les hommes ont bonne cause de se plaindre de Dieu, si par son pur vouloir, sans leur propre mérite, ils sont prédestinez à la mort éternelle. Si telles cogitations vienent quelquesfois en l’entendement des fidèles, ils seront assez armez pour les repousser, quand seulement ils réputeront quelle témérité c’est mesmes d’enquérir des causes de la volonté de Dieu, veu qu’icelle est, et à bon droict doit estre la cause de toutes les choses qui se font. Car si elle a quelque cause, il faut que ceste cause-là précède, et qu’elle soit comme attachée à icelle : ce qu’il n’est licite d’imaginer ; car la volonté de Dieu est tellement la reigle suprême et souveraine de justice, que tout ce qu’il veut, il le faut tenir pour juste, d’autant qu’il le veut[j]. Pourtant quand on demande, Pourquoy est-ce que Dieu a fait ainsi ? Il faut respondre, Pource qu’il l’a voulu. Si on passe outre, en demandant, Pourquoy l’a-il voulu ? c’est demander une chose plus grande et plus haute que la volonté de Dieu : ce qui ne se peut trouver. Pourtant, que la témérité humaine se modère, et qu’elle ne cherche ce qui n’est point, de peur de ne trouver point ce qui est. Ceste bride sera bien pour retenir tous ceux qui voudront méditer les secrets de Dieu en révérence. Contre les iniques, qui ne se soucient de mesdire de Dieu apertement, le Seigneur se défendra assez par sa justice, sans que nous luy servions d’advocats, quand en ostant toutes tergiversations à leurs consciences, il les pressera et convaincra jusques-là, qu’elles ne pourront eschapper. Toutesfois en parlant ainsi, nous n’approuvons pas la resverie des Théologiens papistes, touchant la puissance absolue de Dieu : car ce qu’ils en gergonnent est profane, et pourtant nous doit estre en détestation. Nous n’imaginons point aussi un Dieu qui n’ait nulle loy, veu qu’il est loy à soy-mesme. Et de faict, comme dit Platon, les hommes estans sujets à mauvaises cupiditez ont besoin de loy : mais la volonté de Dieu, entant qu’elle est pure de tous vices, et mesmes est la reigle souveraine de perfection, est la loy de toutes loix. Mais nous disons ce pendant, que Dieu n’est point contable envers nous, pour rendre raison de ce qu’il fait : et d’autre part, nous ne sommes pas juges idoines ne compétens pour prononcer de ceste matière selon nostre sens. Parquoy si nous attentons plus qu’il ne nous est licite, ceste menace du Pseaume nous doit effrayer, que Dieu demeurera vainqueur quand il sera jugé par les hommes mortels Ps. 51.4.
[j] Hoc ex August. sumptum, lib. De Genes., contra Manich., cap. III.
Voylà comment Dieu peut réprimer ses ennemis en se taisant. Mais afin que nous n’endurions qu’ils ayent son sainct Nom en mocquerie, il nous donne armures en sa Parole, pour résister à leur fureur. Pourtant-si quelqu’un nous assaut de ce propos, pourquoy c’est que Dieu en a prédestiné aucuns à damnation lesquels ne l’avoyent point mérité, veu qu’ils n’estoient pas encores : nous luy demanderons d’autre part, en quoy c’est qu’il pense Dieu estre redevable à l’homme s’il l’estime en sa nature. Puis que nous sommes tous corrompus et contaminez de vices, il ne se peut faire que Dieu ne nous ait en haine : et ce non pas d’une cruauté tyrannique, mais par une équité raisonnable. Si ainsi est que tous hommes, de leur condition naturelle, soyent coulpables de condamnation mortelle, de quelle iniquité, je vous prie, se plaindront ceux lesquels Dieu a prédestinez à mort ? Que tous les enfans d’Adam vienent en avant pour contendre et débatre contre leur Créateur, de ce que par sa Providence éternelle devant leur nativité ils ont esté dévouez à calamité perpétuelle : quand Dieu au contraire, les aura amenez à se recognoistre, que pourront-ils murmurer contre cela ? S’ils sont tous prins d’une masse corrompue, ce n’est point de merveilles s’ils sont assujetis à damnation. Qu’ils n’accusent point doncques Dieu d’iniquité, d’autant que par son jugement éternel ils sont ordonnez à damnation, à laquelle leur nature mesme les meine, ce qu’ils sentent maugré qu’ils en ayent. Dont il appert combien leur appétit de se rebecquer est pervers, veu qu’à leur escient ils suppriment ce qu’ils sont contraints de recognoistre : c’est qu’ils trouvent la cause de leur damnation en eux. Ainsi, quoy qu’ils pallient, ils ne se peuvent absoudre. Quand doncques je leur confesseray cent fois ce qui est très-vray, que Dieu est autheur de leur damnation, ils n’effaceront point pourtant leur crime, lequel est engravé en leur conscience, et leur vient devant les yeux à chacune fois.
Ils répliquent derechef, asçavoir s’ils n’avoyent point esté prédestinez par l’ordonnance de Dieu à ceste corruption, laquelle nous disons estre cause de leur ruine. Car si ainsi est, quand ils périssent en leur corruption, ce n’est autre chose sinon qu’ils portent la calamité en laquelle Adam par le vouloir de Dieu est trébusché et a précipité tous ses successeurs. Dieu ne sera-il point doncques injuste de se jouer ainsi cruellement de ses créatures ? Pour response je confesse que c’a esté par le vouloir de Dieu, que tous les enfans d’Adam sont cheus en ceste misère, en laquelle ils sont maintenant détenus. Et c’est ce que je disoye du commencement, qu’il faut tousjours revenir au seul plaisir de Dieu, duquel il tient la cause cachée en soy-mesme : mais il ne s’ensuyt pas qu’on puisse ainsi rétracter de Dieu : car nous viendrons audevant avec sainct Paul en ceste manière, homme ? qui es-tu qui puisses plaider avec Dieu ? Le pot dira-il à son potier qui l’a fait, pourquoy il l’a ainsi formé ? Le potier n’a-il point puissance de faire d’une mesme masse de terre un vaisseau honorable, et l’autre sordide Rom. 9.20-21 ? ils nieront que la justice de Dieu soit ainsi droictement défendue : mais que c’est un subterfuge, tel qu’ont coustume de chercher ceux qui n’ont point excuse suffisante ; car il semble que cela n’est rien dire, sinon que la puissance de Dieu ne peut estre empeschée de faire tout ce que bon luy semble. Je di que c’est bien autre chose, car quelle raison peut-on amener plus ferme et solide, que de nous admonester à penser qui est Dieu ? Car comment celuy qui est juge du monde pourroit-il commettre quelque iniquité ? Si c’est le propre de sa nature de faire justice, il aime icelle justice naturellement, et hait toute iniquité. Pourtant l’Apostre n’a point cherché quelque cachette, comme s’il eust esté surprins au destroit : mais il a voulu monstrer que la justice de Dieu est plus haute et excellente que de devoir estre réduite à la mesure humaine, ou estre comprinse en la petitesse de l’entendement des hommes. Il confesse bien que les jugemens de Dieu ont une profondité, laquelle peut abysmer les entendemens de tout le monde, s’ils veulent entrer jusques-là ; mais ne seroit-ce pas chose trop desraisonnable, de vouloir submettre les œuvres de Dieu à ceste condition, que quand nous n’en pourrons entendre la raison, nous les osions vitupérer ? Il y a à ce propos une sentence notable en Solomon, laquelle peu de gens entendent. Le Créateur de tous, dit-il, est grand : il rendra aux fols et aux transgresseurs leur loyer Prov. 26.10. Il s’escrie, ayant en admiration la grandeur de Dieu, d’autant qu’il est en luy de punir les fols et les transgresseurs, combien qu’il ne les ait point faits participans de son Esprit. Et de faict, c’est une rage prodigieuse aux hommes, quand ils prétendent d’enclorre ce qui est infini et incompréhensible, en une si petite mesure comme est leur entendement. Sainct Paul appelle les Anges qui sont demeurez en leur intégrité, Esleus 1Tim. 5.21. Si leur constance et fermeté a esté fondée au bon plaisir de Dieu, la révolte des diables monstre qu’ils n’ont pas esté retenus, mais plustost délaissez. De laquelle chose on ne peut amener autre cause que la réprobation, laquelle est cachée au conseil estroit de Dieu.
Qu’il y viene doncques quelque Manichéen ou Célestin, ou autre hérétique, pour calomnier la providence de Dieu : je di avec, sainct Paul, qu’il n’est pas mestier d’en rendre la raison, veu que par sa grandeur elle surmonte du tout nostre intelligence. Quelle absurdité y a-il en cela ? Voudront-ils la puissance de Dieu estre tellement limitée, qu’il ne puisse rien faire d’avantage, que ce que nostre esprit pourra comprendre ? Je di avec sainct Augustin, que Dieu en a créé d’aucuns lesquels il prévoyoit devoir aller en perdition éternelle : et que cela a esté fait, pource qu’il l’a voulu. Or pourquoy il l’a voulu, ce n’est pas à nous d’en demander la raison, veu que nous ne la pouvons comprendre. Et d’autre part, il ne convient pas que nous disputions si la volonté de Dieu est juste ou non : de laquelle quand on parle, il faut entendre sous le nom d’icelle, une reigle infaillible de justice[k]. Qu’est-ce doncques qu’on fait doute s’il y a iniquité, là où justice apparoist clairement ? Que nous n’ayons doncques point de honte de fermer la bouche des iniques à la manière de sainct Paul : et toutesfois et quantes qu’ils oseront abbayer comme chiens, de répliquer à l’encontre, Qui estes-vous, povres misérables, qui intentez accusation contre Dieu, n’ayans autre cause sinon pource qu’il n’a point abbaissé la grandeur de ses œuvres à vostre rudesse, comme si ce qu’il fait estoit inique d’autant qu’il nous est caché. La hautesse inestimable des jugemens de Dieu vous doit estre assez cognue par les expériences qu’il en donne. Vous sçavez qu’ils sont nommez Un abysme profond Ps. 36.6 ; pensez maintenant à vostre petitesse pour sçavoir si elle comprendra ce que Dieu a décrété en soy. De quoy doncques vous proufite-il de vous engouffrer par vostre curiosité enragée en cest abysme, lequel vous prévoyez par raison vous devoir estre mortel ? Comment ce qui est escrit de la sagesse incompréhensible de Dieu et de sa vertu espovantable, tant en l’histoire de Job que par tous les Prophètes, ne vous bride-il de quelque crainte et frayeur ? Si vos esprits s’escarmouchent en quelques questions, n’ayez point honte d’embrasser le conseil de sainct Augustin : Homme, dit-il, attens-tu response de moy ? Or je suis homme aussi bien ; et pourtant escoutons tous deux celuy qui nous dit, homme qui es-tu ? Certes l’ignorance fidèle est meilleure qu’une science téméraire : Cherche des mérites : tu ne trouveras que punition. O hautesse ! Pierre renonce Jésus-Christ : le brigand croit en luy. O hautesse ! Cherches-tu la raison de ces choses ? Je m’estonneray de la hautesse. Argue tant que tu voudras, et je m’esmerveilleray. Dispute de ta part, et je croiray. Je voy la hautesse : je ne parvien point à la profondité. Paul a trouvé où se reposer, se mettant en admiration, il dit que ces jugemens de Dieu sont hors de toute cognoissance : et tu les viens sonder ! Il dit que ses voies ne se peuvent consuyvre : et tu les veux suyvre à la trace[l] Rom. 11.33. Nous ne proufiterons de rien en passant plus outre : car nous ne satisferons point à leur pétulance. Et d’autre part. Dieu n’a pas affaire d’autre défense, que de celle dont il a usé par son Esprit, parlant par la bouche de sainct Paul : et qui plus est, nous désapprenons de bien parler, quand nous ne parlons point selon Dieu.
[k] Epist. CVI.
[l] August., De verbis Apostoli, serm. XX
Il y a une autre objection que fait l’impiété, laquelle toutesfois ne tend pas tant à blasmer Dieu qu’à excuser le pécheur ; combien qu’à dire vray ; le pécheur ne se puisse justifier sans ignominie du Juge. Toutesfois voyons quelle elle est. Pourquoy, disent-ils, Dieu imputeroit-il à vice aux hommes les choses desquelles il leur a imposé nécessité par sa prédestination ? Car que pourroyent-ils faire ? Résisteroyent-ils à ses décrets ? Mais ce seroit en vain : et mesmes ils ne le peuvent faire du tout. Ce n’est point doncques à bon droict que Dieu punit les choses desquelles la principale cause gist en sa prédestination. Je n’useray point yci de la défense laquelle ameinent communément les Docteurs ecclésiastiques : c’est que la prescience de Dieu n’empesche pas que l’homme ne soit réputé pécheur, duquel Dieu prévoit les vices, et non pas les siens. Car les cavillateurs ne se contenteroyent point de cela, mais passeroyent plus avant, disans que Dieu, s’il eust voulu, pouvoit obvier aux maux qu’il a préveus. Puis qu’il ne l’a fait, que de conseil délibéré il a créé l’homme afin qu’il se portast en telle sorte. Or si l’homme a esté créé à telle condition, qu’il deust après faire tout ce qu’il fait, qu’on ne luy peut imputer à faute les choses lesquelles il ne peut éviter, et ausquelles il est astreint par le vouloir de Dieu. Advisons doncques comment se pourra soudre ceste difficulté. Premièrement, il faut que nous tenions tous pour résolu ce que dit Solomon : que Dieu a créé toutes choses à cause de soy-mesme, voire l’inique au jour de sa perdition Prov. 16.4. Pourtant, comme ainsi soit que la disposition de toutes choses soit en la main de Dieu, et qu’il puisse envoyer la vie ou la mort à son plaisir : il dispense et ordonne par son conseil, qu’aucuns dés le ventre de leur mère soyent destinez certainement à mort éternelle, afin de glorifier son nom en leur perdition. Si quelqu’un pour excuser Dieu allègue que par sa providence il ne leur impose nulle nécessité, mais que voyant de quelle perversité ils seront, il les crée à ceste condition : cestuy-là dira bien quelque chose, mais ce ne sera pas tout. Les anciens Docteurs s’aidoyent bien aucunesfois de ceste solution : mais c’est comme en doutant. Les Sorboniques s’y arrestent entièrement, comme s’il n’y avoit que répliquer à l’encontre. Or de ma part, je concéderoye bien que la prescience seule n’apporte nulle nécessité aux créatures, combien que tous ne l’accorderont pas : car il y en a qui la font cause de toutes choses. Mais il me semble que Laurent Valle, combien qu’il ne fust pas autrement homme fort exercé en l’Escriture, a plus subtilement distingué : lequel démonstre ceste contention estre vaine, d’autant que la vie et la mort sont actions de la volonté de Dieu, plustost que de sa prescience. Si Dieu prévoyoit seulement ce qui advient aux hommes, sans le disposer et ordonner par son bon plaisir, ceste question ne seroit pas agitée sans propos : Asçavoir quelle nécessité induiroit la prévidence de Dieu. Mais puis qu’il ne voit les choses advenir pour autre raison, sinon pource qu’il a déterminé qu’elles advinssent : c’est folie de disputer et débatre que fait sa prescience, quand il appert que le tout advient par son ordonnance et disposition.
Les adversaires allèguent qu’on ne trouvera point ceci exprimé de mot à mot, que Dieu eust déterminé qu’Adam deust trébuscher en ruine mortelle, voire comme si en se rendant tesmoignage par l’Escriture qu’il fait toutes choses qu’il veut, il avoit créé la plus noble de toutes ses créatures, sans ordonner à quelle fin ne condition. Ils disent qu’Adam a esté créé avec son franc arbitre, pour se donner telle fortune qu’il voudroit : et que Dieu n’avoit rien déterminé de luy, sinon de le traitter selon ses mérites. Si une si froide invention est receue, où sera la puissance infinie de Dieu, par laquelle il dispose toutes choses selon son conseil secret : lequel ne dépend point d’ailleurs ? Tant y a que maugré leurs dents la prédestination de Dieu se démonstre en toute la lignée d’Adam, car il n’est pas advenu naturellement que tous décheussent de leur salut par la faute d’un. Qu’est-ce qui les empesche de confesser du premier homme, ce qu’ils sont contraints en despit d’eux, accorder de tout le genre humain ? Car pourquoy perdroyent-ils leur peine à tergiverser ? L’Escriture prononce haut et clair que toutes créatures mortelles ont esté asservies à la mort en la personne d’un homme. Puis que cela ne peut estre attribué à nature, il faut bien qu’il soit provenu du conseil admirable de Dieu. C’est une trop lourde inadvertance, que ces advocats qui s’ingèrent pour maintenir la justice de Dieu, s’arrestent tout court à un festu, et qu’ils sautent par-dessus des grosses trabes. Je leur demande derechef, dont il est advenu que la cheute d’Adam ait enveloppé avec soy tant de peuples avec leurs enfans sans aucun remède, sinon qu’il a pieu ainsi à Dieu. Il faut que ces langues tant habiles à babiller devienent muettes en cest endroict. Je confesse que ce décret nous doit espovanter : toutesfois on ne peut nier que Dieu n’ait préveu devant que créer l’homme, à quelle fin il devoit venir : et ne l’ait, préveu, pource qu’il l’avoit ainsi ordonné en son conseil. Si quelqu’un accuse yci la prévidence de Dieu, il fait témérairement. Car à quel propos sera blasmé le Juge céleste, pour n’avoir point ignoré les choses qui devoyent estre ? S’il y a doncques plainte aucune ou juste, ou de quelque apparence, elle s’addresse plustost à son ordonnance. Or ce que je di ne doit sembler advis estre estrange ; c’est que Dieu non-seulement a préveu la cheute du premier homme, et en icelle la ruine de toute sa postérité, mais qu’il l’a ainsi voulu. Car comme il appartient à sa sagesse d’avoir la prescience de toutes choses futures, ainsi il appartient à sa puissance de régir et gouverner tout par sa main. Et sainct Augustin décide et liquide très-bien ceste question comme beaucoup d’autres. Nous confessons à salut ce que nous croyons droictement, que Dieu qui est Seigneur et Maistre de toutes choses, et qui a créé toutes choses bonnes, et a cognu que le mal proviendroit du bien, et aussi cognu qu’il appartenoit à sa bonté toute-puissante de convertir le mal en bien, plustost que de ne permette point qu’il y eust nul mal : a disposé tellement la vie des Anges et des hommes, qu’il a voulu monstrer en premier lieu ce que pouvoit le franc arbitre, et puis après ce que pouvoit le bénéfice de sa grâce, et son juste jugement[m].
[m] Enchirid. ad Laurentium.
Aucuns recourent yci à la différence de Volonté et Permission, disant que les iniques périssent. Dieu le permettant, mais non pas le voulant. Mais pourquoy dirons-nous qu’il le permet, sinon pource qu’il le veut ? Combien que cela mesme ne soit point de soy vray-semblable, que c’est par la seule permission, et non par l’ordonnance de Dieu, que l’homme s’est acquis damnation : comme si Dieu n’avoit point ordonné de quelle condition il vouloit que fust la principale et plus noble de ses créatures. Je ne doute point doncques de simplement confesser avec sainct Augustin, que la volonté de Dieu est la nécessité de toutes choses, et qu’il faut nécessairement que ce qu’il a ordonné et voulu adviene, comme tout ce qu’il a préveu adviendra certainement[n]. Maintenant si les Pélagiens, ou Manichéens, ou Anabaptistes, ou Epicuriens (car nous avons affaire à ces quatre sectes, en traittant de ceste matière) allèguent pour leur excuse la nécessité, dont ils sont contraints par la prédestination de Dieu, ils n’ameinent rien de propre à la cause. Car si la prédestination n’est autre chose que l’ordre et dispensation de la justice divine, laquelle ne laisse point d’estre irrépréhensible combien qu’elle soit occulte : puis qu’il est certain qu’ils n’estoyent pas indignes d’estre prédestinez à telle fin, il est aussi certain que la ruine en laquelle ils tombent par la prédestination de Dieu, est juste et équitable. D’avantage, leur perdition procède tellement de la prédestination de Dieu, que la cause, et matière en sera trouvée en eux. Le premier homme est cheut, pource que Dieu avoit jugé cela estre expédient. Or pourquoy il l’a jugé, nous n’en sçavons rien. Si est-il néantmoins certain qu’il ne l’a pas jugé sinon pource qu’il voyoit que cela faisoit à la gloire de son Nom. Or quand il est fait mention de la gloire de Dieu, pensons aussi bien à sa justice : car il faut que ce qui mérite louange soit équitable. L’homme doncques trébusche selon qu’il avoit esté ordonné de Dieu : mais il trébusche par son vice. Le Seigneur avoit prononcé un peu au paravant, toutes les choses qu’il avoit faites estre fort bonnes Gen. 1.31 : dont vient doncques la perversité de l’homme, sinon qu’il s’est destourné de son Dieu ? Afin qu’on ne pensast qu’elle veinst de sa création, le Seigneur avoit approuvé par son tesmoignage tout ce qu’il avoit mis en luy. Il a doncques par sa propre malice corrompu la bonne nature qu’il avoit receue du Seigneur. Et ainsi par sa cheute a tiré avec soy en ruine tout son lignage. Parquoy contemplons plustost en la nature corrompue de l’homme la cause de sa damnation, laquelle luy est évidente, que de la chercher en la prédestination de Dieu, où elle est cachée et du tout incompréhensible. Et qu’il ne nous face point mal de submettre jusques-là nostre entendement à la sagesse infinie de Dieu, qu’il luy cède en beaucoup de secrets. Car des choses qu’il n’est pas licite ne possible de sçavoir, l’ignorance en est docte : l’appétit de les sçavoir, est une espèce de rage.
[n] De Genes. ad lit. lib. VI, cap 15.
Quelqu’un possible dira que je n’ay pas encore amené raison pour refréner ceste excuse blasphématoire que je condamne. Je confesse que cela mesmes ne se peut faire, que l’impiété ne murmure et détracte tousjours : toutesfois il m’est advis que j’en ay dit ce qui doit suffire pour oster à l’homme non-seulement toute raison de murmurer, mais aussi toute couverture. Les réprouvez veulent estre veus excusables en péchant, pource qu’ils ne peuvent évader la nécessité de pécher, principalement veu qu’icelle procède de l’ordonnance et volonté de Dieu : je nie au contraire, que cela soit pour les excuser, pource que ceste ordonnance de Dieu, de laquelle ils se plaignent, est équitable. Et combien que l’équité nous en soit incognue, elle est néantmoins très-certaine, dont nous concluons qu’ils n’endurent nulle peine, laquelle ne leur soit imposée par le jugement de Dieu très-juste. Nous enseignons aussi, que c’est perversément fait à eux de vouloir entrer aux secrets de Dieu ausquels on ne peut atteindre pour chercher l’origine de leur damnation, et laisser derrière la corruption de leur nature, dont elle procède à la vérité. Or que ceste corruption ne doyve estre imputée à Dieu, il appert de ce qu’il a rendu bon tesmoignage à sa création. Car combien que par la providence éternelle de Dieu, l’homme a esté créé pour venir en ceste misère en laquelle il est, il a néantmoins prins la matière d’icelle de soy-mesme, et non pas de Dieu. Car il n’est péri pour autre cause, sinon pource qu’il a dégénéré de la pure nature que Dieu luy avoit donnée, en perversité.
Les adversaires de Dieu ont encores une autre absurdité pour diffamer sa prédestination. Car comme ainsi soit qu’en parlant de ceux que nostre Seigneur retire de la condition universelle des hommes, pour les faire héritiers de son Royaume, nous n’assignions point d’autre cause de cela que son bon plaisir, ils infèrent qu’il y a doncques acception de personnes envers Dieu : ce que l’Escriture nie par tout ; pourtant ou qu’il faut dire que l’Escriture se contrarie, ou que Dieu regarde les mérites de ceux qu’il eslit. Premièrement ce que dit l’Escriture, que Dieu n’a point acception de personnes, c’est en autre sens qu’ils ne le prenent. Car par ce vocable de Personnes, elle ne signifie pas l’homme, mais les choses qui apparoissent à l’œil en l’homme, pour luy acquérir faveur, grâce, dignité, ou au contraire haine, contemnement ou diffame : comme sont richesses, crédit, noblesse, offices honorables, pays, beauté de corps, et choses semblables : ou bien povreté, ignobilité, d’estre sans crédit, sans honneur, etc. En telle manière sainct Pierre et sainct Paul remonstrent que Dieu n’est point acceptateur de personnes Actes 10.34 ; Rom. 2.11 ; Gal. 2.6, pource qu’il ne discerne point entre le Grec et le Juif pour en avoir l’un agréable et rejetter l’autre, seulement à cause de la nation. Sainct Jaques use de mesmes paroles quand il dit que Dieu en son jugement n’estime rien les richesses Jacq. 2.5. Sainct Paul aussi en un autre lieu en use, voulant monstrer que Dieu ne met point de différence entre maistre et serviteur ayant à juger l’un et l’autre Col. 3.25 ; Eph. 6.9. Parquoy il n’y aura nulle répugnance, de dire que Dieu eslit ceux que bon luy semble par son bon plaisir, sans aucun mérite, en réprouvant et rejettant les autres. Toutesfois pour satisfaire plus plenement nous exposerons ainsi la chose. Ils demandent comment cela se fait, que de deux hommes qui ne diffèrent rien en mérites, Dieu en laisse l’un derrière, et choisit l’autre[o]. Je leur demande d’autre part, si en celuy qui est esleu ils pensent qu’il y ait quelque chose pour encliner le cœur de Dieu à l’aimer. S’ils confessent qu’il n’y a rien, comme il est nécessaire, il s’ensuyvra que Dieu ne regarde point l’homme, mais qu’il prend de sa bonté matière de luy bien faire. Pourtant ce que Dieu en eslit l’un, en rejettant l’autre, cela ne vient point du regard de l’homme, mais de sa seule miséricorde : à laquelle il doit estre libre de se monstrer où bon luy semble, et quand bon luy semble. Mesmes aussi nous avons desjà veu que Dieu du commencement n’a pas esleu beaucoup de nobles, sages, ou riches et excellens 1Cor. 1.26, afin d’humilier l’orgueil de la chair : tant s’en faut que sa faveur ait esté attachée à quelque apparence.
[o] Vide August., Ad Bon., lib. II, cap VII.
C’est doncques faussement et meschamment qu’aucuns accusent Dieu d’inéqualité de justice : pource qu’en sa prédestination il ne fait pas tout un à tous hommes. Si Dieu, disent-ils, trouve tous hommes coulpables, qu’il les punisse tous égualement : S’il les trouve innocens, qu’il s’abstiene de rigueur envers tous. Mais ils traittent Dieu comme s’il luy estoit interdit de faire miséricorde : ou bien quand il la veut faire, qu’il fust contraint de renoncer du tout à son jugement. Car qu’est-ce autre chose qu’ils demandent, en voulant que si tous ont offensé, ils soyent tous punis également ? Nous confessons l’offense estre universelle : mais nous disons que la miséricorde de Dieu subvient à d’aucuns. Qu’elle subviene doncques à tous, disent-ils. Mais nous répliquons, que c’est bien raison qu’il se monstre aussi juste Juge en punissant. Quand ils ne veulent endurer cela, ne s’efforcent-ils point d’oster à Dieu la faculté de faire miséricorde : ou bien de luy permettre seulement à telle condition, qu’il se desmette de faire jugement ? Pourtant ces sentences de sainct Augustin convienent très-bien : Comme ainsi soit, dit-il, que la masse universelle du genre humain soit tombée en condamnation en Adam, les hommes qui sont prins pour estre mis en honneur, ne sont pas instrumens de leur propre justice : mais de la miséricorde de Dieu. Comme des autres qui sont mis en opprobre, il n’en faut rien assigner sinon à son jugement, sans le rédarguer d’iniquité[p]. Item, Ce que Dieu rend à ceux qu’il a réprouvez, la punition qui leur estoit deue : et à ceux qu’il a esleus, donne la grâce qui ne leur estoit point deue : cela peut estre monstré équitable et irrépréhensible par la similitude d’un créditeur, auquel il est loisible de remettre sa debte à l’un, et la demander de l’autre. Le Seigneur doncques peut aussi bien donner grâce à qui il veut, pource qu’il est miséricordieux : et ne la donner pas à tous, pource qu’il est juste Juge. Et donnant à aucuns ce qu’ils ne méritent point, il peut démonstrer sa grâce gratuite : en ne le donnant point à tous, démonstrer ce que tous méritent. Car sainct Paul en escrivant que Dieu a enclos tous sous péché, afin de faire miséricorde à tous, ne faut quant et quant d’adjouster, qu’il ne doit rien à personne, pource que nul ne luy a rien apporté pour luy en demander récompense Rom. 11.32, 35.
[p] Epist. CVI ; De praedest. et grat. : De bono persev., cap. XII.
Les adversaires de la vérité usent encores d’une autre calomnie, pour renverser la prédestination : c’est que quand elle est establie, toute solicitude et cure de bien vivre est abatue. Car qui sera celuy, disent-ils, lequel oyant que la mort ou la vie luy est desjà décrétée par le conseil immuable de Dieu, n’ait incontinent ceste pensée en l’entendement, qu’il ne peut chaloir comment il vive, veu que la prédestination de Dieu ne peut estre empeschée ny advancée par ses œuvres ? Ainsi chacun s’abandonnera, et se laissera transporter désordonnément par tout où sa cupidité le mènera. Ceste allégation n’est point du tout fausse : car il y a d’aucuns porceaux qui souillent la prédestination de Dieu de tels blasphèmes : et sous ceste couverture se mocquent de toutes admonitions et remonstrances : Dieu sçait bien ce qu’il a délibéré de faire une fois de nous. S’il a déterminé de nous sauver, il nous conduira à salut en son temps : s’il a déterminé de nous damner, nous nous tormenterions en vain pour nous sauver. Mais l’Escriture en remonstrant combien nous devons en plus grande révérence et crainte penser de ce mystère, instruit les enfans de Dieu à un sens bien divers, et condamne la meschante audace et rage de telle manière de gens : car elle ne nous parle pas de la prédestination, pour nous faire enfler de témérité, ou pour nous inciter à esplucher par une hardiesse illicite les secrets inaccessibles de Dieu : mais plustost à ce qu’en humilité et modestie nous apprenions de craindre son jugement, et magnifier sa miséricorde ; pourtant tous fidèles tendront à ce but. Le grondement de ces porceaux est bien rabatu par sainct Paul. Ils disent qu’ils ne se soucient de vivre dissoluement, à cause que s’ils sont du nombre des esleus, leurs vices ne les empescheront point de parvenir à salut : mais au contraire, sainct Paul enseigne que la fin de nostre élection est, à ce que nous menions vie saincte et irrépréhensible Eph. 1.4. Si le but de nostre élection est, de sainctement vivre : elle nous doit plustost pousser et stimuler à méditer saincteté, qu’à chercher couverture de nonchalance. Car combien ces deux choses sont-elles différentes ? ne se soucier de bien faire, pource que l’élection suffit à salut : et que l’homme est esleu, afin de s’adonner à bien faire ? Comment doncques endurerons-nous ces blasphèmes, lesquels renversent si meschamment tout l’ordre de la prédestination ? Quant est de l’autre partie, asçavoir qu’ils disent que celuy qui est réprouvé de Dieu, perdroit sa peine en s’appliquant à vivre purement et en innocence : en cela ils sont convaincus de mensonge impudent ; car dont procéderoit telle estude, sinon de l’élection de Dieu ? veu que tous ceux qui sont du nombre des réprouvez, comme ils sont instrumens faits à opprobre, ne cessent de provoquer l’ire de Dieu par crimes infinis : et confermer par signes évidens le jugement de Dieu qui est décrété contre eux, tant s’en faut qu’ils y résistent en vain.
Les autres aussi calomnient malicieusement et impudemment ceste doctrine, comme si elle renversoit toutes exhortations à bien et sainctement vivre. Duquel blasme sainct Augustin a esté merveilleusement chargé en son temps : mais il s’en est très-bien purgé au livre à Valentin, intitulé De correction et grâce : duquel la lecture pourra appaiser toutes gens craignans Dieu. Toutesfois j’en toucheray yci une partie, qui sera, comme j’espère, pour satisfaire à tous esprits paisibles et de bonne sorte. Nous avons desjà veu quel héraut a esté sainct Paul pour publier à haute voix l’élection de Dieu : a-il esté refroidi pour cela, pour ne pouvoir admonester ni exhorter ? Que ces bons zélateurs comparent leur vivacité à la siene : on ne trouvera que glace en eux, au pris de l’ardeur admirable qui est en luy. Et de faict, ce principe oste tout scrupule, que nous ne sommes point appelez à souilleure 1Thess. 4.7, mais afin que chacun possède son vaisseau en honneur, etc. Item, que nous sommes la facture de Dieu, estans créez à bonnes œuvres, lesquelles il a apprestées pour nous faire cheminer en icelles Eph. 2.10. En somme, quiconques est moyennement exercé en sainct Paul, entendra sans longue démonstration, comment il accorde les choses que ces brouillons veulent faire à croire estre répugnantes. Jésus-Christ commande qu’on croye en luy : toutesfois quand il dit que nul n’y peut venir sinon qu’il luy soit donné du Père Jean 6.65, il ne dit rien qui ne soit vray. Parquoy que la prédication ait son cours pour amener les hommes à la foy, pour les y faire proufiter et les retenir en persévérance : toutesfois que cela n’empesche pas que la prédestination ne soit cognue, afin que ceux qui obéissent à l’Evangile ne s’enorgueillissent pas comme du leur, mais qu’ils se glorifient en Dieu. Jésus-Christ ne dit pas sans cause. Qui a aureilles pour ouyr, qu’il oye Matt. 13.9. Ainsi quand nous preschons et exhortons, ceux qui ont des aureilles obéissent volontiers : quant aux autres, le dire d’Isaïe s’accomplit en eux, qu’en oyant ils n’oyent point Esaïe 6.9. Or pourquoy les uns en ont (dit sainct Augustin) les autres non, qui est-ce qui cognoist le conseil du Seigneur ? Faut-il doncques nier ce qui est manifeste, quand ce qui est occulte ne se peut comprendre[q] ? Ces propos sont fidèlement extraits de sainct Augustin : mais pource que ses propres mots auront possible plus d’authorité que les miens, j’en réciteray autant que besoin sera. Si quelques-uns, dit-il, se tournent à nonchalance et lascheté sous ombre de la prédestination, et se desbordent en leurs concupiscences, selon qu’ils y sont enclins, faut-il pourtant estimer ce qui se dit, estre faux ? Si Dieu a préveu qu’ils seront bons, ils le seront, à quelque malice qu’ils soyent maintenant adonnez : et s’il a préveu qu’ils seront mauvais, ils le seront, en quelque bonté qu’ils cheminent aujourd’huy. Faut-il pourtant que ce qui se dit vrayement de la prescience de Dieu, soit renoncé ou celé, sur tout, quand en s’en taisant on donne occasion à d’autres erreurs ? Item, C’est autre chose de supprimer ce qui est vray, que de la nécessité de le déclairer. Il seroit long de chercher toutes les causes de nous taire de la vérité. Il y en a une entre les autres : c’est afin que ceux qui n’entendent pas, n’empirent, quand nous désirons d’instruire ceux qui en sont capables. Or telles gens, quand nous parlerons de la prédestination, n’en seront pas rendus plus savans : mais aussi ils n’en deviendront pas pires. Or le cas posé que la vérité emporte ceci, que quand nous la déclairons, celuy qui ne la comprend pas en deviene pire : et que si nous la tenons ensevelie, celuy qui la pourroit comprendre en ait dommage, que pensons-nous qu’il soit de faire ? Ne faudra-il pas plustost dire ce qui est vray, afin que ceux desquels il pourra estre entendu le comprenent, que de nous en taire, tellement que tous deux demeurent ignorans, et que celuy mesme qui est le plus entendu, empire par nostre silence, lequel s’il estoit enseigné, plusieurs autres apprendroyent de luy ? Et nous refusons de dire ce que l’Escriture tesmoigne estre licite, voire sous ombre que nous craignons que celuy qui n’est point capable de proufiter n’en soit offensé : et ce pendant nous ne craignons point que celuy qui le pourroit comprendre, soit prins de fausseté par nostre silence[r]. Puis il conferme encores plus clairement ce propos par une briefve conclusion : Si les Apostres, dit-il, et les Docteurs de l’Eglise qui les ont suyvis, ont fait tous les deux : c’est de traitter sainement de l’élection éternelle de Dieu, et d’entretenir les fidèles en reigle de saincte vie : qu’est-ce que ces nouveaux Docteurs estans contraints et convaincus par la vérité invincible, disent qu’il ne faut point prescher au peuple la prédestination, encores que ce qu’on en dise soit vray ? Mais quoy qu’il en soit il la faut prescher, afin que ceux qui ont aureilles pour ouyr, oyent. Et qui est-ce qui les aura, sinon les ayant receues de celuy qui a promis de les donner ? Or que celuy qui n’a pas receu un tel don rejette la bonne doctrine, moyennant que celuy qui l’a, l’accepte et en boyve, qu’il en boyve et en vive. Car comme il faut prescher les bonnes œuvres afin que Dieu soit deuement servy : ainsi faut-il prescher la prédestination, afin que celuy qui a aureilles pour ouyr, se glorifie en Dieu, non pas en soy[s] Matt. 13.9.
[q] De bono persev., Lib CXV.
[r] De bono persev., cap. XVI.
[s] Ejusdem libri, cap. XX.
Néantmoins selon que ce sainct Docteur avoit un singulier désir d’édifier, il advertit de modérer tellement la façon d’enseigner ce qui est vray, qu’on se garde tant qu’il sera possible de scandaliser. Car il remonstre que ce qui se dit vrayement, peut bien estre conforme à l’utilité. Si quelqu’un parloit ainsi au peuple, Ce que vous ne croyez, c’est pource que vous estes prédestinez à périr, non-seulement il nourriroit la paresse, mais aussi flatteroit la malice. Si quelqu’un passoit encores plus outre, en disant qu’en ne croyant point à l’advenir, ils monstreront qu’ils seront réprouvez, ce seroit maudire plustost qu’enseigner. Ainsi sainct Augustin veut bien que telles gens soyent rejettez, comme n’ayans nul goust, et mesmes troublans les simples : ce pendant il maintient que nul ne proufite en la correction, sinon que celuy qui fait proufiter mesmes sans correction, y aide par sa pitié. Or pourquoy il aide à l’un, et non pas à l’autre, ce n’est pas raison que l’argille en juge, et non pas le potier. Il adjouste puis après, Quand les hommes par le moyen de la prédestination vienent ou retournent en la voye de justice, qui est-ce qui besongne en leurs cœurs pour leur donner salut, sinon celuy qui donne accroissement quand les ministres plantent et arrousent 1Cor. 15.10 ? Or s’il luy plaist de sauver, il n’y a nul franc arbitre qui luy résiste. Parquoy il n’y a doute que les volontez des hommes ne peuvent résister à celle de Dieu, (lequel fait tout ce qu’il veut au ciel et en terre, et qui mesmes a fait ce qui est à venir) veu qu’il fait ce que bon luy semble des volontez des hommes. Item, Quand il veut amener les hommes, les attache-il à des liens corporels ? Il tient les cœurs au dedans, il les pousse et les tire par leurs volontez lesquelles il a formées en eux. Mais ce qu’il adjouste ne doit pas estre oublié, c’est, Pource que nous ne sçavons pas ceux qui appartienent au nombre et à la compagnie des prédestinez, ou non, que nous devons estre affectionnez à souhaiter le salut de tous. Si ainsi est, nous tascherons de faire tous ceux que nous rencontrerons, participans de nostre paix. Au reste, elle ne reposera sinon sur ceux qui sont enfans de paix. Brief, entant qu’en nous est nous avons à user de correction salubre et sévère, comme de médecine, envers tous, à ce qu’ils ne périssent ou perdent les autres : mais c’est à faire à Dieu de rendre nostre correction utile à ceux qu’il a prédestinez.