1. Sur ces entrefaites se répandit la nouvelle du soulèvement de la Gaule ; Vindex, avec l'élite de la population, s'était révolté contre Néron : les historiens ont fait un récit détaillé de ces événements. Ces nouvelles poussèrent Vespasien à hâter la guerre, car il prévoyait déjà les prochaines discordes civiles, le danger auquel serait exposé l'Empire entier, et il espérait, en pacifiant l'Orient, calmer les inquiétudes de l'Italie. Mais l'hiver durait encore ; Vespasien se contenta d'assurer par des garnisons la sécurité des bourgs et des petites villes qui avaient fait leur soumission ; il préposa des décurions à la garde des bourgs, des centurions à celle des villes : il releva aussi nombre de places qui avaient été ruinées. Au commencement du printemps, il transféra la plus grande partie de ses troupes de Césarée à Antipatris[1] ; il y passa deux jours pour rétablir l'ordre dans la ville et partit, le troisième, pour ravager et brûler les bourgades d'alentour. Ayant ainsi soumis la toparchie de Thamna[2], il marcha sur Lydda[3] et Jamnia[4], villes précédemment réduites ; il y installa comme habitants un nombre suffisant de Juifs qui s'étaient déjà ralliés à lui, puis se rendit dans la toparchie d'Ammathus[5]. Après avoir occupé les passages qui conduisaient à la métropole, il y éleva un camp retranché, laissa dans cette ville la cinquième légion, et, avec le reste de ses forces, s'avança jusqu'à la toparchie de Bethleptenpha[6]. Il la ravagea par le feu, comme aussi le district voisin et les pourtours de l'Idumée ; puis il éleva des fortins aux points favorables. En s'emparant de deux bourgs situés au centre de l'Idumée, Betabris et Caphartoba[7], il tua plus de dix mille hommes, en fit prisonniers plus de mille et chassa le reste de la population, en place de laquelle il établit une partie assez considérable de ses propres troupes, qui firent des courses dans les montagnes et les ravagèrent. Puis, il revint à Ammathus avec le reste de son armée : il en descendit à travers la Samaritide, en passant près de la ville de Néapolis, que les gens du pays appellent Mabartha[8], jusqu'à Corea[9], où il campa le deuxième jour du mois de Oaesios[10]. Le lendemain, il se rendit à Jéricho où il fut rejoint par Trajan, un de ses généraux[11] qui lui amenait les troupes de la Pérée, après la soumission de la contrée située au-delà du Jourdain.
[1] Kalat Ras el'Ain, au Nord-est de Jaffa.
[2] Ainsi nommée d'une bourgade voisine de Lydda.
[3] Plus tard Diospolis, dans la plaine de Sharon. auj. Lydd.
[4] Yebna, entre Diospolis et Azot.
[5] Aussi dite Ammaus, Emmaus, auj. Amwas.
[6] Peut-être Beit-Nettif, au sud d'Emmaus (Schürer, II, p. 233). La forme du nom est incertaine ; cf. Pline, N. H. V, 14, 70.
[7] On n'en connaît pas l'emplacement.
[8] Flavia Neapolis, auj. Nablus, sur le site de Mabartha (PIine, N. H., V, 1 3. 69).
[9] Tell et Mazar.
[10] 20 juin 68.
[11] Le père de l'empereur Trajan.
2. La plupart des habitants de Jéricho, devançant l'arrivée des Romains, s'étaient enfuis dans la contrée montagneuse qui fait face à Jérusalem ; un assez grand nombre, qui étaient restés sur place, furent mis à mort. Les Romains occupèrent donc une cité déserte. Située dans une plaine, elle est dominée par une montagne nue et aride qui, sur une grande longueur, s'étend du côté du nord jusqu'au territoire de Scythopolis[12], du côté du midi jusqu'au pays de Sodome et aux limites du lac Asphaltite. C'est un pays fort accidenté et, à cause de sa stérilité, dépourvu d'habitants. En face se dressent les monts du Jourdain ; ils commencent à Juliade[13] du côté du nord, et s'étendent vers le midi jusqu'à Somorron[14], qui confine à la ville arabe de Petra. Là est une montagne, dite « de fer »[15], qui se prolonge jusqu'au pays des Moabites. La contrée qu'entourent ces deux chaînes se nomme la Grande Plaine[16] : elle s'étend du bourg de Ginnabris[17] au lac Asphaltite, sur une longueur de mille deux cents stades, une largeur de cent vingt ; le Jourdain la traverse en son milieu ; elle renferme deux lacs : l'Asphaltite et celui de Tibériade, qui sont d'une nature toute différente. Le premier est salé et sans vie ; le second est un lac d'eau douce, peuplé d'animaux. Dans la saison d'été, la plaine est brûlée par le soleil : l'excès de sécheresse rend malsain l'air qu'on y respire, car tout le territoire n'offre pas d'autres eaux que celles du Jourdain : aussi les palmiers qui croissent sur ses rives sont-ils plus florissants et d'un meilleur rapport que ceux qui se trouvent à quelque distance de là.
[12] Beisan. Le nom parait dû aux Scythes dont l'invasion est rapportée par Hérodote. I 105.
[13] Et-Tell ; voir plus haut, II. 168.
[14] Khirbat al Samra ?
[15] On ne l'a pas encore retrouvée.
[16] Vallée du Jourdain.
[17] Aussi dit Sennabris plus haut, III, 447 et la note I.
3. Il y a près de Jéricho une source abondante et très propre à fertiliser le sol par des irrigations[18] : elle jaillit dans le voisinage de l'ancienne ville qui fut la première du pays de Chanaan dont s'empara, par le droit de la guerre, Jésus (Josué), fils de Navé, général des Hébreux. La légende rapporte que cette source, à l'origine non seulement détruisait les productions de la terre et les fruits des arbres, mais encore faisait avorter les femmes, et qu'elle entretenait de toutes manières la maladie et la corruption ; ce fut, dit-on, le prophète Elisée qui en adoucit les eaux et les rendit très saines, très propres à répandre la vie[19]. Élisée était l'élève et le successeur d'Élie. Comme il avait été reçu par les habitants de Jéricho avec une extrême bienveillance, il les gratifia en échange, eux et leur territoire, d'un bienfait impérissable. S'étant avancé vers la source, il jeta dans le courant une cruche de terre pleine de sel : puis, levant la main droite vers le ciel et répandant sur le sol des libations propitiatoires, il demanda à la terre d'apaiser l'âcreté des ondes et d'ouvrir des veines plus douces, à Dieu de mêler à ces ondes un air plus fécond, d'accorder en même temps aux hommes du pays l'abondance des fruits et des enfants pour leur succéder, de ne point laisser tarir cette eau productrice de tous ces biens, tant qu'ils resteraient un peuple de justes. Il joignit à ces prières de nombreux gestes des mains, exécutés avec sagesse, et changea ainsi la nature de la source : cette eau qui auparavant infligeait aux habitants la stérilité et la disette, devint, dès ce moment, productrice d'heureuses naissances et de biens. Ses irrigations ont une telle vertu que, eût-elle seulement effleuré le sol, elle le rend plus fertile que ne le feraient des eaux qui y séjourneraient longuement. C'est pourquoi l'on trouve peu de profit à en user très abondamment, tandis qu'une petite quantité confère de grands avantages.
Cette source irrigue une surface supérieure à celle qu'arrosent toutes les autres ; elle traverse une plaine qui a soixante-dix stades de longueur et vingt de largeur et y fait croître et fleurir de très nombreux jardins d'une extrême beauté. Les palmiers ainsi arrosés appartiennent à des espèces de qualités et d'appellations très diverses, dont le goût et les vertus médicales diffèrent : les palmes les plus grasses font couler, si on les presse sous le pied, un miel abondant, à peine inférieur à celui des abeilles que le pays nourrit en grand nombre : on y trouve aussi le baumier, dont le fruit est le plus estimé de la région, le cyprès et le myrobalan, en sorte qu'on ne se trompera pas en qualifiant de divine une région où naissent en quantité les produits les plus rares et les plus exquis. Pour les autres fruits aussi, il n'y a pas un climat au monde que l'on puisse comparer à celui-là, tant les semences qu'on y jette se multiplient ! La cause m'en paraît être la chaleur de l'air et la fécondité des eaux ; l'air excite et épanouit les végétaux ; l'humidité accroît la force de leurs racines, augmente leur vigueur en temps d'été, alors que le pays d'alentour est si brûlant que les hommes craignent de sortir de chez eux. L'eau puisée avant le lever du jour et ensuite exposée en plein air devient très fraîche à l'encontre du milieu environnant ; en hiver, par un phénomène opposé, elle s'attiédit et fait une impression très agréable à ceux qui s'y baignent. L'atmosphère est si douce que les habitants portent des vêtements de toile, alors même que le reste de la Judée est couvert de neige. Ce pays est à cent cinquante stades de Jérusalem, à soixante du Jourdain. De là à Jérusalem, la campagne est déserte et rocheuse ; vers le Jourdain et le lac Asphaltite, le sol est plus bas, mais également inculte et stérile. Je crois en avoir assez dit sur l'extrême richesse de Jéricho.
[18] Source dite du Sultan, à 2 kil. au nord de la route de Jérusalem.
[19] Voir II Rois, II, 21.
4. Il n'est pas sans intérêt de décrire la nature du lac Asphaltite qui est, comme je l'ai dit, salé et stérile : la légèreté de ses eaux est si grande[20] qu'elles font flotter les objets qu'on y jette : il n'est pas même facile, quand on s'y applique, de plonger au fond[21]. Aussi rapporte-t-on que Vespasien, étant arrivé sur ses bords, fit jeter au fond du lac quelques hommes qui ne savaient pas nager, et dont on avait lié les mains derrière leur dos : or, ils surnagèrent tous. comme si un souffle d'air les avait poussés de bas en haut. Ce qui est aussi merveilleux dans ce lac, ce sont les changements de couleur : trois fois par jour, l'aspect de sa surface se modifie, et les rayons du soleil, en s'y réfléchissant, lui donnent un éclat variable. Sur un grand nombre de points, il rejette des masses noires de bitume, qui flottent à la surface, comparables, pour la ligure et la grandeur, à des taureaux sans tête. Les riverains s'y rendent en barques et tirent sur cet asphalte coagulé qu'ils hissent à leur bord ; mais quand ils en ont rempli leurs embarcations, il n'est pas facile d'en détacher leur charge, car cette matière s'y fixe et s'y agglutine ; il faut, pour la dissoudre, du sang menstruel et de l'urine de femme, qui seuls la font céder. Le bitume n'est pas seulement utile pour assujettir la membrure des navires, mais encore pour la guérison des maladies ; il entre, en effet, dans la composition de nombreuses drogues. La longueur de ce lac est de cinq cent quatre-vingts stades ; il s'étend donc jusqu'à Zoara, ville d'Arabie[22] ; sa largeur est de cent cinquante stades. Dans son voisinage est la région de Sodome[23], territoire jadis prospère grâce à ses productions et à la richesse de ses villes, maintenant tout entier desséché par le feu.
On dit, en effet, que l'impiété des habitants attira sur eux la foudre qui l'embrasa ; il subsiste encore des traces du feu divin, et l'on peut voir les vestiges presque effacés de cinq villes. On y trouve aussi des fruits remplis d'une cendre renaissante, revêtus d'une couleur semblable à celle des fruits comestibles, et qui, dès qu'on y porte la main pour les cueillir, se dissolvent en vapeur et en cendre. Telles sont les légendes relatives à la région de Sodome, confirmées par le témoignage des yeux.
[20] Evidente ineptie : cf. Tacite. Hist., V, 6.
[21] Pour ce qui suit, Josèphe et Tacite (Hist.. V. 6 sq.) paraissent suivre une source commune, peut-être Posidonios, connu de Tacite à travers Pline ; cf. Strabon, p. 763. Voir surtout Fabia, Sources de Tacite, p. 255.
[22] El Keryeh ?
[23] Djebel Usdum ?