Homilétique

APPENDICE

DISCOURS PRONONCÉ PAR M. VINET, À SON INSTALLATION COMME PROFESSEUR DE THÉOLOGIE PRATIQUE DANS L’ACADÉMIE DE LAUSANNE LE 1er NOVEMBRE 1837.

Monsieur le conseiller d’Etat, Monsieur le vice-président et Messieurs les membres du Conseil de l’Instruction publique, Monsieur le recteur et Messieurs les membres de l’Académie, Messieurs les régents et instituteurs du Collège académique, Messieurs les étudiants de cette Académie, Honorés auditeurs de tout ordre,

Les discours que nous venons d’entendree suffisent à l’ornement de cette solennité, et à tempérer ce qu’elle a nécessairement de redoutable pour moi ; ils ont satisfait vos esprits et restauré mon cœur ; et si cette cérémonie n’avait point d’autre objet, rien n’empêcherait de la clore à ce moment même ; mais la loi qui m’impose l’obligation fâcheuse de succéder à deux orateurs bien dignes de fixer et de retenir toute votre attention, cette loi, sans doute, a sa raison, et ne satisfait pas à une simple convenance. L’homme chargé d’un enseignement dans notre académie n’exercera pas devant le public ses importantes fonctions ; néanmoins il est responsable au public ; il lui appartient ; il est son homme ; et, comme tel, il est juste qu’au moins une fois, à son entrée en charge, il comparaisse, devant ce public, pour faire honneur à ses garants, je veux dire à ceux qui l’ont nommé, à ces premiers délégués du public, qui l’ont délégué lui-même, et l’ont imposé au public. Il est juste, au moins, qu’à leurs périls et aux siens, il se fasse connaître. Il est juste surtout, quand il s’agit d’une mission grave, que tout le monde puisse savoir dans quel esprit elle sera remplie. C’est de ce dernier point de vue que j’envisage l’obligation qui m’est imposée aujourd’hui. Même involontairement je la remplirai, cette obligation, par cela seul que je parlerai. Intéressé, avant tout, à bien établir, dès l’entrée, ce que je pense et ce que je suis, et, quand je verrais ailleurs mon intérêt, ignorant, en qualité de nouveau-venu, ce qu’il faut dire, ce qu’il faut déguiser, ce qu’il faut taire, quelque sujet que je traite, je paraîtrai moi-même au travers, avec ce que je puis avoir de mauvais ou de bon ; et comme un silence affecté me trahirait encore mieux que mes paroles, j’aborderai sans détour les questions qui se rapportent directement à la tâche qui m’est confiée. Veuille seulement celui dont la bonne providence me fait aujourd’hui de la franchise une nécessité de position et de bon sens, ajouter, dans mes paroles, à la franchise la vérité, afin que, si je parle, je parle selon les oracles de Dieu, et que mes discours communiquent la grâce à ceux qui les entendront !

e – Allusion aux discours de M. Jaquet, président du Conseil d’Etat, qui présidait la Séance, et à celui de M. J.-J. Porchat, recteur de l’Académie.

Appelé désormais à diriger mes pensées sur la prédication, ce levier principal du ministère évangélique, je n’ai pu l’envisager dans un sens purement abstrait ; elle n’a pu se présenter à moi comme un art seulement, dont j’aurais à rechercher les principes et à tracer la théorie, mais comme un fait actuel à la direction duquel j’allais être appelé à concourir, comme une œuvre chrétienne à laquelle je venais m’associer ; je ne pouvais m’empêcher de la placer, par la pensée, au point de vue d’un certain temps, qui est le nôtre, et d’un certain lieu, qui est notre pays ; et, dès l’entrée, une double question réclamait de mon esprit une solution précise : En quoi les circonstances du temps et celles du lieu ont-elles modifié la prédication ? et que peut à son tour la prédication sur ce même état qui l’a modifiée ?

Je pouvais me poser cette question avant tout examen des faits ; car ni l’action, ni la réaction ne m’étaient douteuses : je n’en pouvais ignorer que la nature. Chaque époque a ses caractères plus ou moins saillants ; et s’il n’est pas jusqu’aux existences privées, jusqu’à la vie individuelle, et même à la vie intérieure, qui n’en ressentent l’influence, combien moins y pourrait échapper un fait public comme celui de la prédication, surtout en un pays où la religion est une des affaires, et, en quelque sorte, une des propriétés de l’Etat ? Il est vrai que la religion, ne relevant d’aucun fait humain, et prétendant par sa nature à les dominer tous, son principe semble la soustraire à cette mystérieuse attraction qui entraîne toutes les choses d’une époque dans l’orbite d’une idée ou d’une passion ; mais la religion, dans l’homme, devient humaine ; il la transporte dans sa propre sphère, se servant, pour la tirer à soi, de la chaîne qui le retient à elle ; inaltérable en elle-même, la religion voit s’altérer plus ou moins, dans l’atmosphère des passions humaines, ses institutions et ses caractères ; un peu de la poussière de ce monde s’attache à ses pieds augustes ; en un mot, tout ce qui vient de la religion, tout ce qui se rattache à la religion, et la prédication surtout, qui en est la représentation la plus vive, reçoit inévitablement l’empreinte des temps et celle des lieux.

Toute époque a ses caractères ; mais toutes n’ont pas pour sceau, pour nom propre, un fait puissant, qui frappe les yeux les moins attentifs ; un fait qui, se matérialisant dans ses conséquences, devient, par ses dehors, familier à tous, et reçoit de tous une appellation populaire ; un fait, en un mot, qui peut bien être jugé diversement, mais que nul ne songe à nier. Une telle empreinte ne manque pas à notre époque ; et le fait qui la caractérise, entre plusieurs, est celui qu’on est convenu d’appeler le mouvement religieux.

Le nom même de ce fait paraît devoir l’exclure du nombre de ceux dont j’ai parlé plus haut. Il est religieux, et son influence sur la religion peut sembler une évolution spontanée de la religion même. Il n’en est pas ainsi toutefois. Un fait religieux n’est pas la religion. Consommé par l’intermédiaire des hommes, c’est un fait humain, un fait, au moins, d’une nature mixte, où se font sentir à la fois la présence de l’idée divine et l’influence de la nature humaine. Mais, quoi qu’il en soit, la confusion, si elle existe, n’arrive pas jusqu’à la question que nous avons posée, et rien, selon la raison, n’est plus légitime que de se demander : Quelle a été l’action du mouvement religieux sur la prédication, et comment à son tour réagira la prédication sur le mouvement religieux ?

On voit qu’il est incontestable à nos yeux qu’un mouvement a eu lieu dans la sphère des choses religieuses. Les plaintes des uns, les bénédictions des autres, l’attention de tous, attestent ce mouvement. Et comme nous sommes de ceux qui le bénissent, la question que nous avons posée se traduit naturellement en celle-ci : Qu’est-ce que la prédication a reçu du mouvement religieux et que peut-elle lui donner à son tour ? Devons-nous ici rechercher la date, retracer l’histoire, déterminer l’étendue, apprécier la nature, conjecturer l’avenir, d’un fait à la fois si vaste, si sérieux et si délicat ? Cette tâche peut-être ne nous appartient pas, et déborde, en tous cas, le cercle de notre sujet. Toutefois notre sujet même en réclame quelques parties. C’est par ses éléments les plus essentiels que le mouvement religieux a influé sur la prédication : ces éléments doivent être constatés et nommés.

Ce que les témoins neutres ou circonspects appellent mouvement religieux a reçu d’une autre classe de personnes un nom qui renferme tout un jugement : pour elles ce mouvement est un réveil. Nous entrons pleinement dans leur sens, quand nous le définissons à notre tour, un effort du christianisme vers sa source, vers une compréhension plus ample du système évangélique, vers une application plus rigoureuse et plus étendue des principes chrétiens à la vie humaine. Mais qu’on ne nous prête pas d’avoir attribué à ce mouvement, pris dans son objet, un caractère absolu de nouveauté ; ce caractère, nous le lui refusons, ou, pour mieux rendre notre pensée, nous l’en déchargeons ; car une nouveauté absolue nous serait une raison de nous en défier. Jésus-Christ a promis à son Église d’être avec elle jusqu’à la fin du monde ; or Jésus-Christ n’est point divisé ; la vérité qui est lui-même, et par laquelle seule il reste avec nous, cette vérité est une et indissoluble ; aucun de ses éléments essentiels ne peut périr ; toute vérité sans laquelle la vérité serait incomplète, persiste sans interruption ; et l’on est sûr de la retrouver, virtuellement du moins, partout où l’on rencontre la vie. Les formules peuvent faillir, les noms disparaître ; et alors sans doute on est fondé à croire que l’idée s’est obscurcie ; or, l’idée n’a pu s’obscurcir que parce que le sentiment, ou la foi, a souffert ; tel est l’ordre des faits en pareille matière. Néanmoins, partout où vous reconnaissez la vie, la vérité n’est pas loin ; partout aussi où une partie de la vérité est franchement avouée et cordialement professée, les autres, bien que recouvertes de silence et d’ombre, et peut-être même repoussées en apparence, résident secrètement dans l’âme à côté des autres éléments de vérité dont elles sont inséparables. Si Jésus-Christ peut être divisé dans la théorie, c’est-à-dire dans les formules et les mots, qui sont hors de l’homme, il ne peut l’être dans le sentiment, qui est l’homme même. Si donc la vie a toujours coulé dans l’Église, ou à larges flots ou en minces filets, il y a eu, dans un sens, continuité de vérité aussi bien que continuité de vie ; une tradition sans lacune lie, à travers les ténèbres, les époques les plus éloignées et les plus différentes ; celles mêmes qu’on appelle de réveil sont, à cet égard, les filles des époques antérieures ; les forts sont la postérité des forts ; la vie a jailli de la vie ; et quoique, sans doute, le souverain Maître puisse à toute heure rendre le néant fécond, l’histoire témoigne qu’il a toujours employé ce qui était au profit de ce qui devait naître, qu’il a voulu que les hommes reçussent la vérité, à la fois de Dieu et de leurs pères, que toute génération fût redevable à la précédente, et qu’aucune, absolument, ne pût renier son aînée,

Il y a plus encore : à mesure qu’une époque a été plus embarrassée de sophismes, plus dépeuplée de croyants, ceux qui, alors, entretenant la flamme de la vie, ont par là même protesté pour la vérité, ceux-là, eussent-ils oublié une part des doctrines du salut, en eussent-ils méconnu les relations mutuelles et indispensables, se fussent-ils même, dans leur prévention, déclarés contre l’aurore de ce nouveau jour qu’ils béniront dans l’éternité, ceux-là, pour entretenir le lumignon fumant, pour continuer la sainte tradition des siècles, pour ménager un point de départ à la génération prochaine, ont eu besoin de plus de courage, et tout d’abord de plus de foi, qu’il n’en faudra peut-être à leurs successeurs. Si la vérité s’hérite, il n’est pas moins vrai que le courage s’emprunte ou se communique ; environné d’une nuée de témoins, appuyé par mille sympathies, on est aisément sincère et fort ; mais il n’est pas bon à l’homme d’être seul ; on ne peut vivre seul d’aucune sorte de vie supérieure, et, en un certain sens, on ne peut croire seul ; si Jésus-Christ a connu cette solitude, s’il est sorti de ce monde sans avoir goûté les douceurs de la communion spirituelle, et si rien n’a fléchi en lui, ni la confiance, ni l’amour, c’est qu’en toute façon il était l’Unique. Quelque chose pourtant rappelle de loin cet inimitable modèle, c’est la vie de ses serviteurs dans les temps de défection et d’infidélité ; malheur à nous, si nous ne la respections pas, et si quelques erreurs spéculatives, encore qu’elles aient pu être graves dans leur principe et dans leurs conséquences, pouvaient empêcher nos hommages d’aller à ces vaillants et humbles continuateurs du témoignage perpétuel !

Plus heureux, Messieurs, que ne l’ont été d’autres peuples, nous n’avons vu, chez nous, la vérité désavouée, ni dans ses documents, ni dans ses parties essentielles, ni dans l’exactitude de son expression. Les monuments de la foi des pères sont demeurés sacrés pour les enfants ; et dans notre histoire théologique, les exemples ne manquent pas d’une explicite acceptation de cet héritage, en des confessions essentiellement identiques à celles qui relevèrent, il y a trois siècles, l’étendard de l’Évangile éternel. Au moins pouvons-nous dire que, dans notre Église, Jésus-Christ n’a jamais été ni enveloppé du linceul de l’oubli, ni dérisoirement revêtu du manteau de Socrate ; que son saint nom, jamais blasphémé, a toujours été parmi nous adoré et béni ; que jeunes encore, nos oreilles furent accoutumées et nos bouches exercées à la louange de Jésus, et que nous, en particulier, ses messagers, nous entendîmes souvent une voix respectable nous recommander l’amour du Christ-Médiateur comme la première condition et l’unique force du ministère évangélique. Héritiers eux-mêmes de témoins plus anciens, les Realf, les Curtat, et d’autres encore, nous ont légué des convictions et des exemples ; et s’ils ne furent pas, en leurs jours, le centre d’un mouvement pareil à celui qu’il nous est donné de voir, c’est que Dieu a ses temps et ses desseins, dont il s’est réservé la connaissance.

f – Auteur d’un excellent Cours de religion, dont la publication est due M. le professeur Dufournet.

Il fallait, Messieurs, faire ces réserves, moins à l’honneur de quelques hommes qu’à la gloire de Dieu. Mais, à cette même gloire, il faut reconnaître dans le temps présent un progrès sur le passé, un mouvement de réforme et de rénovation. Ce n’est ni le lieu, ni le moment de relever les défauts de cette œuvre humaine, ou l’humanité visible en cette œuvre ; n’y voyons aujourd’hui que ce que le Maître y a mis ; et empressons-nous de dire avec bénédiction : La foi pâlie a rallumé son flambeau ; les convictions se sont plus franchement déclarées et plus nettement dessinées ; la croyance, tombée à l’état d’affaire collective et pour ainsi dire sociale, est redevenue personnelle, et par la même vivante. Beaucoup d’âmes, rendues sérieuses, ont saisi la bonne part qui ne leur sera point ôtée ; un plus grand nombre, atteintes d’une manière moins immédiate et plus superficielle, ont recommencé du moins à respecter ce qu’elles n’aiment point encore ; et la multitude s’est si bien accoutumée à s’entendre annoncer certaines vérités, qu’aujourd’hui elle s’inquiéterait de leur absence autant peut-être que naguère elle s’offensait de leur présence. Reconnaissons que le besoin d’une sévère unité dans la vie s’est fait sentir chez plusieurs, en qui précédemment l’homme réel n’empruntait presque rien à l’homme de religion ; que le christianisme, jaloux de conséquence, a développé au dehors ses doctrines en œuvres aussi vastes qu’il est grand ; qu’il a fait sentir sa présence et sa réalité dans toutes les sphères, à toutes les hauteurs de la vie humaine ; qu’il a forcé la société de compter avec lui ; et enfin, qu’une foule de questions, qui toutes supposent la religion vivante et son importance sentie, et qui naguère eussent passé pour oiseuses et décrépites, sont devenues des questions actuelles et pressantes. Tel est l’aspect du fait que nous essayons de peindre, non de mémoire, mais d’après nature, car il est présent et pose devant nous. Que si nous nous approchons des idées mêmes où il a puisé sa force, des doctrines dont il a fait son objet, il est impossible de méconnaître qu’il a tiré, non du sépulcre, mais de l’ombre, quelques parties tombées en désuétude du système évangélique ; qu’à des vérités maintenues sans interruption, il a trouvé un complément nécessaire en d’autres vérités que la prescription semblait avoir atteintes ; que, relevant un côté tombé du triangle mystérieux par lequel le christianisme est l’exacte image de Dieu même, il a réhabilité la doctrine du Saint-Esprit, et par là redonné une substance à ces mots, depuis longtemps vides et morts, de régénération et de conversion ; que ces mots, devenus des idées puissantes, en ont ranimé, éclairci plusieurs autres ; que, dès lors, le christianisme a formé une chaîne dans la pensée, une chaîne dans la vie, et s’est montré impérieux et pressant à l’égard de l’une et de l’autre. C’est à ces traits, Messieurs, qu’à travers une foule de variantes, le mouvement religieux du dix-neuvième siècle se reconnaît lui-même d’un pays à l’autre, partout où il s’est propagé. Admirable constance, unité frappante parce qu’elle n’a rien de forcé, parce qu’en tout pays elle a eu pour principe la réhabilitation de la Parole divine, laquelle, toutes les fois qu’elle retrouve dans les cœurs un respect digne d’elle, ramène invariablement dans l’Église les mêmes convictions, le même Christ, le même Dieu.

Si c’est au moyen de la prédication que le mouvement religieux s’est communiqué, la prédication n’en est pourtant pas le principe, il est donc permis de chercher jusqu’à quel point et dans quel sens il l’a modifiée. Mais encore une fois, rien ici d’absolument nouveau, rien qui n’existât déjà, du moins à l’état d’exception ; et ce que nous avons précisément à signaler, c’est l’exception se faisant règle.

La prédication est devenue plus intimement biblique ; non pas seulement en ce sens que les citations textuelles de la Bible se sont multipliées dans les sermons, et que le langage de nos ministres s’est trempé plus avant dans celui des apôtres et des prophètes (ici la chaire nouvelle aurait même quelque abus à confesser) ; mais en ce sens bien plus important, que la Parole de Dieu y a substantiellement abondé, que l’autorité divine y a partout imprimé son sceau, que le prédicateur, s’effaçant derrière sa mission, n’a laissé voir que l’ambassadeur du Très-Haut. Si l’individualité a subi des pertes, ce qu’on ne saurait nier, c’est notre faute et non celle du principe, qui, bien loin de réclamer un tel sacrifice, ne l’accepte pas. La vérité demande à se personnaliser en chaque homme ; elle veut, pour mieux faire éclater son unité, se multiplier autant de fois qu’il y a d’âmes qui la reçoivent ; elle ne s’estime point enrichie de nos pertes ; elle ne fait point de ruines autour d’elle ; chose vivante, elle ne s’associe point à la mort ; elle fait de Jacques, de Pierre et de Jean, saint Jacques, saint Pierre et saint Jean ; mais en ajoutant la sainteté, elle n’enlève pas l’humanité. Dieu, d’ailleurs, en instituant la prédication, a voulu un contact de l’homme avec l’homme ; il a attaché à ce contact une mystérieuse et inimitable vertu ; or, qui ne sait qu’il n’y a d’homme réel que l’individu, et que c’est par sa personnalité qu’un homme agit sur un autre ? Au reste, lorsque le prédicateur est animé d’un vrai zèle, l’individualité sait bien où se reprendre ; c’est toujours avec sa propre âme qu’on aime, qu’on supplie et qu’on pleure ; et, à travers une trop grande uniformité de langage et de méthode, l’être personnel se fait jour, fût-ce malgré lui, et son sceau s’imprime sur une œuvre dont son humilité craintive n’a rien voulu se réserver.

Ce profond respect, ce culte de la Parole inspirée, l’a fait littéralement abonder dans nos chaires, d’où elle ne descendait plus que goutte à goutte. Le sermon a plus souvent fait place à l’homélie, à la paraphrase ; expliquer l’Écriture sainte, et, autant que possible, l’expliquer par elle-même, a paru, comme aux premiers jours de l’Église, la plus prochaine mission du prédicateur ; l’Évangile a coulé à pleins bords dans nos églises, rafraîchissant à la fois l’éloquence du ministre et l’attention de ses auditeurs ; le charme de son éternelle nouveauté s’est fait sentir aux plus insensibles ; la prévention même a souvent expiré devant la divine onction de la Parole ; ses déclarations les plus austères se sont trouvées moins scandalisantes que nos discours les plus ménageants ; et la prédication, quand elle s’est pénétrée de cette fraîche saveur, a paru gagner en douceur aussi bien qu’en autorité.

En devenant plus biblique, l’enseignement de la chaire a dû paraître plus conséquent, mieux lié, plus complet. Chaque vérité, dans un système qui est la vérité même, appelle une autre vérité comme complément ou comme appui, tant qu’enfin la chaîne entière parcourue ait rejoint indissolublement l’infini de notre misère à l’infini de la sagesse et de la bonté divines. L’esprit seul, à défaut de tout autre intérêt, demanderait cette conséquence ; et nul doute que Dieu n’ait voulu donner, en même temps qu’à notre cœur, la paix à notre intelligence. Or, telle est la satisfaction que les discours de la chaire ont pu nous apporter, depuis que la doctrine a été mise en relief dans tout son ensemble. Quand on a vu chaque sujet particulier conduire irrésistiblement au commencement et à la fin du christianisme, et la religion tout entière entrer comme d’elle-même dans le cercle de chaque prédication, on s’est rendu compte alors de ce que jadis on avait obscurément éprouvé au sortir de quelques-unes des meilleures prédications ; on s’est avisé, longtemps après coup, que mainte vérité avait paru comme suspendue en l’air, que telle autre ne soutenait rien, que toutes ensemble n’aboutissaient pas à la vie, prise dans toute son étendue et dans toute sa profondeur, qu’en un mot quelque chose d’incohérent et d’inachevé se laissait apercevoir jusque dans les œuvres les mieux cimentées des plus logiques talents.

Il est vrai qu’une joie qui devait pénétrer l’âme surtout, s’est trop détournée vers l’intelligence ; et, à cause de l’intime liaison des différentes parties de notre être, on a pu se tromper quelquefois sur le siège de cette joie. Il se peut qu’une religion parfaitement liée, puisqu’elle est parfaitement vraie, ait enchanté quelques esprits comme un syllogisme parfait ; il se peut que, dans le contentement de pouvoir raisonner sa religion, on l’ait quelquefois un peu trop raisonnée ; il se peut qu’on ait trop voulu la tirer, corps et âme, des abstractions de la dialectique, et que, l’effet s’assortissant à la cause, on ait procuré un certain nombre de conversions plus intellectuelles que morales ; il se peut même qu’on ait essayé de perfectionner la logique divine, que, pour frayer au raisonnement chrétien une route plus unie et plus directe, on ait écarté, du moins par le silence, tel passage inspiré, par conséquent telle vérité, que Dieu avait tendue en piège à l’orgueil des logiciens ; il se peut, pour tout dire, qu’un peu de ce rationalisme, si vivement attaqué par l’orthodoxie, soit un des caractères de l’orthodoxie nouvelle. Mais cet abus, dont nous ne devons point dissimuler la gravité, est bien loin de balancer, dans la prédication, l’incontestable mérite d’un enseignement plus systématique ; mérite dont les conséquences pratiques nous feront sentir toute l’importance.

Si la logique peut se définir une nécessité de l’homme intérieur, chaque élément de notre être a sa logique, puisque chacun recèle le germe d’une nécessité. Le cœur a sa logique, la conscience a la sienne, aussi bien que l’intelligence ; car chacune de ces parties de notre homme intérieur, une fois qu’un principe est reconnu ou senti, en réclame immédiatement la conclusion comme une dette sacrée. Or, quand, sur un même point, ces trois nécessités concourent, quand, ajoutées l’une à l’autre, elles pèsent sur la volonté du poids de l’homme tout entier, comment la volonté résisterait-elle à tout l’homme, où plutôt n’est-elle pas d’avance absorbée dans ce qui absorbe l’homme tout entier ?

C’est dire, Messieurs, ce que devient, armé de cette triple logique, le prédicateur chrétien ; c’est dire quelle sera la vivacité de sa parole, l’instance de ses sommations ; c’est dire avec quelle force doit enlacer les âmes une doctrine où tous les nœuds sont tellement rapprochés ; c’est dire ce qu’aura d’importance une prédication dont chaque discours, par une heureuse nécessité, renferme tout le conseil de Dieu.

Mais voulez-vous toucher au vif le principe de cette instance et de cette véhémence de raison (je puis bien la nommer ainsi, car elle gît dans les choses, non dans le discours, et l’éloquence la plus tempérée lui laisse tout son essor) ; regardez aux doctrines caractéristiques du réveil ; à cette couleur vive qui a chassé toutes les demi-teintes ; à cette pensée qui, résumant tout l’Évangile dans le plus pressant et le plus impérieux des dilemmes, partage toute l’humanité en amis et en adversaires de la vérité, et toute la vie en deux ères profondément distinctes, celle de l’homme naturel et celle de l’homme nouveau, le règne de la chair et le règne de l’esprit. Regardez au nouveau sens donné à ce mot de conversion, qui ne signifie plus une progressive et partielle réforme des mœurs, mais une résurrection de tout l’homme, arraché à la plus radicale des erreurs et rendu à la plus fondamentale des vérités. Regardez à l’abolition de cette supposition bénévole et funeste qui, prenant au sérieux la profession extérieure la plus superficielle, érigeait en fidèles tous ceux que le baptême avait voués à la fidélité, et, ne les distinguant entre eux que par des degrés différents de zèle et de pureté, réduisait le prédicateur à ne prêcher réellement que la sanctification, c’est-à-dire à réclamer la conséquence avant d’avoir obtenu le principe. Il le faut bien avouer : dans une prédication ainsi conçue, Jésus-Christ était devenu, non d’intention, mais logiquement, un véritable hors-d’œuvre ; il n’était plus le point de départ de la morale que par son exemple et par ses enseignements ; et encore fallait-il, de ces enseignements mêmes, arracher avec soin tout ce qui suspendait la destinée morale de l’homme et son éternité à quelque autre chose qu’à l’homme lui-même ; l’unique moyen d’atteindre la vie morale dans ses racines, de la transplanter dans un nouveau sol, de changer l’olivier sauvage en olivier franc, de greffer une vie divine sur une nature humaine, d’enlever l’homme à lui-même et de le rendre à Dieu, ce moyen, rationnellement, n’existait plus ; et les plus solennelles paroles du Christ, et son sang même était perdu, et son nom était un pléonasme dans nos discours ; et il s’élevait contre l’Évangile ainsi compris la plus redoutable des préventions, la plus propice aux espérances de l’incrédulité, c’est que Dieu, toujours fidèle à proportionner la fin aux moyens, Dieu, dont l’économie, en toutes ses créations, est rigide, et l’exactitude absolument mathématique, aurait fait moins qu’il n’aurait entrepris, et remué vainement, c’est-à-dire sans sagesse, les cieux et la terre ; qu’en un mot Dieu, qui calcule toujours juste, et agit toujours à coup sûr, se serait trompé !

Une plus saine intelligence de l’Évangile a donc sauvé, aux yeux de la raison, l’honneur du gouvernement de Dieu ; et quant au prédicateur, elle l’a pourvu d’un levier plus long, si l’on peut dire ainsi, et capable de s’enfoncer jusque sous les racines mêmes de notre vie. La parole du prédicateur est devenue plus énergique, plus vive, plus incisive ; elle a pu s’armer à chaque fois de tout l’Évangile, charger du poids de toute la vérité chaque vérité de détail ou d’application. De là, dans nos temples, cette surprise vive et cette frayeur, comme si un nouvel Évangile était annoncé ; de là ces émotions jusqu’alors inconnues, ces salutaires blessures, qui ne se ferment plus, jusqu’à ce que celui qui a fait la plaie vienne la bander ; de là cette rumeur dans la société, ce trouble dans des rapports naguère tranquilles, disons tout, ces déchirements dans les familles, résultat qui se compose quelquefois, il faut le dire, des frayeurs de l’indifférence éveillée en sursaut, et des brusqueries d’un zèle trop impatient. En un mot, la prédication, au milieu de ces mêmes temples, de ces mêmes formes consacrées, sous ce même costume officiel, remontait par l’Évangile jusqu’à des âges oubliés, dont elle reproduisait la hardiesse, la véhémence et parfois la rudesse. Sous la robe de ministre du dix-neuvième siècle se révélait souvent un réformateur du seizième ; le pasteur, au sein de sa paroisse, apparaissait comme un missionnaire ; il semblait venir de plus loin que le chef-lieu voisin, et en effet c’est de plus loin qu’il venait ; il semblait tout à coup un étranger parmi ses ouailles, et en effet, c’était un étranger ; il l’était sur la terre, combien plus dans son village et dans sa ville ! et on pouvait dire de lui sans exagération et presque sans figure, que son lieu même ne le reconnaissait plus. (Psaume 103.16)

La forme des compositions de la chaire devait se ressentir d’un aussi grave changement dans la substance de l’enseignement. Le zèle du messager, stimulé par la nature même de son message, le portait à se multiplier, à abonder, pour ainsi dire, avec les lieux, les personnes et les occasions. Des discours où la conséquence de doctrine tenait lieu de la liaison des idées et de la régularité de la marche didactique, des discours où se pressent les analogies familières, les allusions poignantes, ces vives apostrophes qui semblent décomposer l’auditoire pour établir une conférence entre chaque individu et le prédicateur, ces pressantes alternatives qui, forçant l’auditeur, séance tenante, à se déclarer pour ou contre la vérité, font des heures du culte de véritables heures d’épreuve et d’initiation, naturalisèrent au sein de nos églises l’éloquence populaire des places publiques ou du désert. De la multiplicité des actions oratoires, en temps et hors de temps, naquit l’improvisation, à peu près inconnue parmi nous. Elle était d’ailleurs devenue un besoin pour ceux de nos ministres qui voulaient qu’autour d’eux, comme en eux, la religion prît tous les caractères d’une réalité, et qui ne consentaient pas à voir une parole vivante dans une parole récitée. Même les discours composés et appris devinrent quelquefois, par la précipitation du travail, une seconde espèce d’improvisation. Ce qu’on appelle méditation, c’est-à-dire de toutes les prédications la moins méditée, se multiplia. L’usage, peut-être, inclina vers l’abus. On parut oublier que l’improvisation absolue ne tient son droit que de la nécessité ; que, dans les cas ordinaires, le retranchement d’une rédaction écrite n’exclut pas, mais au contraire commande une préparation sévère, et que rien, en un mot, ne doit être plus prémédité qu’une improvisation. Peut-être qu’aujourd’hui, satisfaits de nous être assuré par l’exercice une aptitude qui nous manquait, nous nous croirons obligés par la gravité des sujets de la chaire, ou de cultiver cette aptitude avec un soin extrême, ou d’en réserver l’usage pour les circonstances qui le commandent, n’en permettant l’exercice habituel qu’à ces talents spéciaux et complets dont l’exemple ne tire point à conséquence, parce que leur force, en se déployant, nous enseigne malgré nous l’utile secret de notre faiblesse.

En décrivant jusqu’ici l’action du mouvement religieux sur la prédication, je n’ai pu éviter de signaler une réaction immédiate de la prédication sur ce mouvement même. Mais cette réaction-là est toute spontanée ; elle naît, sans préméditation, de la seule nature des choses ; il en est une autre, volontaire, réfléchie, et de libre choix, où la prédication, ne se bornant pas à laisser retourner vers la religion, par une pente naturelle, les avantages qu’elle en a tirés, va puiser à d’autres sources d’autres avantages, que lui découvrent tour à tour l’étude et la réflexion. Ici elle apparaît purement comme moyen, comme instrument, et offre au christianisme le tribut de certaines ressources qu’elle ne lui a pas directement empruntées. Il n’y a point de témérité profane à s’exprimer ainsi ; il n’y en aurait qu’à vouloir ajouter à la valeur intrinsèque du christianisme, à vouloir le perfectionner, le refaire ; dire qu’on veut le servir, et dire même qu’il a besoin de nos services, ce n’est pas lui attribuer une existence caduque et précaire ; c’est entrer dans l’esprit même de son auteur. Dans le monde moral, la force de Dieu, chose insaisissable, se compose de nos forces, de même que l’œuvre de sa Providence est bien souvent la somme de nos œuvres ; si vous décomposez en éléments visibles la puissance que le christianisme déploie, vous ne trouverez, en fin d’analyse, que des forces humaines. Tout ce que Dieu opère dans cet ordre, il l’opère par nous, mais c’est lui qui évoque notre volonté, qui la détermine ; c’est lui qui pénètre et qui coordonne les éléments que lui offre notre nature ; nous ne lui donnons que ce qu’il nous a donné, nous ne faisons que ce qu’il fait en nous ; il est, en un mot, la force de nos forces, par conséquent il est tout ; notre vie est sa vie, et nous, c’est lui toujoursg.

g – Se trouvera-t-il quelqu’un pour qui ces dernières lignes aient besoin d’explication ? On n’y verra, j’aime à le croire, que ce que j’y ai mis : la conviction que tout bien émane de Dieu et doit lui être imputé ; que tout agent moral, en accomplissant le bien, accomplit le dessein et fait l’œuvre de Dieu ; qu’il est impossible de distinguer et séparer de l’œuvre de Dieu ce qu’il n’opère pas directement et personnellement, c’est-à-dire, en deux mots, tout ce qui n’est pas miracle proprement dit ; qu’il est même contradictoire de supposer que rien de ce qui est vrai, rien de ce qui est véritablement, puisse ne pas découler de lui, en tout cas et en tout temps. Voilà ce que j’ai pensé ; mais non pas qu’il y ait confusion d’essence entre Dieu et l’homme ; non pas que notre personnalité s’absorbe dans celle de Dieu ; non pas surtout que notre responsabilité se perde dans sa liberté. À mes yeux et pour toute conscience qui s’interroge, l’homme est, à l’égard du bien ou de Dieu, un canal vivant, personnel et libre ; Dieu est la source qui coule dan ce canal.

Or, ces principes étant posés, en quoi la chaire peut-elle servir le mouvement religieux ? On répondra : C’est, d’une part, en le perfectionnant, et, de l’autre, en l’accréditant. Mais cette distinction est superflue : le second de ces effets est contenu dans le premier ; tout ce qui perfectionnera le mouvement le propagera. Il ne faut pas, en effet, mal entendre ce que déclare l’Évangile sur l’opposition naturelle de l’homme à la vérité du salut. Cette opposition est bien prouvée ; mais ce qui ne l’est pas moins, c’est l’harmonie de l’Évangile avec les besoins les plus profonds de notre nature, et, pour tout renfermer en un mot, la parfaite humanité du christianisme. Quand un cœur est gagné à l’Évangile, il est gagné par l’Évangile, par quelque chose qui est dans l’Évangile ; et, de peur que vous n’imputiez ce changement à je ne sais quel pouvoir occulte, et, comme s’exprime Saurin, à je ne sais quel fabuleux enchantement, ce cœur prendra soin de vous dire ce qui l’a gagné, et il vous le dira si bien que vous ne serez plus étonné que d’une chose : pourquoi tous les cœurs, sollicités de même, ne sont-ils pas gagnés de même ? C’est là qu’est le mystère, mais il n’est que là. L’Évangile est la raison même, c’est pour cela qu’il nous gagne ; l’Évangile est la raison même, c’est pour cela qu’il nous repousse. Quoi qu’il en soit, sa force est de se montrer tel qu’il est, et tout ce qui le manifestera plus pleinement le rendra plus puissant ; et plus il se montrera divin, plus il sera humain ; il n’a cessé d’être humain, c’est-à-dire propre et harmonique à l’humanité, que quand l’homme, le dépouillant de sa couronne de miracles et de son voile de mystères, a prétendu le faire descendre jusqu’à lui. Quand Jésus-Christ a cessé d’être parfaitement Dieu, il a cessé d’être parfaitement homme.

Donc, pour s’étendre, il faut que le mouvement religieux s’épure. S’il a rencontré des limites plus étroites que nos espérances, c’est, d’un côté, je m’empresse de l’avouer, parce qu’il était chrétien ; mais c’est, de l’autre, parce qu’il ne l’était pas assez. La période où la répulsion devait dominer, tend à s’épuiser ; hâtons celle où dominera sa puissance d’attraction. Que faire pour cela ? imiter Jésus-Christ.

Jésus-Christ, de fait comme de nature, a été parfaitement homme. Consentons à l’être. Jésus-Christ accommoda sa parole et son action aux circonstances au milieu desquelles il agit et parla ; ses apôtres suivirent son exemple. Suivons leur exemple et le sien. Ayons toujours devant les yeux l’humanité et notre temps. Descendons (si toutefois c’est descendre) de la région pure de l’idée dans le domaine de la réalité et de l’actuel. C’est nous rapprocher toujours plus du christianisme et de l’Évangile. Ainsi la prédication, fidèle à sa mission, fidèle à ses propres vestiges, continuera à publier ces doctrines qui abaissent toute hauteur humaine devant le conseil de Dieu ; elle annoncera ce Dieu en terre, ce Dieu en croix, éternelle folie aux Grecs de tous les lieux, scandale éternel aux Juifs de tous les âges ; elle proclamera, comme condition unique du salut, cette nouvelle naissance dont la nécessité soulève tout ce qu’il y a d’orgueil au fond de l’âme humaine, périlleuse prédication qui, dans le monde, irrite les plus débonnaires et fait rire de pitié les plus ignorants. Cette voie, toute semée d’épines, est la bonne ; que la prédication y marche toujours ! Mais, fidèle, dans tous les sens, à l’exemple du Maître, qu’elle se rattache toujours plus aux caractères de l’humanité et aux caractères du temps.

Notre imagination ne travaille point ici sans secours ; la chaire actuelle, vous le savez, Messieurs, nous présente de beaux modèles dans le sens même de nos vœux, d’évangéliques orateurs, attentifs aux signes des temps et aux caractères de l’humanité.

Nous n’avons point non plus à ranger distinctement sous deux chefs, savoir l’humanité et le temps présent, le petit nombre d’idées qu’il nous reste à vous proposer ; elles correspondent à tous les deux à la fois, et cela doit être ; chaque temps, pris dans sa réalité, recèle l’homme réel tout entier ; et ce qui accomplit les vœux légitimes d’une époque accomplit les exigences de la nature humaine.

Ainsi l’époque présente veut ce que veut l’humanité, lorsqu’elle demande que le côté rationnel du christianisme, sa philosophie, soit mis en relief, et qu’il devienne, ainsi que d’une renaissance morale, l’instrument d’une renaissance, intellectuelle. Ce besoin ou ce droit, par conséquent ce devoir, est de tous les temps, il n’y a pas eu, certes, une époque où l’Évangile ait pu se passer d’être raisonnable. On peut même, en un sens sublime, appeler raison ce qui, dans tous les temps, a déterminé les esprits à se soumettre à l’Évangileh. Mais l’équilibre qu’on réclame aujourd’hui, on ne l’a pas toujours si distinctement réclamé. La conscience et le cœur, dont les procédés sont essentiellement sommaires et synthétiques, ont souvent laissé peu d’espace aux analyses de la raison. On peut même dire plus : la conscience et le cœur se sont souvent chargés alors d’être raisonnables, à la place de la raison qui ne l’était pas ; et tout était clair et logique dans l’âme, quand tout, dans l’esprit, était embarrassé et subtil. L’époque où nous vivons semble avoir pris pour devise le précepte apostolique : Que votre obéissance soit raisonnable. Elle ne demande peut-être pas tant l’exposition des preuves externes de la religion, que la démonstration de sa cohérence interne, et de la convenance de tout son ensemble avec l’ensemble des choses du cœur et des affaires humaines. Elle demande compte au Christianisme de sa philosophie. Ce n’est pas, Messieurs, une philosophie qu’elle veuille obtenir en échange du christianisme, mais une philosophie qu’elle veut recevoir des mains du christianisme. Ce n’est pas non plus un spectacle intellectuel qu’elle sollicite pour quelques esprits superbes ; c’est une satisfaction qu’elle veut faire partager à la raison populaire. Ce qu’elle réclame comme but, elle le demande aussi comme moyen ; elle estime que le christianisme ainsi enseigné deviendrait pour un peuple le plus vif stimulant à la réflexion, le plus énergique moyen d’ennoblissement intellectuel, et la source de toutes les idées sûres et saines sur lesquelles il aurait à ordonner sa vie. Je m’empresse de le dire, la prédication, par cela même qu’elle a été chrétienne, est venue au devant de ces besoins et de ces vœux ; mais qui sait si l’observation attentive de l’homme et du temps ne lui est pas nécessaire pour y répondre mieux encore, et, chose admirable, pour devenir sous ce rapport plus chrétienne ? car il y a une telle correspondance entre la religion chrétienne et l’humanité, que chacune, bien saisie, doit ramener à l’autre, et ainsi la foi vers la nature, et la nature vers la foi.

h – Fond as we are, and justly fond of faith,
Reason, we grant, demands our first regard ;
The mother honour’d, as the daughter dear.
Reason the root, fair Faith is but the flowr.
The fading flowr shall die, but Reason lives
Immortal, as her father in the skies…
Wrong not the Christian ; think not reason yours ;
’Tis reason our great Master holds so dear ;
’Tis reason’s injur’d rights his wrath resents ;
’Tis reason’s voice obeyd, his glories crown :
To give lost reason life, he pour’d his own.
Believe, and shew the reason of a man ;
Believe, and taste the pleasure of a god ;
Believe, and look with triumph on the tomb.
Thro’ reason’s wounds alone the faith can die.
(Young, Night IV.)

Quand on parle de la philosophie du christianisme, on a l’air de parler d’une chose extraordinaire, lointaine, accessible à peu d’esprits ; et pourtant, dire que le christianisme est philosophique, c’est dire en d’autres termes qu’il est d’accord avec lui-même et avec notre nature, qu’il est humain, simple, conséquent, pratique. Aussi ne peut-on faire mieux ressortir la philosophie de l’Évangile, ni mieux entrer dans l’esprit des temps, ni mieux servir la cause du mouvement religieux, qu’en faisant abonder dans les prédications la morale qui abonde dans l’Évangile même. Sous ce rapport la chaire chrétienne a une position à reconquérir ; et jusque-là le prédicateur ne saura pas quelles peuvent être, dans une époque telle que la nôtre, son autorité et sa puissance. Qu’il examine donc, sous un aspect nouveau, le livre de Dieu : il y verra de partout sortir la morale, tantôt complétant la doctrine, et tantôt complétée par elle ; il y verra ces deux parts de la vérité, non seulement d’accord, mais se continuant l’une l’autre. Qu’il admire cette continuité, qu’il la rende admirable à ses auditeurs. Tous les jours il entend le monde demander qu’on lui prêche la morale : qu’il ne repousse pas cette réclamation en dédain des motifs qui peuvent l’avoir inspirée ; elle est fondée en droit, elle mérite à la fois d’être rectifiée et satisfaite ; que le prédicateur fasse l’un et l’autre ; que, dans ses discours, la morale se mette au large sur sa base consolidée ; qu’il nous montre avec un soin égal que la morale est tout dogme et que le dogme est tout morale ; que l’une fasse abonder l’autre ; que cette belle science de la vie et des mœurs, apanage naturel du prédicateur, remonte par une étude approfondie au rang d’où elle est tombée ; que, tour à tour descriptive, spéculative, pratique, unie à tous les sujets aussi intimement que le sang est uni à la chair, la morale remplisse tous nos discours de sa solide richesse ; qu’en un mot le ministre de l’Évangile se remette en possession de son ancienne prérogative, d’être le confident le plus intime du cœur humain, le plus instructif et le plus pratique des moralistes.

C’est encore entendre les conseils de l’époque et servir le mouvement religieux, que de perfectionner les formes du discours sacré. Le temps n’est plus, s’il a jamais existé, où la chaire pouvait impunément demeurer, pour la précision et la pureté du langage, au-dessous des autres branches de l’art d’écrire. Aujourd’hui, pour écarter du seuil de la conscience ces préventions qui peuvent longtemps arrêter certains esprits délicats, il faut que la parole évangélique ne soit pas inculte et rude ; il faut que, comparée aux autres œuvres de l’intelligence, elle ne se laisse convaincre d’aucun genre d’infériorité, et que nul ne puisse dire avec une apparence de raison, qu’elle n’a d’empire que sur des oreilles vulgaires. C’est se rapprocher de la société, c’est acquérir sur elle un véritable droit, que de tendre avec elle vers tous les progrès, en lui signalant le seul progrès dont elle n’est pas assez jalouse. C’est fortifier l’impression de la vérité, c’est lui rendre sa beauté native, que de l’exprimer avec netteté, avec énergie. Et qu’on ne s’imagine pas que le mérite d’une composition soignée, pour n’être pas apprécié partout avec la même réflexion, puisse être perdu nulle part. Le vrai bon et le vrai beau trouvent un point sensible dans tous les esprits. Leur convenance intime avec tous les besoins primitifs de notre âme, les y fait pénétrer à la longue ; le discernement des expressions justes et des formes choisies devient peu à peu un instinct chez la multitude ; [et le prédicateur, en soignant la logique de sa composition et le tissu de son langage, acquiert une autorité nouvelle sur le peuple, dont il n’est plus seulement le guide spirituel, mais, à plusieurs égards, l’instituteur.

Le pasteur, qui a toujours été le premier pédagogue de chaque commune, le deviendrait ainsi d’une façon plus spéciale ; l’Église serait la grande école des adultes et des petits enfants ; la religion enfin, d’une manière évidente, le centre de toutes les idées civilisatrices. Car, en s’attachant plus qu’elle ne l’a fait encore à cultiver l’homme tout entier, à donner un aliment pur à chacune de ses facultés, et surtout à établir entre elles l’ordre et l’unité dont elle seule a le secret, la religion ferait descendre du haut des chaires dans les sillons de la société, les semences de la civilisation, qui n’est autre chose que la perfection relative de la condition humaine. Gardons-nous de l’engager dans aucune des questions que l’Évangile n’a voulu ni agiter ni résoudre ; ce n’est pas à elle à se transporter en la cité, c’est au contraire à celle-ci à se transporter au point de vue de la religion ; mais il appartient à la prédication de lui en ouvrir les voies, en lui faisant pressentir, en lui rendant visibles la sympathie de la religion pour l’homme et l’intelligence qu’elle a de tous nos vrais intérêts. La prédication, pour cela, n’a pas besoin d’abandonner sa bonne part, et de se préoccuper, nouvelle Marthe, de beaucoup de choses diverses ; il lui faut seulement bien connaître tout ce qu’enferme la seule chose nécessaire ; il lui faut compatir davantage à tous les caractères de l’humanité, n’ignorer pas à dessein de quoi l’homme est fait, ne pas lui donner lieu de croire, par l’uniformité de son accent, par une dignité arrangée, par un ascétisme factice de langage, par la fuite affectée de certains détails et de certaines allusions, en un mot par je ne sais quelle excentricité, qu’elle habite fort loin de lui dans le vide, et que commencer d’être chrétien, c’est cesser d’être homme. Il me semble que la religion paraîtrait bien plus une chose réelle, prochaine et nécessaire, quand on la verrait, comme un sang pur et divin, palpiter partout dans la vie, et si la prédication, après nous l’avoir montrée rationnelle, nous la faisait sentir vivante, c’est à dire humainei.

i – Voir la note à la fin du discours

Si de longue date, la structure un peu roide et les formes un peu arbitraires de la prédication lui ont enlevé ce caractère de parole tout à fait réelle, et à son objet celui d’une affaire positive, caractères que la tribune et le barreau n’ont jamais perdus, ce désavantage serait bien plus considérable à l’époque où nous vivons. Si quelque chose distingue notre âge, c’est cet esprit positif qui ramène à leur sens propre toutes les métaphores de la vie, qui demande compte à chaque signe de sa valeur, à chaque forme de sa raison, qui veut que toute parole soit un fait, tout discours une action, qui bannit du style comme de la société tout cérémonial arbitraire ou inintelligible, et qui veut que l’éloquence, en particulier, rende compte de ses procédés, non plus à je ne sais quel art, à je ne sais quelles convenances, mais à la vie. Sans rechercher si cette tendance ne va point jusqu’à l’excès, convenons que la forme traditionnelle des discours de la chaire, forme que leur but n’a jamais entièrement justifiée, est aujourd’hui un véritable anachronisme ; et qu’au milieu d’un mouvement qui va jusqu’à transformer l’idée en affaire, il y a grand inconvénient à donner à l’affaire la plus positive comme la plus haute, l’apparence menteuse d’une idée. Autrefois, du moins, quand la formalité enveloppait tout, il n’y avait pas lieu à de fâcheuses comparaisons : mais de quoi, dans nos jours, le mouvement religieux aurait-il plus à souffrir que d’un parallèle qui nous le ferait voir, seul entre tous les intérêts humains, dissimulant sa réalité, et seul en cela fidèle aux traditions du passé, qui le font ainsi, malgré lui, chose du passé, chose morte ?

On n’invoquera pas, en faveur de ces formes d’exception, l’intérêt de la dignité de la chaire. Il serait trop singulier qu’une forme fût plus digne à mesure qu’elle répond moins à son but présumé ! Il serait malheureux que la dignité dût exclure la naïveté, l’intimité, et jusqu’au bon sens (car il souffre plus que tout le reste d’un costume qui défigure chaque sujet) ! Ah ! certes, nous ne voulons pas que la Parole évangélique, pour être familière, cesse d’être auguste ! j Que le christianisme ne perde rien de sa majesté ; qu’à une époque où le respect s’en va, il demeure l’objet d’un dernier respect, et qu’il ramène tous les autres, le respect de la conscience, de la loi, de l’âge, de la faiblesse et du malheur ! mais que, dans un siècle positif, il se montre plus positif encore et plus réel que tout le reste ; qu’on s’en fie à son incomparable dignité, pour contrebalancer la familiarité des formes ; et, bien loin de craindre que le ridicule s’attache aux naïves expressions de la nature et aux vives couleurs de la réalité, qu’on sache bien qu’il n’est permis qu’à la chaire d’être impunément familière, et que jamais le ridicule ne lui viendra plus sûrement que d’une cérémonieuse politesse, si opposée à la franchise des prophètes, et d’un apprêt de formes si différent du pathétique abandon et de la logique impétueuse des apôtres. Toutes les précautions destinées à dissimuler la vraie forme des choses peuvent convenir à d’autres éloquences, qui ont à cacher dans leur objet je ne sais quel intime néant ; mais le christianisme, tout vie et tout substance, seul objet absolument sérieux et solide parmi ceux qui nous préoccupent, le christianisme gagne tout à se produire sans voile.

j – Je ne puis m’empêcher de jeter ici une remarque. On connaît tel lieu, tel moment, où la prédication est devenue (peu s’en faut du moins) un colloque intérieur et familier, la chaire un fauteuil, l’église un conventicule ; à quelques égards, c’est bien ; mais n’allons pas trop loin, et gardons à la prédication cette majesté qui tient en partie à l’idée d’une grande communauté, d’une confédération de consciences, et d’une action sur les masses. Que l’étranger qui entre dans un temple ne prenne pas pour un entretien confidentiel un discours dans lequel il attendait une reproduction des Apôtres, des Pères et des grands orateurs de la chaire des antiques.

Prédicateurs ! votre affaire est une affaire ; plus encore que les tribuns et les avocats, vous êtes avocats et tribuns ; soyez l’un et l’autre ; que votre chaire vous soit, tour à tour, une tribune et un barreau ; que votre parole soit une action, dirigée vers un but prochain ; que vos auditeurs ne viennent pas tant écouter un discours que recevoir un message ; saisissez-vous, saisissez-les de tous les avantages attachés aux sujets de la chaire ; votre éloquence a plus de côtés naïfs et plus de teintes vives que celle du tribun et de l’avocat ; rien ne la condamne à l’abstraction, tout la pousse vers les faits sensibles. Votre religion a été une histoire avant de devenir une idée ; et aujourd’hui, après une trop longue stagnation, le lac redevient fleuve, l’idée redevient histoire. Qui vous empêche, aux miracles du passé, d’ajouter en chaire les merveilles du présent, et de raconter, jour par jour, l’histoire de Dieu ? Pourquoi ne mêleriez-vous pas à vos instructions les grandes nouvelles du royaume, et ne feriez-vous pas retentir dans nos temples et les cris de détresse et les chants de triomphe et jusqu’aux murmures, s’il le faut, de l’Église militante ? Pourquoi ne pas montrer dans le christianisme plus qu’une doctrine, mais ce qu’il est avant tout, un fait vivant, perpétuellement jaillissant, et aujourd’hui, grâce à Dieu, à flots larges et rapides ? L’histoire que vous racontez est-elle close ? Dieu s’est-il endormi ? ou bien ses œuvres passées ont-elles à rougir de ses œuvres nouvelles ? ou bien tout ce qui se fait pour là gloire de Dieu par d’autres mains que des mains salariées et avec d’autres ressources que le trésor de l’Etat, n’a-t-il pas droit d’être mentionné dans vos chaires officielles et devant le troupeau qui vous fut assigné ? En sommes-nous encore à regarder comme affaire de luxe religieux et de dilettantisme chrétien, des travaux qui sont au premier rang de nos devoirs ? Et réserverons-nous à des conférences d’initiés les récits d’une œuvre qui continue celle des Pierre et des Apollos, des Paul et des Timothée ?

Ou je me trompe fort, Messieurs, ou l’époque actuelle demande au christianisme des faits et à la chaire des récits. Mêlés avec mesure à l’instruction formelle et directe, ces récits intéresseraient toutes les classes d’auditeurs. Plus que tous les raisonnements, ils convaincraient la multitude que le christianisme est vivant, que la religion est une chose humaine. Je ne voudrais point rassasier les imaginations, ni même les amuser. Je n’irais pas, de préférence, chercher au-delà des mers et sous des cieux inconnus des scènes extraordinaires. Je prendrais souvent, ce me semble, au plus près de moi, dans l’enceinte de notre pays et de nos mœurs, des faits sérieux et simples ; je les choisirais modestes, obscurs, intérieurs ; je citerais, si je le pouvais, des vies plutôt que des actes ; je n’étendrais qu’à propos et par intervalles l’horizon de mon auditoire ; je ferais tout pour que la religion que je lui annonce prît peu à peu à ses yeux l’aspect d’une affaire et d’une affaire pressante ; je ne craindrais pas d’en faire au besoin l’affaire du pays, de la commune, du lieu ; mais je ne toucherais que discrètement à ces côtés, de peur de faire oublier l’intérêt de l’individu dans celui de la société, et la question éternelle dans la question locale et transitoire.

Voilà, Messieurs, peu d’idées et de bien longs détails. Le sujet eut pu se traiter plus largement et plus brièvement. Excusez à la fois mes lacunes et mes longueurs. Il me tarde de donner du relâche à votre attention lassée ; mais le puis-je avant d’avoir soulagé par quelques paroles un cœur trop plein, qui a dû se contenir jusqu’à présent, qui veut bien se réprimer encore, mais non se commander un silence impossible ?

Une pensée, depuis longtemps, remplit mon cœur, l’oppresse, et facilement déborderait dans mes entretiens ; c’est celle qui naît en moi de la comparaison de ce que je suis avec la chaire qui m’est confiée. Mais cette chaire, enfin, je l’ai acceptée, et quelles que puissent être la situation de mon esprit et mes idées sur mon avenir, je sais que désormais ce n’est plus aux hommes que j’en dois parler ; un instinct, qui sera compris, met dès ce moment un sceau sur mes lèvres.

Mais voici ce que je puis, voici ce que je dois dire.

J’entre dans ma nouvelle carrière avec deux sentiments qui doivent, si Dieu me les conserve, donner à mes travaux une seule direction, à ma vie une teneur unique.

Le premier de ces sentiments est celui de la gravité. de ma vocation. Il s’agit de remplacer un homme à qui ses, vertus chrétiennes, sa grande expérience, ses précieux et longs services, l’admirable droiture de son esprit, l’admirable sagesse de son caractère, donnaient une autorité à laquelle je ne prétendrai jamais. Il s’agit de travailler après lui, de concert avec mes honorables collègues, à donner de dignes ministres à l’Église de Jésus-Christ. Si la responsabilité du ministre est grande, quelle est donc la nôtre ? quelle est, en particulier, celle du professeur appelé à conseiller plus directement sur l’exercice de leurs fonctions les candidats du ministère, et à déterminer dans ses leçons tout le caractère et toute la forme de leur vie ? Cette idée, qui m’a saisi, je l’ai retenue avec une sorte d’amour ; je n’ai point voulu la laisser échapper ; j’ai à peine permis à quelque autre de s’y joindre pour la tempérer et l’adoucir ; j’ai voulu en savourer sans distraction l’austérité, et, si j’ose m’exprimer ainsi, la sainte amertume, et j’ai, dans une juste défiance de moi-même, repoussé ou du moins ajourné les consolations sensibles qui m’étaient et me sont encore offertes, que j’envisage de loin avec gratitude, mais que j’accepterai seulement quand Dieu le permettra.

Ne croyez pas pour cela, Messieurs les étudiants, que mon cœur se refuse d’avance aux douces communications auxquelles, sans doute, le tentera votre amitié. Ce cœur, je puis vous le dire, se laisse facilement ouvrir. Il demande, à la vérité, peu de chose ; et même il n’accepterait pas des sentiments trop au-dessus de ceux qu’il mérite ; mais la confiance et l’estime est l’atmosphère tempérée dans laquelle j’ai besoin de vivre, et hors de laquelle le peu que j’ai de facultés se trouble et s’évanouit. Je ne vous parle point des dispositions avec lesquelles je viens à vous ; je craindrais de vous en dire trop dans un moment où une sévère préoccupation retient captifs dans mon cœur les sentiments les plus naturels ; et je craindrais aussi, sous le poids de cette préoccupation, de vous en dire trop peu. Laissons donc, Messieurs, arriver le temps et parler les faits ; et contentez-vous d’être persuadés que, dans l’acceptation de ma charge, j’ai regardé à vous, que ma pensée dominante se rapporte à vous, et que l’objet de vos propres vœux, de vos plus sérieuses prières, est dès ce moment le premier souci de ma vie.

N’ayez donc aujourd’hui, par rapport à moi, que des exigences généreuses. Je pourrais vous parler de mon affection pour vous ; et tout le monde m’en croirait. Aimez mieux pourtant que je vous parle de l’objet de notre commune affection, et du point de vue d’où j’envisage notre vocation commune. Contentez-vous que je vous dise que je viens, au nom et sous l’invocation de Dieu, étudier avec vous un art humain divinisé par son emploi, divinisé par ses moyens. Soyez bien aises, en particulier, de savoir que l’homme qui s’offre à servir de centre à vos méditations et à vos études sur la prédication, bien décidé à vous proposer toutes les ressources naturelles qui donnent aux œuvres de l’art leur perfection relative, est encore plus pénétré de la pensée que Dieu seul connaît l’art, que son esprit seul est éloquent dans nos discours, et que selon une expression de mon vénérable prédécesseur, pour peindre utilement les grandes choses du royaume éternel, c’est dans l’azur du ciel qu’il faut tremper nos pinceaux.

L’autre sentiment que j’ai besoin d’exprimer est celui de la reconnaissance. Quel emploi, quel exercice n’ai-je pas eu à faire de ce sentiment, le plus pur et le plus utile de l’âme humaine ! Objet des bontés les plus touchantes au sein de l’honorable et illustre cité où j’ai passé dans la paix la moitié de ma vie, j’ai vu, si j’ose parler ainsi, mon cher pays me tendre les bras, j’ai vu mon lieu natal, après vingt ans, me reconnaître et me redemander, et trois corps à la fois, au-dessus desquels il n’y en a point parmi nous de plus considérables ni de plus considérés, s’entendre pour me rattacher à mon pays par les liens les plus honorables. J’ose offrir au Conseil d’Etat, par votre organe, Monsieur le conseiller, l’hommage de ma respectueuse gratitude, pour la confiance qu’il m’a témoignée, et pour toutes les circonstances précieuses dont il a bien voulu entourer ma vocation. Veuillez encore, comme président du Conseil de l’Instruction publique, assurer cette autorité, qui fait et qui prépare tant de bien au milieu de nous, de mon profond désir que la nomination à laquelle elle a essentiellement concouru, puisse, avec le secours de Dieu, être comptée un jour parmi le bien qu’elle a fait. Et vous, Monsieur le recteur et Messieurs les membres de l’Académie, vous à qui je dois le même sentiment, puisque vous avez donné la première impulsion à la série d’actes qui a eu pour fin de m’associer à vos travaux, accueillez avec une générosité digne de vous, traitez avec indulgence, un novice qui le sera peut-être longtemps ; supportez son inexpérience, et pardonnez-lui si une santé depuis longtemps altérée ne lui permet pas de concourir avec toute l’énergie désirable aux travaux divers qu’il doit partager avec vous. Si la bonne volonté est comptée pour quelque chose, si elle peut même, aux yeux de la bienveillance, tenir lieu d’avantages positifs, c’est un bon collègue que vous venez d’acquérir. Que Dieu, ce Dieu de paix et de sainteté, d’équité et d’amour, soit sans cesse entre vous et ce nouveau collègue, et qu’il me donne de ne pas décevoir trop péniblement votre juste attente, celle de notre honorable gouvernement, celle de la patrie! – J’AI DIT.

NOTE : Serait-il vrai que le zèle eût pour condition une certaine étroitesse de vues, une certaine pauvreté d’idées ? Quelques personnes paraissent le croire, et quelques faits ont l’air de leur donner raison. Plusieurs des hommes zélés pour la religion se montrent peu jaloux de faire droit à toutes les facultés de l’âme, à toutes ses tendances, à toute la nature humaine. On dirait qu’il faut leur appliquer ces vers faits pour un tout autre usage :

De la limite rigoureuse
Où le cœur semble resserré,
Il reçoit cette force heureuse
Qui l’élève au plus haut degré.
Telle, dans des canaux pressée,
Avec plus de force élancée,
L’onde s’élève dans les airs.

Contradiction embarrassante, si elle existe réellement ; car le zèle n’est pas une irrégularité, une erreur ; le zèle est aussi une vérité ; comment se trouverait-il en contradiction avec d’autres vérités ? À moins toutefois qu’il ne fût attaché à quelque mensonge ; car tout mensonge est contradictoire, non seulement à telle vérité particulière, mais à toutes les vérités ensemble. – Mais la contradiction n’existe pas. Il est impossible de prouver, par la nature des choses, qu’on ne peut aimer et servir une vérité qu’à la charge de mépriser et de desservir les autres ; et, d’une autre part, des hommes d’un esprit intelligent et vaste ayant été en même temps des hommes zélés dans une direction donnée, le scandale tombe de lui-même. Tout ce qu’on peut avouer (et sans doute il faut l’avouer), c’est que, dans notre nature désorganisée, toujours la force sera moins rare que l’équilibre dans la force ; que cet équilibre est plus commun dans la médiocrité ou dans l’indifférence, comme il existe naturellement entre les deux plateaux d’une balance qui ne porte rien ; qu’une conviction forte le rompt facilement, l’homme n’ayant pas trop, pas même assez, de toute sa volonté pour le vrai, lorsqu’il l’a découvert, pour le bien lorsqu’il l’a reconnu. Elle se jette alors avec impétuosité vers le côté important, ou négligé jusqu’alors, ou présentement menacé. Ne soyez point trop sévère envers l’homme étroit ; il ne l’est que par sévérité envers lui-même. Respectez les motifs en blâmant les effets ; préférez tout à l’indifférence, et imputez à l’homme étroit, mais consciencieux, toutes les affections qu’il n’a pas, mais qu’il aurait si sa conscience les lui avait permises, et qu’il aura dès qu’il les connaîtra justes et nécessaires. Ce moment, pour lui, n’est pas encore venu. Sans doute que la vérité est une, et que se décider pour une vérité, c’est se déclarer pour toutes à la fois. Oui, en principe, en sens abstrait ; et il est certain que l’ami d’une vérité n’est intentionnellement l’ennemi d’aucune. Mais cet accord, cette unité des vérités, encore faut-il l’avoir reconnu ; encore faut-il avoir aperçu comment des faits distants et en apparence isolés se rejoignent par d’invisibles liens, comment surtout des institutions, des œuvres toutes recouvertes de nos vices, sont néanmoins d’origine divine, de droit divin, aussi bien que cette vérité suprême, à la lumière de laquelle nous les reconnaîtrons un jour. Convenons-en, le monde actuel est fait de manière à jeter dans quelque embarras le chrétien positif ; et prétendre que, du premier coup d’œil, il le fasse entrer dans le cadre de sa foi, c’est, la plupart du temps, prétendre l’impossible. Si vous lui dites que sa religion, au cas qu’elle soit vraie, doit faire place dans son enceinte à un monde tout entier ; que le chrétien doit renfermer, au besoin, l’artiste, le savant, l’industriel, le politique, le philosophe ; que toute religion moins grande que la nature humaine n’est pas vraie ; et qu’il faut ou s’inscrire en faux contre cette nature, ou l’accepter tout entière et avec toutes ses conséquences, il ne le niera pas peut-être, mais il sera perplexe dans l’application ; peut-être aussi retranchera-t-il de la vie humaine ce qu’il ne sait pas faire entrer dans les dimensions de son système ; et ainsi la vérité sera, en apparence, un nouveau lit de Procuste. Bien loin pourtant de rien exclure, c’est elle qui accueille tout, qui fait place à tout, et c’est elle seule. L’Évangile seul est aussi large que la vie, parce qu’il est infiniment plus large ; parce que, dans tous les sens, Dieu est plus grand que notre cœur ; la religion est à la vie ce que l’horizon rationnel est à l’horizon visuel ; et ce n’est que dans son vaste sein que toutes choses vraies se reconnaissent et s’embrassent. Dans un monde selon l’Évangile, il y a place pour tout, mais dans nul autre. Un monde complet, où rien ne se heurte, où tout s’accorde, n’est possible que par l’Évangile ; et si la chose ne paraît point ainsi, c’est que la plupart des hommes évangéliques (je ne dis pas l’Évangile) ne peuvent pas, d’emblée, se faire une représentation du monde complet que l’Évangile porte dans son sein, et n’ont préalablement sous les yeux, pour type du monde social, que cet informe brouillon que leur offre la réalité actuelle, et qui se dit la nature des choses. Ces hommes, dans l’embarras qui résulte pour eux de cette double circonstance, prennent le parti de retenir l’Évangile moins ses développements et ses applications, moins la vie humaine, moins tout un monde ; d’appeler monde et vie humaine ce reste mutilé qui n’a plus de signification ni d’usage ; de porter ainsi (bien involontairement) un démenti à l’Évangile lui-même, et de lui imprimer, aux yeux de la multitude, un cachet d’étroitesse et d’exclusivité qui n’est pas le sien. Mais cette erreur ne dure pas dans les esprits sincères et réfléchis ; et même, sans le secours de la réflexion, l’Évangile est tellement humain qu’il descend de lui-même, et les fait descendre avec lui, vers la vie ; il établit doucement son harmonie avec la nature ; il constate sans bruit sa parenté avec l’homme ; il s’associe à tout, en épurant, en corrigeant, en organisant tout ; il reconstruit dans sa propre enceinte un monde où il y a de l’espace pour toutes nos facultés, de l’aliment pour toutes nos forces, de l’horizon pour toutes nos pensées ; et ce monde de l’Évangile ou de la grâce est, dans un sens excellent, le monde de l’homme et de la nature. Où est-il, direz-vous, ce monde ? où le chercher ? Dans aucune constitution, que je sache, ni dans les mœurs d’aucun peuple pris en masse, mais chez maint individu, dans mainte famille, où il se réalise avec un merveilleux ensemble et une admirable douceur.

chapitre précédent retour à la page d'index