Stromates

LIVRE QUATRIÈME

CHAPITRE VIII

Dans l’Église, les hommes, les femmes, les esclaves, tous sont candidats du martyre.

Les Aesopiens, les Macédoniens et les Spartiates n’étaient pas les seuls qui supportassent avec courage les tortures, comme nous le dit Eratosthène dans son livre Des biens et des maux. En effet, Zénon d’Élée, qu’on avait appliqué à la question pour lui arracher un secret, résista au supplice sans rien déclarer. Il y a mieux ; sur le point d’expirer, il se coupa la langue de ses dents, et la cracha au visage du tyran, Néarque selon les uns, Démyle selon les autres. Théodote le pythagoricien, et Paul, disciple de Lacyde, en firent autant, ainsi qu’on le voit dans l’ouvrage de Timothée de Pergame, intitulé : Courage des Philosophes, et aussi dans les Éthiques d’Achaïque. Citons encore le romain Posthumius. Prisonnier de Peucétion, non-seulement il garda dans les tortures le secret qui lui avait été confié, mais plongeant sa main dans le feu comme s’il l’eût étendue sur un vase, il resta impassible et dans la même attitude. Je ne veux pas rappeler l’héroïque exclamation d’Anaxarque sous les pilons de fer d’un tyran :

« Broie le sac d’Anaxarque, disait-il ; pour Anaxarque, tu ne le broieras pas. »

Ainsi donc l’espérance de la béatitude, et l’amour que nous avons pour Dieu, demeurent libres et sans plaintes comme sans murmures au milieu des vicissitudes de la vie. Que l’espérance et l’amour tombent au milieu des animaux les plus féroces, qu’ils soient consumés par la flamme dévorante, qu’ils soient aux prises avec les instruments de mort des bourreaux, attachés à Dieu par des liens indissolubles, ils s’élèvent sans avoir jamais connu la servitude vers les demeures du ciel, abandonnant aux hommes la dépouille du corps, la seule chose sur laquelle ceux-ci aient quelque pouvoir.

Une nation barbare qui n’est pas étrangère à la philosophie, élit chaque année, dit-on, un des siens pour l’envoyer en députation auprès du demi-dieu Zamolxis, autrefois disciple et ami de Pythagore. Celui qui a été jugé le plus digne est immolé, tandis que ceux qui ont brigué le même honneur, mais sans l’obtenir, s’affligent d’avoir été rejetés d’un sacrifice que couronne la béatitude.

L’église entière est pleine de fidèles, soit hommes courageux, soit chastes femmes, qui, pendant tout le cours de leur vie, ont médité sur la mort par laquelle nous revivons en Jésus-Christ. Quiconque règle sa conduite sur nos croyances et nos mœurs, qu’il soit barbare, grec, esclave, vieillard, enfant ou femme, peut connaître la véritable philosophie, même sans le secours de l’étude et des lettres ; car la sagesse est le partage de tous les hommes qui l’ont embrassée. Un point avoué parmi nous, c’est que la nature, la même dans chaque individu, est capable des mêmes vertus. Assurément il ne paraît pas que la femme, en ce qui touche l’humanité, ait une nature, et que l’homme en ait une autre. Il y a évidemment dans tous communauté de nature, et par conséquent communauté de vertu. Que si la tempérance, la justice, et les autres vertus qui en dérivent, sont exclusivement les vertus de l’homme, dès lors il n’appartient qu’à l’homme seul d’être vertueux ; voilà la femme condamnée nécessairement à l’injustice et à l’intempérance. Mais cela est honteux, même à dire. La tempérance, la justice, et généralement les autres vertus, réclament les efforts communs de la femme aussi bien que de l’homme, de l’esclave ou du citoyen, puisqu’il n’y a, le fait est avéré, qu’une seule et même vertu pour une seule et même nature. Nous ne voulons pas dire toutefois que la femme, en tant que femme, ait la même organisation que l’homme. La Providence a établi, pour l’avantage mutuel des deux sexes, une certaine différence, en vertu de laquelle l’un est la femme, et l’autre l’homme. Nous disons donc que la conception et l’enfantement appartiennent à la femme, en tant que femelle, mais non en tant que membre de la famille humaine. Si aucune différence ne séparait l’homme de la femme, l’un et l’autre agiraient de même, seraient affectés de même. Égale de l’homme sous le rapport de l’âme, la femme peut donc s’élever à la même vertu ; mais considérée dans sa structure particulière, son lot est de concevoir, d’enfanter, et de surveiller l’intérieur de la maison.

« Car je veux, dit l’apôtre, que vous sachiez que Jésus-Christ est le chef de tout homme, et que l’homme est le chef de la femme. L’homme n’a point été tiré de la femme, mais la femme a été tirée de l’homme. Toutefois, ni la femme n’est point sans l’homme, ni l’homme n’est point sans la femme, en notre Seigneur. »

Ainsi, de même que nous disons à l’homme : sois tempérant, triomphe des plaisirs ; de même nous disons à la femme de pratiquer la tempérance, et de s’exercer à lutter contre les plaisirs. Que nous conseille l’apôtre ?

« Or je vous dis : Conduisez-vous selon l’esprit, et vous n’accomplirez point les désirs de la chair, car la chair s’élève contre l’esprit et l’esprit contre la chair. »

L’esprit et la chair sont donc opposés l’un à l’autre, non pas de la même manière que le mal est opposé au bien, mais comme des antagonistes qui se combattent utilement. L’apôtre ajoute :

« De sorte que vous ne faites pas les choses que vous voudriez. Or il est aisé de connaître les œuvres de la chair, qui sont la fornication, l’impureté, la luxure, l’idolâtrie, les empoisonnements, les inimitiés, les discussions, les jalousies, les animosités, les querelles, les divisions, les hérésies, les envies, les ivrogneries, les débauches, et autres crimes semblables. Je vous l’ai déjà dit, et je vous le répète encore, ceux qui les commettent, ne possèderont point le royaume de Dieu. Mais les fruits de l’esprit sont la charité, la joie, la paix, la patience, l’humanité, la continence, la bonté, la foi et la douceur. »

Ce mot, chair, désigne les pécheurs, sans doute, de même que le mot esprit, désigne les justes. De plus, il faut nous armer de courage, pour nous établir dans la résignation et la patience, afin que si

« quelqu’un nous frappe sur une joue, nous présentions l’autre, et que si quelqu’un nous enlève notre manteau, nous lui abandonnions aussi notre tunique, »

réprimant ainsi notre colère par la fermeté de l’âme.

Nous n’exerçons pas les femmes aux vertus guerrières, pour ni faire d’autres amazones, puisque nous voulons que les hommes eux-mêmes soient pacifiques. On nous dit cependant que les femmes sarmates vont à la guerre comme les hommes, que les femmes des Saces paraissent sur le champ de bataille, lançant des flèches derrière elles, dans une fuite simulée, et à côté de leurs époux. Je sais encore que les femmes voisines de l’Ibérie, partagent les travaux et les fatigues de l’homme qu’elles n’interrompent même pas pendant leur grossesse, ou sur le point d’enfanter. Souvent même, au plus fort du travail, la femme accouche, relève son enfant et le porte chez elle. Les femmes surveillent la maison comme les hommes, chassent comme eux, mènent paître les troupeaux comme eux.

« La Crétoise quoique enceinte, s’élançait rapidement sur les pas d’un cerf. »

La véritable philosophie est donc un devoir pour les femmes comme pour les hommes, bien que les hommes par leur supériorité occupent partout le premier rang, à moins qu’ils ne s’énervent dans la mollesse. La discipline et la vertu sont donc nécessaires à l’espèce humaine, s’il est vrai qu’elles tendent au bonheur. Dès lors, comment ne point blâmer Euripide de ses emportements sur ce point ? Ecoutez-le ! ici,

« Toute femme est plus méchante que son mari, celui-ci eût-il épousé la plus vertueuse des femmes ; là, toute femme sage et prudente est l’esclave du mari ; celle qui n’est ni sage ni prudente, l’emporte en folie sur son époux. »
« Rien de meilleur, ni de plus désirable que le bonheur de deux époux, unis dans les mêmes sentiments et rassemblés sous le même toit. »

Toutefois la tête est ce qui a le commandement :

« Si le Seigneur est la tête, le chef de l’homme, et l’homme le chef de la femme, l’homme est le maître de la femme, comme étant l’image et la gloire de Dieu. »

C’est pourquoi l’apôtre dit aussi dans son épître aux Éphésiens :

« Soumettez-vous les uns aux autres dans la crainte de Dieu : que les femmes soient soumises à leurs maris, comme au Seigneur, parce que le mari est le chef de la femme, comme Jésus-Christ est le chef de l’Église, qui est son corps, et dont il est aussi le Sauveur. Comme l’Église est donc soumise à Jésus-Christ, de même aussi les femmes doivent être soumises en tout à leurs maris. Et vous, maris, aimez vos femmes, comme Jésus-Christ a aimé l’Église. C’est ainsi que les maris doivent aimer leurs femmes comme leur propre corps. Celui qui aime sa femme s’aime soi-même ; car, jamais personne n’a haï sa propre chair. »

L’apôtre dit encore pareillement dans son épître aux Colossiens :

« Femmes, soyez soumises à vos maris, comme il le faut, en ce qui est selon le Seigneur ; maris, aimez vos femmes et ne leur soyez point amers. Enfants, obéissez en tout à vos pères et à vos mères; car cette soumission est agréable au Seigneur. Pères, n’irritez point vos enfants de peur qu’ils ne tombent dans l’abattement. Serviteurs, obéissez à tous ceux qui sont vos maîtres suivant la chair, ne les servant pas seulement lorsqu’ils ont l’œil sur vous, comme si vous ne pensiez qu’à plaire aux hommes, mais avec simplicité de cœur et crainte du Seigneur. Faites de bon cœur tout ce que vous ferez, comme le faisant pour le Seigneur et non pour les hommes, sachant que vous recevrez du Seigneur le salaire de l’héritage : vous servez le Seigneur Jésus-Christ. Car, celui qui agit injustement recevra la peine de son injustice, et Dieu ne fait point acception des personnes. Maîtres, rendez à vos serviteurs ce que l’équité et la justice demandent de vous, à la pensée que vous avez aussi bien qu’eux un maître dans les cieux, où il n’y a ni gentil, ni juif, ni circoncis, ni incirconcis, ni barbare, ni scythe, ni esclave, ni homme libre, mais où Jésus-Christ est tout en tous ; or l’Église de la terre est l’image de l’Église du ciel. »

Voilà pourquoi nous demandons dans nos prières

« que la volonté de Dieu soit faite aussi sur la terre comme dans le ciel. Revêtons-nous donc d’entrailles de miséricorde, de bonté, d’humilité, de modestie, de patience, nous supportant mutuellement, nous pardonnant les uns les autres les sujets de plainte que nous pouvons avoir ; comme le Seigneur nous a pardonné, pardonnons-nous aussi de même. Mais la charité est au-dessus de tout cela ; elle est le lien de la perfection. Faites régner dans vos cœur la paix de Jésus-Christ, à laquelle vous avez été appelés pour ne faire qu’un corps, et soyez reconnaissants. »

Rien n’empêche, en effet, que nous ne répétions souvent le même texte sacré, pour confondre Marcion, si toutefois il est capable de se repentir, et de se convaincre que tout fidèle doit être reconnaissant envers le Créateur qui nous a appelés, et nous a prêché l’Évangile par l’incarnation du Verbe. Par là donc nous est clairement démontrée l’unité qui naît de la foi, et de plus quel est le caractère de la perfection. Aussi, en dépit de quelques docteurs, et malgré leur opiniâtre résistance, la femme et l’esclave, eussent-ils à redouter des supplices de la part d’un époux ou d’un maître, pratiqueront la véritable philosophie. Il y a mieux : que l’homme libre soit menacé de la mort par un tyran, qu’il soit traduit devant les tribunaux, et traîné aux derniers supplices, qu’il y ait danger pour lui de tout perdre, jamais on ne le détachera, n’importe les moyens, de l’adoration du vrai Dieu ; jamais la femme, demeurât-elle avec un mari pervers ; jamais le fils, eût-il un père dépravé ; jamais l’esclave, appartînt-il à un maître cruel ; ne manqueront de courage pour suivre la vertu. S’il est beau et glorieux à l’homme de mourir pour la vertu, pour la liberté, pour lui. Même, le même acte est beau et glorieux pour la femme. Ce n’est pas là un privilège accordé à la nature masculine ; c’est le droit de tout ce qui est bon. Tout vieillard donc, tout jeune homme, toute femme, tout esclave qui obéit aux préceptes, vivra dans la foi, et au besoin mourra pour la foi, je me trompe, se vivifiera par sa mort. Nous savons que plus d’un fils, plus d’une femme, plus d’un esclave, est arrivé au dernier degré de la perfection, malgré un père et une mère, malgré un époux, malgré un maître. Vous tous qui êtes décidés à vivre pieusement, il ne faut pas que votre zèle s’éteigne ou se ralentisse à l’aspect des obstacles. Loin de là ; redoublez d’ardeur et luttez avec courage de peur que votre défaite ne vous enlève à vos résolutions, les meilleures et les plus indispensables. Que l’on puisse un instant mettre en question lequel il vaut mieux d’entrer en partage du Tout-puissant, ou de choisir les ténèbres du démon, je ne le pense pas. Les choses que nous faisons en considération des autres, nous les faisons toujours, les yeux fixés sur l’intérêt de ceux en faveur de qui nous travaillons, et n’ayant d’autre règle que de leur être agréables. Mais dans les choses que nous faisons plutôt pour nous que dans un intérêt étranger, nous y apportons un zèle qui ne se dément pas, qu’elles aient ou qu’elles n’aient pas l’approbation d’autrui. Que si quelques biens, dont la possession est indifférente en soi, paraissent cependant mériter qu’on en poursuive l’acquisition malgré les résistances et les difficultés, à plus forte raison faudra-t-il rendre des combats pour la vertu, sans autre considération que celle du beau et du juste, sans nous inquiéter de ce qui se dit autour de nous. Elles sont donc belles les paroles qu’Epicure adressait à Ménœcée quand il lui écrivait :

« Jeune, livrez-vous sans retard à la philosophie ; vieillard, ne vous lassez pas de la philosophie ; car il n’est jamais ni trop tôt, ni trop tard pour acquérir la santé de l’âme. Dire que le temps de la philosophie n’est pas encore venu pour soi, ou bien qu’il est passé, c’est dire à peu près que le temps de la félicité n’est pas encore venu ou qu’il est déjà passé. La philosophie est donc nécessaire à la jeunesse comme à la vieillesse; à celle-ci, pour qu’en vieillissant, elle rajeunisse par les vertus, grâce au mérite de ses actions passées ; à la jeunesse, afin qu’elle soit à la fois jeune et vieille par le calme et la sécurité de l’avenir. »

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