Nous voici presque au terme de notre tâche. La révolution de 1848 n’a exercé aucune action considérable sur la communion réformée prise dans son ensemble. S’il y a eu dans les dernières années, parmi les protestants de France, des assemblées officieuses où l’on a rédigé de nouveaux projets d’organisation ecclésiastique, il n’y a guère eu de faits accomplis jusqu’en 1852.
Le gouvernement provisoire, préoccupé de tant d’autres objets, ne toucha point aux affaires religieuses. Il fit seulement un décret portant que les citoyens détenus pour des actes relatifs au libre exercice des cultes seraient mis immédiatement en liberté, et que remise leur serait faite des amendes qu’ils n’avaient pas encore payées. C’était un hommage rendu, comme on le lisait dans le préambule, à la plus précieuse et à la plus sacrée de toutes les libertés.
La seule question religieuse à la fois et politique, qui ait été discutée le lendemain de la révolution, dans la presse et les assemblées populaires, concernait la séparation de l’Église et de l’Etat. Dès le 24 février, un placard affiché sur tous les murs de Paris demandait, sous le nom de vœux du peuple, la liberté absolue des consciences et la complète indépendance des deux pouvoirs. On savait que M. de Lamartine, alors au faîte de la popularité, approuvait ce système, et M. de Lamennais le soutint avec beaucoup d’énergie dans son nouveau journal, le Peuple constituant.
Ceux des protestants qui avaient arboré la bannière de l’indépendance formèrent une Société pour l’application du christianisme aux questions sociales, et publièrent un placard où il était écrit : « Il est injuste d’obliger un citoyen à contribuer aux frais d’un culte qu’il ne pratique pas. Que l’entretien des cultes ne soit donc plus à la charge du trésor public, mais qu’on laisse à chacun le soin de soutenir le culte qu’il aura librement choisi… Ainsi, les croyances seront propagées par ceux qui les acceptent, et il n’y aura plus de religions privilégiées. Ainsi, l’Etat n’aura plus à s’occuper de questions qui deviennent toujours pour lui un embarras ou un péril. Ainsi, le budget sera allégé de plus de quarante millions. Ainsi enfin, tous les Français seront libres et égaux en religion, comme ils le sont en politique. »
Au milieu de l’ébranlement universel des esprits et des institutions, tout était possible. Les défenseurs des communions officiellement reconnues se tenaient donc dans une expectative inquiète, prêts à subir la séparation si elle était prononcée par l’Assemblée constituante, mais laissant voir leurs préférences pour le maintien de l’union.
Quelques délégués des Églises réformées se réunirent spontanément à Paris, au mois de mai 1848. Ils avaient été convoqués en quelque sorte par les nécessités et les appréhensions communes. Point de régularité dans l’origine de leurs mandats : les uns avaient été nommés par le suffrage universel, d’autres par les consistoires, ou même par les présidents des consistoires. Point de proportion non plus dans la représentation : certaines Églises, voisines de Paris, comptaient cinq ou six délégués pour une seule circonscription consistoriale ; d’autres Églises, au contraire, n’en avaient envoyé qu’un pour trois ou quatre consistoires. Nulle uniformité enfin dans les pouvoirs des délégués : les uns étaient autorisés à entrer dans le fond des débats ecclésiastiques, et les autres non. Une telle assemblée ne pouvait que préparer la voie à un corps plus régulièrement choisi par les membres du protestantisme légal.
Elle s’occupa d’abord de la question des rapports entre l’Église et l’Etat, et la grande majorité se prononça pour la conservation de l’alliance, en réservant expressément la dignité et la liberté de l’Église. Elle fit ensuite un règlement électoral pour la formation d’une assemblée qui, ayant des titres bien établis, pourrait examiner et traiter les affaires pendantes.
Cette nouvelle assemblée commença ses sessions le 11 septembre 1848. Les membres en avaient été élus par le suffrage à deux degrés, la masse des troupeaux ayant désigné les électeurs chargés de choisir les délégués. Chacune des quatre-vingt-douze Églises consistoriales avait été invitée à nommer un mandataire ecclésiastique ou laïque. Trois consistoires seulement s’abstinrent, outre les deux Facultés de théologie de Montauban et de Strasbourg qui ne se firent pas représenter. L’assemblée ne compta guère que soixante et dix à quatre-vingts membres présents. C’était, du reste, une réunion purement officieuse. Elle ne pouvait s’appuyer sur aucun texte légal. Le gouvernement ne la reconnut point, et les Églises étaient pleinement libres d’accepter ses résolutions ou de les rejeter.
De longs et sérieux débats s’ouvrirent sur la question des confessions de foi. Enfin, d’une voix presque unanime, l’assemblée décida que, conformément au vœu de la généralité des Églises, elle ne toucherait pas aux matières dogmatiques, et que la question serait réservée pour un temps plus opportun. Une adresse fut rédigée dans laquelle, tout en évitant de résoudre dans un sens ou dans un autre les points de doctrine controversés, la majorité exprima ses communes croyances.
Quelques membres protestèrent contre cette décision, et se retirèrent. Ils ont formé depuis, avec les congrégations indépendantes qui existaient déjà, une nouvelle société religieuse sous le nom d’Union des Églises évangéliques de France. Leur synode particulier s’est ouvert le 20 août 1849 ; il a rédigé une profession de foi et une constitution ecclésiastique pour les troupeaux qu’il représentait.
Après avoir écarté les questions dogmatiques, l’assemblée générale de septembre discuta un projet d’organisation pour l’établissement légal. Elle posa le suffrage universel, avec certaines restrictions, à la base du projet, reconstitua l’Église particulière comme un élément essentiel du système presbytérien, conserva l’institution des consistoires généraux, les subordonna aux synodes particuliers, et demanda, pour centre et couronnement de l’édifice ecclésiastique, un synode général qui se réunirait à des intervalles réguliers.
Le ministre des cultes, auquel ce projet a été communiqué, s’est adressé aux Églises pour avoir leur avis sur son contenu. Les consistoires, tout en étant unanimes à demander que la loi du 18 germinal fût profondément modifiée, n’ont pas été d’accord sur les articles du nouveau plan d’organisation, et l’on s’est demandé s’il deviendrait l’objet d’une mesure législative.
Tandis que le protestantisme essayait de modifier son régime intérieur et ses relations avec l’autorité civile, l’assemblée nationale discutait la constitution. Elle adopta les deux articles suivants : « Chacun professe librement sa religion, et reçoit de l’Etat, pour l’exercice de son culte, une égale protection. Les ministres des cultes actuellement reconnus par la loi, et de ceux qui seraient reconnus à l’avenir, ont droit à recevoir un traitement de l’Etat. »
On remarquera que la religion catholique n’était plus nommée dans la loi fondamentale. Non seulement elle a cessé d’être la religion de l’Etat, mais elle n’a pas même conservé la distinction qu’on lui avait laissée dans le concordat de Napoléon et la charte de 1830, celle d’être désignée comme la religion de la majorité des Français. Nul privilège donc pour le catholicisme, ni apparence de privilège, égalité pleine, parfaite, absolue entre tous les cultes reconnus, de telle manière que la constitution serait violée si le gouvernement accordait à l’Église romaine une prééminence quelconque. Il a fallu trois siècles d’efforts et de luttes pour faire écrire cette grande règle de justice dans les lois, et peut-être a-t-elle encore besoin d’être mieux comprise et mieux appliquée par les mœurs. Un peuple élevé dans le catholicisme pratique plus difficilement qu’aucun autre la complète égalité des communions religieuses.
Il est à noter, en outre, que cette égalité n’existe que pour les cultes qui sont ou seront reconnus par l’Etat. Les partisans du système de la séparation n’en ont pas été satisfaits, et la question de la suppression du budget des cultes continue à être agitée par quelques organes de la presse religieuse et politique. C’est un problème que l’avenir se chargera de résoudre.
La conduite des divers gouvernements qui ont présidé aux destinées de la France, depuis la révolution de 1848, a donné lieu à plus d’une réclamation, soit de la part des sociétés et des Églises indépendantes, soit même de la part du protestantisme officiel. Mais nous n’insisterons pas sur des faits qui ne datent que d’hier. Le pays est dans une période de crise et de transition ; rien n’y est assis, et cette situation flottante explique bien des choses, sans néanmoins les justifier. Il faut espérer que la liberté et l’égalité des cultes finiront par prévaloir dans les esprits comme elles ont prévalu dans les lois, et deviendront une souveraine maxime de conduite pour les gouvernants et les gouvernés.
Le protestantisme français n’a presque rien écrit dans cette courte période (1848-1851). Il se recueille devant les grands événements politiques ; il observe ; il attend. Des idées nouvelles se remuent là comme ailleurs. Qu’en sortira-t-il ? Dieu seul le sait ; à nous, il suffit de savoir que Dieu règne. Il a donné aux Églises réformées de France des jours de foi et de triomphe ; il les a protégées, durant de longues générations, contre les coups des persécuteurs, et sa main, qui a gardé les pères, n’abandonnera point les enfants.