Malgré ce que nous venons de dire, l’homme doit lutter contre la puissance du péché, et il le peut. De l’usage qu’il fait de sa liberté dépendent les divers degrés de moralité auxquels il se trouve placé, depuis l’endurcissement jusqu’à la vive piété qui réussit à se maintenir au milieu de la corruption générale. Selon la manière dont il se comporte vis-à-vis de ce qu’il sait être la volonté de Dieu, il se trouve rangé parmi les méchants ou parmi les justes. Développons ces pensées.
L’A. T. ne parle point d’un asservissement absolu de l’homme au péché, comme si par suite de la chute les descendants d’Adam ne devaient plus même songer à résister au mal. Non ! il parle d’un antagonisme qui s’est établi chez l’homme entre sa destination primitive, qui est de faire le bien, et la puissance du péché. La honte qu’il éprouve, pour la première fois, après sa désobéissance (Genèse 3.7), est la preuve qu’il se sent en contradiction avec soi-même. Voyez surtout Genèse 4.6 : « Jéhovah dit à Caïn : « Pourquoi es-tu irrité et pourquoi ton visage est-il abattu ? N’est-ce pas, si tu fais bien, ton visage se relèvera ; mais si tu ne fais pas bien, voici le péché est à la porte, campé comme un ennemi. C’est sur toi que se portent ses vues. Mais toi, tu dois dominer sur lui. » L’homme peut donc, et il doit, résister au mal qui fait le siège de son cœur. Toute la loi repose sur cette pensée capitale, Deutéronome 30.11-20 ; ce qui n’empêche pas, ainsi que nous le verrons plus tard, que de fait l’homme n’arrive jamais à vaincre entièrement le péché. On demeure toujours pécheur, mais on l’est plus ou moins, suivant que l’on veut ou que l’on ne veut pas dominer sur le mal. Il y a des degrés dans la culpabilité, il y a une différence entre un pécheur et un autre. Cette différence ne provient pas de ce que certains péchés sont cachés et d’autres extérieurs, comme si en dernière instance Dieu regardait à ce qui se voit ; la simple convoitise n’est pas moins condamnée que les actions mauvaises (Exode 20.17), et la loi ne se contente pas d’une conformité extérieure à la volonté divine. Dans les lois pénales et rituelles, cela se comprend, c’est d’abord à la nature toute extérieure de la mauvaise action que le législateur regarde, et pourtant il sait bien distinguer entre le mal accompli par inadvertance (בשג.ֻגה, bishegaga, délit, Lévitique 4.2,22 ; Nombres 35.22) et le mal qui est positivement le fruit d’une mauvaise intention (ביד רמה, beiad rama, par fierté, à main haute, Nombres 15.30). Moïse, bien qu’il soit le fidèle serviteur de l’Éternel, est sévèrement puni de son péché, et néanmoins son cas est tout autre que celui de Pharaon qui, dès qu’il a pu reprendre haleine, ne se repent plus que de son repentir ; David tombe bien bas, mais sa repentance est profonde aussi, et il y a une grande différence entre lui et Saul qui ne regrette d’avoir mal agi qu’à cause des suites fâcheuses de sa désobéissance. C’est au cœur que Dieu regarde, c’est d’après le plus ou moins de droiture et de pureté du cœur (תם לב.ֻב) qu’il juge les hommes. L’endurcissement est le plus grave état moral auquel on puisse descendre.
[חזק לב, Rhizzaq lév, Exode 4.21 ; אמץ, Immetz 2 Chroniques 36.13 ; Hikebbid הכביד, Kibbed כבד 1 Samuel 6.6 ; Hiquesha הקשה, Psaumes 95.8 ; Proverbes 28.14. Tous ces mots expriment plus ou moins directement l’endurcissement. Hischemin (השמין) et Taphasch (טפש) marquent proprement l’engraissement du cœur. Ésaïe 6.10; Psaumes 119.70 ; טוח, Thouar, enduire le cœur pour qu’il ne sente plus rien. Ésaïe 44.18 ; שום שמיר, Soum Shamir, rendre dur comme du diamant.]
A force de se livrer au mal, l’homme endurci est devenu entièrement incapable d’y résister, et il n’est absolument plus bon qu’à glorifier Dieu par le juste châtiment qui l’atteindra tôt ou tard. Car — Dieu l’a ainsi ordonné, — quiconque exerce sa faculté de faire le bien a le bonheur de la sentir croître et se fortifier, tandis que le pécheur trouve sa punition dans la nécessité où il se trouve de pécher toujours plus. Psaumes 81.12 et sq. L’endurcissement est donc à la fois le fait de Dieu (Exode 7.3 ; 4.21 ; 10.20), et le fait du pécheur (Exode 8.15 ; 9.34 ; 13.15). Quand Dieu endurcit, il le fait en vertu de sa sainte colère, et c’est ainsi que s’explique Ésaïe 64.5, parole difficile et qu’on a souvent mal comprise. Il ne faut pas traduire : « Tu t’irritais, car nous avions péché, » — mais bien : « Tu t’irritais, et alors nous péchions. Nous avons péché contre Dieu depuis un temps immémorial et nous aurions été sauvés ? » Il faut rapprocher ce passage de celui qui précède Ésaïe 63.17 : « Pourquoi nous fais-tu dévier de tes voies, et endurcis-tu notre cœur pour que nous ne te craignions plusi ? »
i – Le péché, dit Ewald à propos de ce passage, ne fait que croître et prospérer à mesure que se prolongent les malheurs amenés par la colère de Dieu.
Il importe de remarquer que l’A. T., comme du reste le N., ne parle jamais d’endurcissement que lorsqu’il y a eu révélation positive de la part de Dieu, et résistance non moins positive à cette révélation de la part de l’homme. Les magiciens en face des miracles de Moïse s’écrient : C’est ici le doigt de Dieu ! et néanmoins le cœur de Pharaon s’endurcit. Tel est aussi le cas des Israélites dans le désert, malgré toutes les merveilleuses délivrances dont ils sont les objets ; et des Cananéens dont il est dit (Josué 11.20) : « Cela venait de l’Éternel, qu’ils endurcissent leur cœur pour sortir en bataille contre Israël, afin qu’il les détruisit à la façon de l’interdit, sans qu’il leur fit aucune grâce. » Les Cananéens méritaient d’être châtiés de leurs abominations. Si ce châtiment fut terrible, s’ils furent détruits à la façon de l’interdit, c’est à eux seuls qu’ils doivent s’en prendre, car ils voulurent absolument combattre contre un peuple pour lequel il était évident que Dieu combattait. Je ne vois point ici, avec Calvin et les Calvinistes, je ne sais quel sombre décret de réjection, mais un jugement parfaitement juste et compréhensible. « Cela venait de l’Éternel. » Qu’est-ce qui venait de l’Éternel ? Que le péché engendrât le péché, et l’endurcissement l’endurcissement.
[Gustave Baur dit dans les Etudes et critiques de 1848, page 349, à propos de la doctrine de l’endurcissement de l’A.T., que Dieu, en endurcissant le pécheur, semble véritablement empiéter sur le domaine de la liberté humaine, mais que cela vient de ce que les Israélites n’étaient pas parvenus à accorder pleinement la notion du Dieu créateur, créateur par conséquent aussi de la liberté humaine, avec les expériences de la vie. Mais cette remarque s’appliquerait au N. T. tout aussi bien qu’à l’A. Puis ensuite oublierons-nous que le péché a précisément pour effet de limiter la liberté de l’homme, et que la Bible tout entière parle d’un asservissement au mal ? Pourquoi donc attribuer de ce chef des idées étroites à l’A. T. ?]
Ésaïe 6.10, décrit on ne peut plus clairement par quelle suite d’actions et de réactions on en vient à un endurcissement irrémédiable. « Engraisse le cœur de ce peuple ; alors il n’aura plus d’oreilles pour entendre la parole de Dieu, ni d’yeux pour voir le bon chemin ; ce qui aura de nouveau pour effet de rendre définitive la dureté de leur cœur. »
En revanche, quand on se livre volontairement à Dieu, qu’on s’applique à faire sa volonté et qu’on profite fidèlement des révélations qui vous sont successivement accordées, on acquiert une justice relative, qui fait qu’il y a eu de tout temps des justes à côté des méchants. Hénoch marche avec Dieu. L’Éternel déclare à Noé qu’il l’a vu juste devant lui. Abraham croit et sa foi lui est imputée à justice. Toutefois l’A. T., dans ses livres canoniques tout au moins, ne connaît aucun juste complètement juste. 1 Rois 8.46 ; Psaumes 143.2 ; Ésaïe 43.27 ; Proverbes 20.9 ; Ecclésiaste 7.20, sont tout autant de déclarations positives, que la loi de Moïse confirme par le fait qu’elle ne dispense personne de l’obligation de se réconcilier avec Dieu au moyen des sacrifices.
[Nous lisons dans la prière de Manassé : « Tu es le Dieu des justes, et c’est pour cela que tu n’as pas ordonné la repentance pour les justes, comme Abraham, Isaac et Jacob, qui n’ont pas péché contre toi. » On ne saurait contredire plus directement Ésaïe 43.27, et c’est sans doute à cause de ce passage que l’Église romaine elle-même ne considère pas ce livre comme canonique.]