1. En ce même temps, d'affreux malheurs fondirent aussi sur Rome. Vitellius arrivait de Germanie, entraînant à la suite de son armée une multitude d'autres gens ; comme les quartiers réservés aux soldats ne lui suffisaient pas, il transforma Rome entière en camp et remplit de soldats toutes les maisons. Ceux-ci, voyant pour la première fois la richesse des Romains, entourés qu'ils étaient partout d'argent et d'or, réprimaient à grand'peine leur soif de pillage, au prix de la vie de ceux qui s'y opposeraient. Tel était alors l'état des affaires en Italie.
2. Cependant Vespasien, après avoir ravagé les environs de Jérusalem, était de retour à Césarée, quand il apprit les troubles de Rome et l'élévation de Vitellius à l'Empire. Quoiqu'il sût aussi bien obéir que commander, cette nouvelle l'indigna ; il refusait de reconnaître un maître dans celui que sa fureur poussait au souverain pouvoir comme si c'eût été une place vide : en proie à une vive douleur, il ne pouvait supporter cette épreuve, et quand sa patrie était ravagée, conduire d'autres guerres. Mais si son ressentiment l'excitait à la vengeance, la pensée de l'éloignement où il se trouvait l'en détournait : il estimait que les vicissitudes de la Fortune pouvaient le prévenir avant qu'il n'eût le temps de passer en Italie, surtout par une navigation d'hiver. Il retenait donc sa colère près d'éclater.
3. Mais les chefs et les soldats se réunirent en conciliabules ; ils projetaient déjà ouvertement de tout changer ; ils s'écriaient avec indignation que les soldats de Rome [les prétoriens], amollis par les délices et ne tolérant pas même qu'on leur parlât de guerre, portaient à l'Empire des hommes de leur choix, guidés seulement par l'espoir du lucre. Ceux, au contraire, qui ont passé par tant d'épreuves et vieilli sous le harnais, cèdent le pouvoir à d'autres, alors qu'ils ont parmi eux un homme digne entre tous de commander. Quelle plus juste occasion trouveront-ils jamais de le payer de la bienveillance qu'il leur témoigne, s'ils négligent celle qui se présente ? Les titres de Vespasien à l'Empire sont aussi supérieurs à ceux de Vitellius que les leurs à ceux des soldats qui l'ont désigné. Les guerres qu'ils ont soutenues n'ont pas été plus faciles que celles de Germanie : ils ne sont pas moins bons soldats que ceux qui ont ramené de ces régions un tyran. Il n'y aura pas besoin de combattre, car le Sénat et le peuple romain ne supporteront pas les débauches de Vitellius, comparées à la modération de Vespasien : ils ne préféreront pas à un chef vertueux le plus cruel des tyrans, ni à un père un maître sans postérité. C'est en effet le principal gage d'une paix assurée que la légitime hérédité des princes. Si donc le pouvoir convient à l'expérience de la vieillesse, ils ont Vespasien : s'il est le privilège de la vigueur de la jeunesse, ils ont Titus : les avantages de ces deux âges leur seront offerts ensemble. Pour eux, ils ne fourniront pas seulement à ces princes, une fois désignés, les forces de trois légions et les auxiliaires royaux. « Nous leur assurons, disaient-ils, tout l'Orient et toutes les contrées de l'Europe qui échappent par l'éloignement à la terreur de Vitellius, mais aussi les alliés d'Italie, le frère et le second fils de Vespasien ; l'un s'adjoindra une grande partie des jeunes gens de qualité : l'autre, s'est déjà vu confier la garde de la cité, chose très importante pour faciliter l'accès du pouvoir[1]. En résumé, s'ils tardent eux-mêmes, c'est le Sénat qui désignera bientôt le chef que ses soldats, ses compagnons de labeur, auront paru dédaigner ».
[1] Il s'agit de Flavius Sabinus, praefectus urbis et de Domitien.
4. Tels étaient les propos que les soldats répandaient dans leurs réunions. Puis, se rassemblant en masse et s'encourageant les uns les autres, ils saluent Vespasien du nom d'empereur ; ils l'invitent à sauver l'Empire en danger. Le général se préoccupait depuis longtemps des plus grands intérêts de l'État, mais il n'avait nullement le dessein de commander lui-même : il s'en jugeait digne par ses actions, mais il préférait aux périls de la gloire la sécurité d'une condition privée. En présence de ses refus, les officiers redoublaient d'instances, et les soldats, tirant leurs épées, menaçaient de le tuer s'il ne voulait vivre comme il le méritait. Après leur avoir donc longtemps opposé les raisons pour lesquelles il refusait l'empire, Vespasien vit enfin qu'il ne pouvait les convaincre et céda à ceux qui l'appelaient au pouvoir.
5. Mucianus et les autres généraux exhortèrent Vespasien à se comporter en empereur ; et le reste de l'armée demanda à combattre ses ennemis. Pour lui, il s'occupa d'abord d'Alexandrie, connaissant l'extrême importance de l'Égypte dans l'Empire à cause de ses ressources en blé[2] : il espérait, en s'en rendant maître, dût-il même user de violence, ruiner Vitellius, car le peuple de Rome ne supporterait pas la famine : il voulait de plus s'adjoindre les deux légions qui tenaient garnison à Alexandrie et faire de cette région un boulevard contre les surprises de la Fortune. L'Egypte est, en effet, difficile à attaquer du côté de la terre et manque de ports sur son littoral. Les déserts arides de la Libye la défendent au couchant ; au midi, c'est Syène, qui la sépare de l'Éthiopie, et les cataractes de son fleuve, inaccessibles à la navigation : vers l'orient, la mer Rouge, qui remonte jusqu'à Coptos. Elle a pour rempart au nord cette portion de territoire qui s'étend jusqu'à la Syrie et la mer dite d'Égypte, complètement dépourvue de mouillages. Ainsi l'Égypte est défendue de toutes parts. Entre Péluse et Syène, sa longueur est de deux mille stades ; le trajet par mer de Plinthina[3] à Péluse est de trois mille six cents stades. Le Nil est navigable jusqu'à la ville dite des Éléphants[4], au delà de laquelle le passage est intercepté par les cataractes dont nous avons parlé. Quant au port d'Alexandrie, il est d'un accès difficile même en temps de paix, car l'entrée en est étroite et des roches sous-marines forcent les navires à se détourner de la ligne droite. Sur la gauche, le port est fortifié par des murs construits avec art ; à droite, émerge l'île de Pharos, dont la haute tour éclaire les navigateurs sur une étendue de trois cents stades, pour les avertir de mouiller à distance pendant la nuit, à cause des difficultés de la navigation. Cette île est entourée de puissants remparts, élevés par la main des hommes : la mer qui bat ces murailles et se brise contre les obstacles qui lui sont opposés, à un fort remous dans le passage étroit et le rend périlleux. Cependant le port intérieur offre une parfaite sécurité il a trente stades de long. C'est là qu'on transporte les denrées étrangères que le pays ne produit pas et dont il a besoin : c'est de là aussi que le surplus des produits indigènes est distribué dans tout l'univers.
[2] Voir plus haut. II, 386 et la note.
[3] On ignore l'emplacement exact de cette localité côtière à l'ouest d'Alexandrie.
[4] Eléphantine, île vis-à-vis d'Assouan (Syène).
6. Ce n'est donc pas sans raison que Vespasien, en vue de l'intérêt de tout l'Empire, désirait être le maître dans ce pays. Il écrivit aussitôt à Tibère Alexandre[5], gouverneur de l'Égypte et d'Alexandrie, pour lui faire part du zèle de son armée et lui déclarer que, contraint à assumer le poids de l'Empire, il le prendrait volontiers pour collaborateur et pour auxiliaire. Après avoir lu cette lettre en public, Alexandre s'empressa de faire prêter serment à Vespasien par les légions et par le peuple : les uns et les autres obéirent avec joie, car la campagne dirigée par Vespasien dans le voisinage leur avait révélé sa valeur. Alexandre, déjà dépositaire des desseins de Vespasien sur l'Empire, préparait tout pour son arrivée. Plus rapide que la pensée, la renommée répandit le nom de cet empereur en Orient. Toutes les villes fêtaient la bonne nouvelle et célébraient des sacrifices en son honneur. Les légions de Moésie et de Pannonie qui, peu de temps auparavant, s'étaient soulevées contre l'insolence de Vitellius, jurèrent, avec une joie plus vive encore, fidélité à l'empire de Vespasien. Celui-ci partit de Césarée et se rendit à Berytus[6], où se présentèrent à lui de nombreuses ambassades, venues de Syrie et des autres provinces : elles lui apportaient des couronnes et des adresses de félicitations envoyées par les diverses cités. Mucianus, le commandant de la province, était là aussi ; il lui annonça l'empressement des peuples et les serments prononcés par les villes en sa faveur.
[5] Procurateur de Judée sous Claude (plus haut, II, 220). Voir, sur ce personnage, Schürer, I4, p. 624.
[6] Beyrouth.
7. Comme la Fortune favorisait partout les vœux de Vespasien et que les circonstances, en général, le secondaient, il en vint à penser que ce n'était pas sans un dessein providentiel qu'il arrivait à l'empire et qu'un juste décret faisait passer entre ses mains le souverain pouvoir : il se rappelle alors, parmi les présages nombreux qui, partout lui avaient annoncé son élévation à l'autorité suprême[7], les paroles de Josèphe[8], qui, du vivant même de Néron, avait eu la hardiesse de le saluer au nom d'empereur[9]. Il s'étonna que cet homme fût encore un de ses prisonniers. Appelant alors Mucianus avec ses autres généraux et amis, il leur raconta d'abord l'énergique conduite de Josèphe et les épreuves qu'ils avaient, à cause de lui, endurées devant Jotapata ; puis les prédictions de ce Juif, qu'il avait prises d'abord pour des fictions dictées par la crainte, mais dont le temps et les événements confirmaient l'origine divine. « C'est donc une honte, dit-il, que celui qui m'a prédit l'Empire, que l'interprète de la voix divine subisse encore la condition d'un prisonnier, le sort d'un captif ». Là dessus, faisant appeler Josèphe, il ordonna de le mettre en liberté[10]. Les officiers, d'après les égards que Vespasien témoignait à cet étranger, conçurent pour eux-mêmes de brillantes espérances. Alors Titus, placé auprès de son père : « Il est juste, dit-il, ô mon père, que la disgrâce de Josèphe tombe avec ses chaînes ; car il sera semblable à un homme qui n'a jamais été enchaîné si nous brisons ses liens au lieu seulement de les desserrer ». C'est, en effet, le procédé dont on use à l'égard de ceux qui ont été injustement mis aux fers. Vespasien fut de cet avis ; un homme se présenta et brisa les anneaux d'un coup de hache. Josèphe, qui reçut ainsi, en récompense de sa prédiction, la pleine jouissance de ses droits, passa désormais pour un sûr garant des choses à venir.
[7] D'autres présages sont rapportés par Tacite (Hist., II, 78) et par Suétone, qui nomme Josèphe (Vespas., 5) W. Weber, Iosephus und Vespasian, Berlin. 1921, a traité en grand détail de ces omina imperii.
[8] Ἰωσήπου φωνάς expression évidemment traduite du latin « voces ».
[9] Voir plus haut. III, 401.
[10] A partir de ce moment, Josèphe appartient, peut-être comme interprète, à la maison militaire du prince. On a supposé qu'il était protégé par Bérénice, la maîtresse juive de Titus. Weber. Op. laud. p. 57, 101.