Dans le titre général de cette section, nous avons désigné la foi comme l’unité principielle de l’œuvre morale. Nous l’avons caractérisée par là comme une œuvre qui est le principe d’où toutes les autres dérivent et découlent.
Mais c’est précisément sur la question du rapport de la foi aux autres œuvres que se présentent des divergences d’opinions restées irréductibles jusqu’à aujourd’hui. D’une part, l’Ecriture sainte reconnaît la foi comme la seule œuvre nécessaire et suffisante au salut ; de l’autre, elle considère l’ensemble des œuvres morales comme obligatoire, et le rapport véritable et intime de l’obligation morale à la nature spirituelle du croyant demeure l’un des grands problèmes de la pensée chrétienne, aussi bien pour les simples croyants que pour les théologiens. Car si les bonnes œuvres étaient indifférentes à la foi et au salut, ou si elles découlaient de la foi par une nécessité physique, le problème n’existerait pas.
Nous opposons dès le début la foi aux autres œuvres, et non pas aux œuvres, affirmant par là, comme nous en avons le droit, si nos conclusions précédentes sont établies, que la foi, le premier acte de foi, est une œuvre, l’œuvre fondamentale, en même temps que la dernière œuvre est encore un acte de foi. La foi se manifeste dans des œuvres particulières, et toute œuvre particulière n’est qu’une manifestation ou une apparition particulière de la foi. Nous n’opposons donc pas la foi aux œuvres, mais l’œuvre fondamentale et initiale aux œuvres particulières et consécutives.
La question qui nous occupe nous place en présence de deux aberrations extrêmes : le prédestinatianisme et le pélagianisme. Tous deux s’accordent à résoudre le rapport entre les deux termes en supprimant l’un ou l’autre ; le prédestinatianisme faisant cette suppression au profit de la foi, le pélagianisme au profit de l’œuvre.
Le premier attribue la causalité exclusive de l’œuvre et de la foi elle-même au facteur divin dans l’homme, et il prétend ne sauver le principe de la gratuité du salut qu’en niant toute conditionnalité de la grâce. Il y a là une équivoque évidente. Dans la vie ordinaire, la gratuité n’exclut point la conditionnalité, elle s’oppose seulement à la vénalité, et je puis accepter un don qui m’était offert à la fois gratuitement et conditionnellement, si la seule condition de ce don était précisément mon acceptation libre et volontaire.
Du moment que nous définissons la foi comme une œuvre, en admettant que, dans son essence la plus intime, elle renferme un fait de spontanéité humaine, qu’il y a quelque part dans l’acte de la foi un élément afférent au libre arbitre de l’homme, nous devons renoncer à faire dériver de la causalité divine absolue les œuvres qui découlent de la foi.
Le pélagianisme, qui impute au contraire au facteur humain exclusivement la causalité de tout le bien qui peut se faire dans l’homme et par l’homme, n’a pas plus d’intérêt que le prédestinatianisme à chercher un rapport vivant et efficace, là où, selon lui, il ne saurait y avoir que la juxtaposition machinale des deux termes en présence : l’œuvre humaine, nécessairement réduite à une pratique extérieure, et la foi, réduite à son tour soit à une certitude purement théorique et intellectuelle, soit à une affection du sentiment. Que la foi, en effet, soit définie comme un savoir pur et simple, ou comme un sentiment pur et simple, une lacune s’accuse entre cette foi, étrangère à la volonté, et la pratique qui serait censée découler d’elle ; car un savoir, qui siège dans l’intelligence, ne saurait produire un acte qui est un fait de volonté ; et un sentiment, quelle qu’en soit l’origine naturelle ou surnaturelle, la nature morale ou religieuse, le caractère agréable ou désagréable, ne saurait davantage produire un acte ni une activité, étant par essence une passivité. Il faut donc que, la foi restant, d’un côté, soit dans le sentiment, soit dans la pensée, l’œuvre reste, de l’autre, un produit ou une manifestation de la volonté se suffisant à elle-même.
Ces opinions extrêmes, déjà combattues dans la Dogmatique, ont été successivement écartées dans notre première sous-section par la définition même de l’essence de la foi. Cependant, entre ces opinions, que nous venons d’opposer l’une à l’autre, nous pouvons nommer deux tentatives moyennes et rejetables toutes deux, selon nous, que nous pourrions appeler la conception mécanique et la conception psychologique du rapport de la foi et des œuvres.
La conception mécanique des rapports de la foi et de l’œuvre est celle qui les juxtapose l’une à l’autre, soit que l’œuvre de l’homme commence et que la grâce ait à achever cette œuvre commencée, comme dans le semipélagianisme, ou que le rapport soit inverse. Spurgeon a comparé dans un de ses sermons la foi au fondement et les œuvres au toit qui recouvre la maison. La comparaison est vicieuse : le toit n’est pas le produit de la maison. Les deux facteurs ne doivent pas être superposés, mais s’engendrer l’un l’autre. L’expérience intime, comme l’Ecriture sainte, nous apprennent qu’ils ne se succèdent pas l’un à l’autre, faisant chacun la moitié de la chose, mais que tous les deux opèrent simultanément la chose tout entière. Ainsi la main qui donne et la main qui reçoit concourent, chacune à sa façon, mais simultanément, à la production de l’acte. Il n’en est pas dans l’ordre de l’esprit comme dans celui des intérêts matériels. Ici, deux quantités, dont chacune en elle-même est insuffisante, ne sauraient constituer une valeur morale suffisante. Or nous disons qu’à aucun moment la grâce ne peut rien sans l’acquiescement de l’homme, et qu’à plus forte raison l’homme ne peut rien sans l’initiative et l’impulsion de la grâce. Si donc une priorité devait être statuée, ce devrait être en tout cas au profit du facteur divin, et non à celui de l’œuvre humaine, comme dans la conception critiquée, puisque la grâce a prévenu l’homme dès avant sa naissance, et que c’est seulement à un moment donné de sa carrière que l’homme accepte la grâce.
Selon la conception psychologique, la sanctification est rattachée à la foi ou à la conversion du cœur par le seul fait des motifs créés par cet état nouveau et devenus par là des facteurs efficaces de l’œuvre future. Le principal de ces motifs est la reconnaissance, qui engendrerait par sa vitalité propre et subjective la vie nouvelle ; mais on ne nous fait pas comprendre pourquoi l’action surnaturelle qui a produit en l’homme la nouvelle naissance, s’arrêterait aux actes initiateurs de la vie nouvelle et n’accompagnerait pas l’homme jusqu’à l’accomplissement de sa tâche morale.
L’une des causes des difficultés que cette question a soulevées — étant donnée même une définition correcte et complète de la foi — réside dans une conception défectueuse de la grâce, objet de la foi. La grâce, dans le langage du Nouveau Testament, n’est pas un pur enseignement de doctrines, ni même la simple manifestation d’un pardon ; elle est une puissance et une vie Or la grâce ne se divise pas ; c’est elle tout ensemble qui enseigne, pardonne et sanctifie ; elle ne saurait vouloir pardonner sans vouloir sanctifier incontinent. Cette acception du mot grâce ressort entre autres de Romains 6.14, où le second membre : « Vous n’êtes pas sous la loi, mais sous la grâce », est lié par un car au premier : « Le péché ne régnera pas sur vous. » La foi qui accepte la grâce reçoit donc, dans cette grâce elle-même, un principe d’activité qui lui est inhérent, et l’on peut dire que l’efficacité de la foi, produisant la sanctification, qui suit la justification, n’est pas autre que l’efficacité de la grâce divine elle-même, appropriée au sujet par la foi.
C’est là ce que nous appelons la conception dynamique du rapport de la foi aux œuvres, que nous opposons aux deux précédentes, appelées mécanique et psychologique. Nous l’appelons dynamique, parce que nous reconnaissons ici une force qui ne s’ajoute pas ni ne se superpose à la nature humaine, mais qui, la créant à nouveau tout en se communiquant à elle, devient humaine et propre à la nature humaine sans cesser d’être surnaturelle. L’efficacité dont nous parlons est donc inhérente non au facteur subjectif, la foi, mais à la grâce appropriée au sujet par la foi. Et c’est ainsi que s’accordent dans la réalité spirituelle les deux catégories de la nécessité et de la conditionnalité. Tant que la grâce est présente, elle ne saurait-ne pas produire ses effets, et à ce titre il y a nécessité ; mais en même temps, la grâce ne saurait exister en l’homme sans la foi de l’homme, et à ce titre il y a conditionnalité.
Ces deux éléments de la vérité se rencontrent et se concilient dans la parabole du cep et des sarments (Jean 15.1 et suiv.), qui nous présente le type naturel le plus complet et le plus adéquat des réalités de la vie spirituelle. Les mystères de la vie organique servent ici à Jésus-Christ de types de ceux de la vie spirituelle ; il nous montre une fois de plus que la nature n’est qu’une parabole du Royaume de Dieu, en s’appelant lui-même le cep, en appelant le Père le vigneron et le fidèle le sarment. Si nous voulions poursuivre la comparaison, nous assimilerions la foi au nœud qui rattache le sarment au cep, et l’Esprit du Christ et du Père à la sève qui circule de l’un à l’autre. Ces éléments étant donnés, la fécondité naturelle de la foi est affirmée dans le v. 5 (« porte beaucoup de fruits »), où l’on remarquera que l’obligation morale est considérée comme un tout, le fruit, et a passé pour ainsi dire tout entière en nature, en sorte que ce que nous avions pris jusqu’ici pour l’effet d’une obligation n’est plus que la conséquence nécessaire d’une situation donnée (« celui qui demeure en moi et en qui je demeure »). Il n’est pas exact de dire que le croyant demeurant en Christ doit porter des fruits. Disons plutôt qu’il les porte inévitablement.
Le Seigneur suppose deux cas (v. 2) : celui du sarment stérile, qui est retranché, et celui du sarment sain et fécond, qui est émondé, afin que, portant déjà du fruit, il en porte encore davantage. Mais la condition permanente de cette fécondité progressive, c’est l’union, permanente aussi, du croyant avec Christ, la dépendance constante du sarment à l’égard du cep ; et c’est ici la part de la liberté humaine, car si la production est naturelle et nécessaire, étant donnée la foi, cette condition elle-même, là foi, reste libre, puisqu’elle est l’objet d’un impératif : « Demeurez.… » (v. 4). Dans cette dépendance, le fidèle vit et croît ; hors de cette dépendance, il s’étiole et s’expose à périr : « Hors de moi vous ne pouvez rien faire » (v. 5). Cette seconde vérité est même rattachée à la première, comme la raison à la conséquence : la condition indispensable de l’efficacité morale constitue du même coup la garantie de cette efficacité ; dans l’obligation de la dépendance absolue du disciple à l’égard du Maître, réside en même temps son privilège unique. Je trouve tout en Christ, parce que je ne trouve rien hors de lui ! « Celui qui demeure en moi et en qui je demeure, porte beaucoup de fruit, parce que hors de moi vous ne pouvez rien faire. »
Cette concomitance indispensable de la cause efficiente et de la cause réceptive, de la grâce divine et de la foi de l’homme, est relevée dans plusieurs passages de l’apôtre Paul, qui nous donne ainsi la théorie générale de ses expériences particulières. La grâce n’est jamais mise par lui en rapport avec l’oisiveté, mais avec la foi, considérée comme la condition moyennant laquelle la première agit, mais sans laquelle aussi elle ne saurait agir, tant il est vrai que gratuité et conditionnalité, loin de s’exclure, s’appellent.
La cause efficiente et créatrice du salut (compris dans la généralité de sa notion), la grâce, est ordinairement désignée par le datif χάριτι (Romains 3.24 : τῇ αὐτοῦ χάριτι ; Éphésiens 2.8 : τῆ χάριτι) la cause réceptive et médiale, la foi, par le génitif avec διά ( διὰ πίστεως Romains 3.25 ; Éphésiens 2.8). Dans ce dernier passage, les deux facteurs, divin et humain, sont immédiatement joints l’un à l’autre dans l’expression : τῇ χάριτι — διὰ πίστεως. Cette différence de relation a été rendue dans la version de Lausanne en ces mots : « C’est par la grâce que vous êtes sauvés, par le moyen de la foi », et dans d’anciennes versions catholiques : « Vous êtes sauvés de grâce par la foi », ou encore : « C’est la grâce qui vous a sauvés par la foi. » Comp. Tite 3.4 ; Galates 2.16 ; Philippiens 3.9.
Mais cette concomitance des deux facteurs, qui est la condition indispensable de l’efficacité spirituelle de la foi, en sera aussi la condition continue, dans tout le cours de l’économie actuelle tout au moins ; et, après avoir défini le premier acte de la foi comme une œuvre, nous formulons la contre-partie de cette première proposition en disant que la dernière œuvre, et la plus accomplie, est encore un effet de la foi et un produit de la grâce divine acquise à la foi et par la foi, sans que jamais on puisse la croire issue de la force propre, fût-elle créée à nouveau, du sujet croyant. Cette vérité est confirmée par l’expérience chrétienne universelle, depuis saint Paul, à qui il fut dit au milieu même de sa carrière chrétienne : « Ma force s’accomplit dans la faiblesse » (2 Corinthiens 12.9), jusqu’aux chrétiens de nos jours qui, au terme de leur carrière, sont encore obligés de reconnaître que, pouvant tout par la grâce, ils ne peuvent rien par eux-mêmes.
A ce premier caractère de l’efficacité spirituelle de la foi, nous ajoutons qu’elle est progressive. La foi est progressive, en elle-même et dans ses effets, pour la même raison pour laquelle elle est efficace : c’est qu’ayant la grâce divine pour objet, elle a Dieu lui-même, le Dieu vivant, pour agent et pour auxiliaire. Or le Dieu auteur de la vie est aussi l’auteur du progrès et du seul progrès véritable. Et de même que nous avons dit tout à l’heure que la grâce ne divise pas ses dons, qu’elle ne pardonne pas sans sanctifier aussitôt, nous disons ici qu’elle ne demeure point stationnaire, qu’elle ne sanctifie point sans le faire progressivement, et que celui-là l’offense et par conséquent s’expose au péril de la perdre, qui prétend se borner à conserver les grâces passées, en fermant son être aux grâces futures. Ce caractère progressif de la vie, issue de la foi, vient de nous être indiqué d’ailleurs dans la parabole du sarment : « Afin qu’il porte encore plus de fruit » (v. 2).
C’est ainsi que la foi, de purement passive et réceptive qu’elle était au début, devient productrice et créatrice. L’homme ayant reçu une première grâce, composée de vertu divine et de vérité divine, cette grâce, devenue sa propriété, sa force propre, sa chose, sera en lui le principe d’une activité plus féconde et plus étendue, d’une foi plus énergique, apte dès lors à recevoir des grâces toujours nouvelles et supérieures ; et ainsi se réalise la formule sublime de saint Jean, Jean 1.16, en opposition à celle de la sagesse humaine. La foi devient ainsi la récompense de la foi, la foi recevant toujours plus de grâce et la grâce reçue augmentant la foi. (Comp. Luc 17.5 ; 8.18.) La foi qui, par exemple, n’a encore pour objet que des vérités morales, si toutefois elle est un effort consciencieux vers le bien et la vérité, atteindra bientôt à la vérité religieuse et à Dieu ; et, au fait, il n’y a pas de foi, dans l’acception pleine de ce mot, hormis la foi en Dieu. Mais la foi en Dieu elle-même peut n’être qu’élémentaire, comme celle que décrit Hébreux 11.6 et dont l’objet se réduit aux plus simples données de la religion et de la morale naturelles : l’existence de Dieu et sa justice. De ces premiers éléments, fidèlement retenus, le croyant s’élèvera inévitablement jusqu’aux plus hauts sommets et de la pratique et de la connaissance. Les deux termes extrêmes de cette carrière ne pouvaient être mieux marqués qu’ils ne le sont Luc 17.6 et Matthieu 5.3-10, où nous voyons les biens les plus excellents assurés déjà à la foi la plus élémentaire. Le premier acte de foi est le gage et le garant de tous les autres, puisqu’il assure déjà à l’homme le concours définitif de la grâce de Dieu tout entière.
Il résulte toutefois de ce qui précède que, quelle que soit l’importance du concours du facteur humain dans l’œuvre du salut, c’est à la grâce divine qu’appartiennent et la priorité et la supériorité de l’action ; la priorité, puisque la grâce préexiste à toute existence humaine, l’enveloppant pour ainsi dire dès ses premiers moments ; la supériorité, en ce que la partie qui donne est supérieure à la partie qui reçoit. La grâce demeure donc, du commencement à la fin de l’activité morale, le principe, l’auxiliaire et l’agent consommateur de la foi de l’homme, en même temps qu’elle en est l’objet. Comp. Hébreux 12.2 : « l’initiateur et le consommateur de la foi. »
Le synergisme, que nous venons d’affirmer, a sur le pélagianisme et le sémipélagianisme l’avantage de glorifier Dieu dans l’œuvre du salut de l’homme, et sur le prédestinatianisme ou le déterminisme religieux, celui de maintenir les droits de la liberté et de la responsabilité humaines, de sauvegarder l’ordre moral. Ces considérations nous amènent au paragraphe suivant.