Si la nature physique n’a pas sa fin immédiate en elle-même, mais dans l’ordre moral, le but de l’action providentielle, pour autant que nous la considérons dans cet ordre, ne peut être que de conserver à cette nature la valeur qui lui a été conférée par l’acte créateur, et qui est entièrement subordonnée aux intérêts de l’humanité. Comme donc c’est en vue de la créature libre que la nature physique a été organisée, c’est en vue de l’homme spécialement que Dieu soutient incessamment la nature terrestre par l’action de sa Providence. C’est encore la Providence de l’homme qui agit dans la nature.
Cependant la nature physique et terrestre renferme deux sphères distinctes, dans le champ même de notre expérience quotidienne, et bien que la science moderne aspire à les ramener, l’une comme l’autre, sous l’empire de ses lois. Nous les désignerons comme la sphère des faits périodiques et la sphère des faits accidentels, et nous avons à décrire l’action providentielle présidant aux uns et aux autres.
Sans du tout admettre la définition de la loi naturelle que nous propose une certaine philosophie, et tout en constatant l’impropriété de langage dont est affecté l’usage courant de l’expression : loi naturelle (vide sup.), tout en maintenant, disons-nous, qu’il n’y a que dans l’ordre moral des lois au sens propre du mot, c’est-à-dire des normes transcendantes aux faits et s’affirmant, le cas échéant, devant la contrariété des faits, il est incontestable que les forces fondamentales de la nature se comportent, dans le champ de notre expérience du moins, avec une régularité et une périodicité que l’esprit scientifique a ramenées à des formules, et que ces formules accusent, en tout cas, au point de vue théiste, une intention supérieure de soutenir dans leur état les cours actuels de la nature.
Cette intention nous est révélée déjà dans la sentence divine : Genèse 8.22, qui proclame le principe de la fixité et de la constance des cours naturels au point de départ du développement historique, et nous constatons ici que la donnée de l’immutabilité naturelle, dont la philosophie a souvent prétendu faire le couronnement des recherches de la pensée humaine, en l’opposant avec complaisance au supranaturalisme biblique, se trouve être au contraire un des éléments fondamentaux de l’intuition scripturaire. L’on peut dire qu’en ce point du moins, la philosophie a fini où la Bible commence.
En effet, le supranaturalisme suppose lui-même une notion déjà formée de l’ordre naturel, et les faits surnaturels n’ont pas de raison d’être là où il n’y a pas de nature.
Le principe de la fixité des cours naturels est également reconnu en divers endroits de l’Ancien Testament, tout en étant sans cesse rapporté à la causalité suprême, et il est exprimé de préférence par le mot choq : Job 26.10 ; 28.26 ; Proverbes 8.29 ; 30.8 ; 31.15 ; choq’olam : Jérémie 10.20 ; comp. Psaumes 104.9 ; Ésaïe 40.12-26.
Toutefois la doctrine de la caducité finale de l’univers physique, annoncée déjà dans l’Ancien Testament : Ésaïe 65.17 ; 66.22, et supposée dans les mots : tant que la terre durera (Genèse 8.22), nous avertit que cette action sustentatrice de Dieu n’est pas indéfinie ; que l’immutabilité des cours de la nature est de fait et non de droit, qu’elle leur est non pas inhérente, mais prêtée.
Jésus-Christ nous décrit, en des termes presque philosophiques, les forces physiques même supérieures cessant d’être soutenues dans leurs orbites régulières et livrées, pour ainsi dire, à leur inconstance propre : καὶ αἱ δυνάμεις αἱ ἐν τοῖς οὐρανοῖς σαλευθήσονται (Marc 13.25). Un passage de l’Apocalypse semble nous annoncer l’anéantissement final ou du moins la totale dispersion des atomes matériels eux-mêmes : Apocalypse 20.11.
C’est ainsi que l’Ecriture répond à la science humaine qui prétend enchaîner Dieu dans les lois qu’elle-même a faites.
La caducité finale de l’univers actuel est reconnue par la physique sous le nom de : dissipation de l’énergie.
« D’après les idées actuelles, écrit M. Dufour, chaque monde et chaque être représente une certaine somme d’énergie particulière, plus grande ordinairement que celle du milieu dans lequel ce monde ou cet être se meut. Il en résulte que l’énergie concentrée en certains points, tend à se diffuser, à s’égaliser. Les étoiles, ces soleils, amas énormes d’énergie, ont différents âges et sont à diverses phases de leur vie ; elles finissent par s’éteindre et rien ne les rallume ; nos Alpes ne sont plus que les splendides ruines des fiers sommets d’autrefois ; chaque année elles s’abaissent et aucune cause n’est là pour les relever ; — le soleil se refroidit par son activité même, taudis que les froids espaces dans lesquels se meuvent les mondes, bénéficient de la mort de toutes ces vies individuelles ; l’énergie totale restera la même, mais sera uniformément répandue dans l’univers entier ; c’est bien vers une fin que tend chaque monde en particulier ; cette fin arrive pour lui lorsqu’il est en équilibre parfait avec le milieu qui l’entoure.
Ainsi l’harmonie de l’univers, telle que nous la connaissons, ne peut être considérée comme définitivement établie. »
Nous constatons, disons-nous, au-dessus de la sphère de l’immutabilité, et pour ainsi dire, à la surface même de la nature, tout un ordre de faits que nous appelons accidentels, irréguliers ou non périodiques, jeux inconstants de forces inconstantes elles-mêmes, tour à tour bienfaisantes ou malfaisantes, et qui ont échappé jusqu’ici à toute classification scientifique, bien qu’ils se meuvent dans les limites générales de la nature.
Une question préalable se pose : celle de savoir si cette catégorie de faits existe réellement ou n’aurait sa raison d’être que dans l’insuffisance actuelle de nos observations et de nos connaissances. Car la science prétend réussir à ramener tôt ou tard les phénomènes accidentels et variables de la météorologie à des lois aussi constantes que celles qui règlent les faits sidéraux, et elle invoque en faveur de cette prétention les résultats déjà obtenus depuis la naissance relativement récente de cette science particulière.
Au point du vue de la physique pure, la théorie du monde-mécanisme n’est encore qu’une hypothèse. C’est l’opinion de M. Dufour dans l’opuscule précité :
« Ce n’est pas à une. machine simple que nous comparerons l’univers, ni même à l’horloge la plus compliquée ; il lui manque un élément particulier que nous ne pourrions comparer qu’à l’élasticité d’une machine ; tout se tient dans le monde physique, cela est vrai, mais tout ne se tient pas comme s’engrènent l’une dans l’autre les diverses roues d’une machine, mais plutôt comme se lient entre elles les choses qui émanent d’une même pensée et tendant au même but. Au monde machine du mécanisme moderne, nous opposerions volontiers le monde organisme qui a une évolution à accomplir parce qu’il a un but à atteindre. »
« La nature a écrit M. Godet, est semblable, non point à un sac hermétiquement fermé, mais à un filet ouvert par toutes ses mailles et pénétrable sur toute sa surface. Ces mailles, ce sont ces mystérieux atomes qui constituent l’essence de la nature, et dont nous ne pouvons affirmer raisonnablement ni l’existence matérielle, ni l’existence immatérielle. Qui nous dit qu’il n’y ait pas là une action toujours ouverte à l’action divined ? »
d – Conférences apologétiques, IV, Le Surnaturel.
La prétention de réduire à des phénomènes fixes les faits réputés accidentels qui se passent à la surface de la nature, n’étant encore qu’un a priori conjectural, ne saurait dès maintenant figurer comme élément de notre argumentation. Mais il y a plus, et nous démentons a priori cette prétention faite a priori, en affirmant que ces faits que nous appelons accidentels, dépendant en partie de causes et de forces manifestement capricieuses et données avec la présence de l’espèce humaine à la surface du sol terrestre, restent totalement irréductibles à des cours réguliers et à des prévisions scientifiques.
Un malfaiteur mettant le feu à une maison qui communique le fléau à une ville entière, cause par ce caprice un déplacement d’air qui se répercutera jusqu’aux confins de l’atmosphère terrestre, et ne sera totalement neutralisé qu’au terme de l’économie actuelle de la nature.
Ce règne de l’accident naturel que la philosophie cherche à faire rentrer dans un enchaînement de causes et d’effets plus étendu, et que le positivisme rapporte au hasard, relève également d’après l’Ecriture de l’action providentielle. Cette action qui, universellement et absolument, exclut le hasard, s’étend avec une égale aisance aux grandes et aux petites choses ; elle régit le fait individuel aussi distinctement que la multitude innombrable ; les phénomènes journaliers de la température comme les catastrophes que les générations se racontent l’une à l’autre : Matthieu 5.45 ; les décorations de la campagne : Matthieu 6.30 ; l’alimentation des animaux de la terre : Matthieu 6.26 ; Psaumes 104.27, comme la chute du moindre passereau qui ira engraisser pour sa petite part le sol nourricier du genre humain, comme le nombre de nos cheveux : Matthieu 10.29. L’infiniment petit comme l’infiniment grand, rien n’échappe à cette causalité divine permanente et universelle qui, sans se confondre jamais avec l’être fini, le soutient, l’entoure et le pénètre de toutes parts.
Il serait puéril sans doute d’admettre que l’action divine providentielle se produit directement et immédiatement dans la multitude infinie des incidents insignifiants qui se passent à la surface du globe, et qui n’ont d’autre horizon que la plante ou la pierre du voisinage, ni d’autre témoin que l’insecte qui les effleure.
Nous admettons donc que la réalisation incessante, multiple et universelle de ces faits de l’ordre des infiniment petits est abandonnée au jeu spontané de la force naturelle qui se diversifie à l’infini dans le monde animé et inanimé ; mais, et c’est en ceci que nous repoussons la doctrine du hasard : aucun de ces faits n’est ignoré de la Providence, et tous sont compris, — et ceci passe entièrement nos conceptions, — dans l’action générale sustentatrice de Dieu.
Le règne animal étant dans le sein de la nature physique l’ordre supérieur, en ce qu’il confine déjà à l’ordre moral et au règne humain par les sensations et les instincts qui s’y présentent, l’action providentielle se manifeste d’une façon plus spéciale déjà envers les créatures animales, et l’Ecriture attribue sous ce rapport à la créature sensible, quoique destituée encore de raison et de sens moral, une valeur et une finalité supérieures à celles de la plante. L’animal est déjà de la part de l’homme l’objet de certaines obligations. Dieu accorde à l’homme le droit de le tuer pour sa subsistance, Genèse 9.3, mais non celui de le faire ou de le laisser souffrir (Luc 13.15 ; 14.5), ou de le priver de la jouissance qu’il a méritée par son labeur (Deutéronome 25.4) ; et Dieu lui-même, dans les dispensations de sa Providence, a égard à son bien-être (Jonas 4.11).